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Le bouchon de cristal, Maurice Leblanc, XII. — L’échafaud (1)

XII. — L'échafaud (1)

— Je le sauverai, je le sauverai, répétait inlassablement Lupin, dans l'auto qui l'emmenait, ainsi que Clarisse. Je vous jure que je le sauverai.

Clarisse n'écoutait pas, comme engourdie, comme possédée par un grand cauchemar de mort qui la laissait étrangère à tout ce qui se passait en dehors d'elle. Et Lupin expliquait ses plans, plus encore peut-être pour se rassurer lui-même que pour convaincre Clarisse.

— Non, non, la partie n'est pas désespérée. Il reste un atout, un atout formidable, les lettres et les documents que l'ancien député Vorenglade offre à Daubrecq, et dont celui-ci vous a parlé hier matin à Nice. Ces lettres et ces documents, je vais les acheter à Stanislas Vorenglade… le prix qu'il veut. Puis nous retournons à la préfecture et je dis à Prasville : « Courez à la Présidence… Servez-vous de la liste comme si elle était authentique, et sauvez Gilbert de la mort… quitte à reconnaître demain, quand Gilbert sera sauvé, que cette liste est fausse… Allez, et au galop ! Sinon… Eh bien, sinon, les lettres et les documents Vorenglade paraissent demain mardi dans un grand journal. Vorenglade est arrêté. Le soir même on incarcère Prasville ! Lupin se frotta les mains.

— Il marchera !… Il marchera !… J'ai senti cela tout de suite en face de lui. L'affaire m'est apparue, certaine, infaillible. Et comme j'avais trouvé dans le portefeuille de Daubrecq l'adresse de Vorenglade… en route, chauffeur, boulevard Raspail ! Ils arrivaient à l'adresse indiquée. Lupin sauta de voiture, escalada trois étages.

La bonne lui répondit que M. Vorenglade était absent et ne rentrerait que le lendemain pour dîner.

— Et vous ne savez pas où il est ?

— Monsieur est à Londres.

En remontant dans l'auto, Lupin ne prononça pas une parole. De son côté, Clarisse ne l'interrogea même point, tellement tout lui était devenu indifférent, et tellement la mort de son fils lui semblait une chose accomplie. Ils se firent conduire jusqu'à la place Clichy. Au moment où Lupin rentrait chez lui, il fut croisé par deux individus qui sortaient de la loge de la concierge. Très absorbé, il ne les remarqua pas. C'étaient deux des inspecteurs de Prasville qui cernaient la maison. — Pas de télégramme ? demanda-t-il à son domestique.

— Non, patron, répondit Achille.

— Aucune nouvelle de Le Ballu et de Grognard ?

— Non, aucune, patron.

— C'est tout naturel, dit-il en s'adressant d'un ton dégagé à Clarisse. Il n'est que sept heures, et nous ne pouvons pas compter sur eux avant huit ou neuf heures. Prasville attendra, voilà tout. Je vais lui téléphoner d'attendre. La communication finie, il raccrochait le récepteur lorsqu'il entendit derrière lui un gémissement. Debout près de la table, Clarisse lisait un journal du soir.

Elle porta la main à son cœur, vacilla et tomba.

— Achille, Achille, cria Lupin, appelant son domestique… Aidez-moi donc à la mettre sur ce lit… Et puis va chercher la fiole, dans le placard, la fiole numéro quatre, celle du narcotique.

Avec la pointe d'un couteau, il desserra les dents de Clarisse, et, de force, lui fit avaler la moitié du flacon. — Bien, dit-il. Comme ça, la malheureuse ne se réveillera que demain… après.

Il parcourut le journal que Clarisse avait lu et qu'elle tenait encore dans sa main crispée, et il avisa ces lignes : « Les mesures d'ordre les plus rigoureuses sont assurées en vue de l'exécution de Gilbert et de Vaucheray, et dans l'hypothèse toujours possible d'une tentative d'Arsène Lupin pour arracher ses complices au châtiment suprême. Dès minuit, toutes les rues qui entourent la prison de la Santé seront gardées militairement. On sait en effet que l'exécution aura lieu devant les murs de la prison, sur le terre-plein du boulevard Arago. » Nous avons pu avoir des renseignements sur le moral des deux condamnés à mort. Vaucheray, toujours cynique, attend l'issue fatale avec beaucoup de courage. « Fichtre, dit-il, ça ne me réjouit pas, mais enfin, puisqu'il faut y passer, on se tiendra d'aplomb… » Et il ajoute : « La mort, je m'en fiche. Ce qui me tracasse, c'est l'idée qu'on va me couper la tête. Ah ! si le patron trouvait un truc pour m'envoyer dans l'autre monde, tout droit, sans que j'aie le temps de dire ouf ! Un peu de strychnine, patron, s'il vous plaît. » Le calme de Gilbert est encore plus impressionnant, surtout quand on se rappelle son effondrement en cour d'assises. Pour lui, il garde une confiance inébranlable dans la toute puissance d'Arsène Lupin. « Le patron m'a crié devant tout le monde de ne pas avoir peur, qu'il était là, qu'il répondrait de tout. Eh bien, je n'ai pas peur. Jusqu'au dernier jour, jusqu'à la dernière minute, au pied même de l'échafaud, je compte sur lui. C'est que je le connais, le patron ! Avec celui-là, rien à craindre. Il a promis, il tiendra. Ma tête sauterait qu'il arriverait à me la replanter sur les épaules, et solidement. Arsène Lupin, laisser mourir son petit Gilbert ? Ah ! non, permettez-moi de rigoler ! » Il y a dans cet enthousiasme quelque chose de touchant et d'ingénu qui n'est pas sans noblesse. Nous verrons si Arsène Lupin mérite une confiance aussi aveugle. C'est à peine si Lupin put achever cet article, tellement les larmes voilaient ses yeux, larmes d'attendrissement, larmes de pitié, larmes de détresse. Non, il ne la méritait pas, la confiance de son petit Gilbert. Certes, il avait fait l'impossible, mais il est des circonstances où il faut faire plus que l'impossible, où il faut être plus fort que le destin, et, cette fois, le destin était plus fort que lui. Dès le premier jour et tout au long de cette lamentable aventure, les événements avaient marché dans un sens contraire à ses prévisions, contraire à la logique même. Clarisse et lui, bien que poursuivant un but identique, avaient perdu des semaines à se combattre. Puis, à l'instant même où ils unissaient leurs efforts, coup sur coup se produisaient les désastres effarants, l'enlèvement du petit Jacques, la disparition de Daubrecq, sa captivité dans la tour des Deux-Amants, la blessure de Lupin, son inaction, et puis les fausses manœuvres qui entraînaient Clarisse, et derrière elle, Lupin, vers le Midi, vers l'Italie. Et puis, catastrophe suprême, lorsque, après des prodiges de volonté, des miracles d'obstination, on pouvait croire que la Toison d'Or était conquise, tout s'effondrait. La liste des vingt-sept n'avait pas plus de valeur que le plus insignifiant des chiffons de papier. — Bas les armes ! dit Lupin. La défaite est consommée. J'aurai beau me venger sur Daubrecq, le ruiner et l'anéantir… Le véritable vaincu c'est moi, puisque Gilbert va mourir… Il pleura de nouveau, non pas de dépit ou de rage, mais de désespoir. Gilbert allait mourir ! Celui qu'il appelait son petit, le meilleur de ses compagnons, celui-là, dans quelques heures, allait disparaître à jamais. Il ne pouvait plus le sauver. Il était à bout de ressources. Il ne cherchait même plus un dernier expédient. À quoi bon ?

Tôt ou tard, ne le savait-il pas, la société prend sa revanche, l'heure de l'expiation sonne toujours, et il n'est pas de criminel qui puisse prétendre échapper au châtiment. Mais quel surcroît d'horreur dans ce fait que la victime choisie était ce malheureux Gilbert, innocent du crime pour lequel il allait mourir. N'y avait-il pas là quelque chose de tragique, qui marquait davantage l'impuissance de Lupin ? Et la conviction de cette impuissance était si profonde, si définitive, que Lupin n'eut aucune révolte en recevant ce télégramme de Le Ballu : « Accident de moteur. Une pièce cassée. Réparation assez longue. Arriverons demain matin. Une dernière preuve lui venait ainsi que le destin avait prononcé la sentence. Il ne songea pas davantage à s'insurger contre cette décision du sort. Il regarda Clarisse. Elle dormait d'un sommeil paisible, et cet oubli de tout, cette inconscience, lui parurent si enviables que, soudain, pris à son tour d'un accès de lâcheté, il saisit la fiole, à moitié pleine encore de narcotique, et but. Puis il s'en alla dans sa chambre, s'étendit sur son lit et sonna son domestique : — Va te coucher, Achille, et ne me réveille sous aucun prétexte.

— Alors, patron, lui dit Achille, pour Gilbert et Vaucheray, rien à faire ?

— Rien.

— Ils y passeront ?

— Ils y passeront.

Vingt minutes après Lupin s'assoupissait. Il était dix heures du soir.

⁂ Cette nuit-là fut tumultueuse autour de la prison. À une heure du matin la rue de la Santé, le boulevard Arago et toutes les rues qui aboutissent autour de la prison, furent gardés par des agents qui ne laissaient passer qu'après un véritable interrogatoire. D'ailleurs la pluie faisait rage, et il ne semblait pas que les amateurs de ces sortes de spectacles dussent être nombreux. Par ordre spécial, tous les cabarets furent fermés. Vers trois heures, deux compagnies d'infanterie vinrent camper sur les trottoirs, et, en cas d'alerte, un bataillon occupa le boulevard Arago. Parmi les troupes trottaient des gardes municipaux, allaient et venaient des officiers de paix, des fonctionnaires de la préfecture, tout un personnel mobilisé pour la circonstance et contrairement aux habitudes.

La guillotine fut montée dans le silence, au milieu du terre-plein qui s'ouvre à l'angle du boulevard et de la rue, et l'on entendait le bruit sinistre des marteaux. Mais vers quatre heures la foule s'amassa, malgré la pluie, et des gens chantèrent. On réclama des lampions, et puis le lever du rideau, et l'on s'exaspérait de constater que, à cause de la distance où les barrages étaient établis, c'est à peine si l'on pouvait apercevoir les montants de la guillotine. Plusieurs voitures défilèrent, amenant les personnages officiels vêtus de noir. Il y eut des applaudissements, des protestations, en suite de quoi un peloton de gardes municipaux à cheval dispersa les rassemblements et fit le vide jusqu'à plus de trois cents mètres du terre-plein. Deux nouvelles compagnies de soldats se déployèrent.

Et tout d'un coup ce fut le grand silence. Une blancheur confuse se dégageait des ténèbres de l'espace. La pluie cessa brusquement.

À l'intérieur, au bout du couloir où se trouvent les cellules des condamnés à mort, les personnages vêtus de noir conversaient à voix basse. Prasville s'entretenait avec le procureur de la République, qui lui manifestait ses craintes. — Mais non, mais non, affirma Prasville, je vous assure que cela se passera sans incidents.

— Les rapports ne signalent rien d'équivoque, monsieur le secrétaire général ? — Rien.

Et ils ne peuvent rien signaler pour cette raison que nous tenons Lupin.

— Est-ce possible ?

— Oui, nous connaissons sa retraite. La maison qu'il habite place Clichy, et dans laquelle il est rentré hier à sept heures du soir, est cernée. En outre je connais le plan qu'il avait conçu pour sauver ses deux complices. Ce plan, au dernier moment, a avorté. Nous n'avons donc rien à craindre. La justice suivra son cours.

— Peut-être le regrettera-t-on un jour ou l'autre, dit l'avocat de Gilbert, qui avait entendu. — Vous croyez donc, mon cher maître, à l'innocence de votre client ? — Fermement, monsieur le procureur. C'est un innocent qui va mourir. Le procureur se tut. Mais, après un instant, et comme s'il eût répondu à ses propres réflexions, il avoua : — Cette affaire a été menée avec une rapidité surprenante.

Et l'avocat répéta d'une voix altérée : — C'est un innocent qui va mourir. L'heure était venue cependant. On commença par Vaucheray, et le directeur de la prison fit ouvrir la porte de la cellule.

Vaucheray bondit de son lit, et regarda avec des yeux agrandis par la terreur les gens qui entraient.

— Vaucheray, nous venons vous annoncer…

— Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-il. Pas de mots. Je sais de quoi il retourne. Allons-y.

On eût dit qu'il avait hâte d'en finir le plus vite possible, tellement il se prêtait aux préparatifs habituels. Mais il n'admettait point qu'on lui parlât. — Pas de mots, répétait-il… Quoi ? me confesser ? Pas la peine. J'ai tué. On me tue. C'est la règle. Nous sommes quittes.

Un moment, néanmoins, il s'arrêta net.

XII. — L'échafaud (1) XII. - The scaffold (1) XII.- 足場 (1)

— Je le sauverai, je le sauverai, répétait inlassablement Lupin, dans l'auto qui l'emmenait, ainsi que Clarisse. Je vous jure que je le sauverai.

Clarisse n'écoutait pas, comme engourdie, comme possédée par un grand cauchemar de mort qui la laissait étrangère à tout ce qui se passait en dehors d'elle. Et Lupin expliquait ses plans, plus encore peut-être pour se rassurer lui-même que pour convaincre Clarisse.

— Non, non, la partie n'est pas désespérée. Il reste un atout, un atout formidable, les lettres et les documents que l'ancien député Vorenglade offre à Daubrecq, et dont celui-ci vous a parlé hier matin à Nice. Ces lettres et ces documents, je vais les acheter à Stanislas Vorenglade… le prix qu'il veut. Puis nous retournons à la préfecture et je dis à Prasville : « Courez à la Présidence… Servez-vous de la liste comme si elle était authentique, et sauvez Gilbert de la mort… quitte à reconnaître demain, quand Gilbert sera sauvé, que cette liste est fausse… Allez, et au galop ! Sinon… Eh bien, sinon, les lettres et les documents Vorenglade paraissent demain mardi dans un grand journal. Vorenglade est arrêté. Le soir même on incarcère Prasville ! Lupin se frotta les mains.

— Il marchera !… Il marchera !… J'ai senti cela tout de suite en face de lui. L'affaire m'est apparue, certaine, infaillible. Et comme j'avais trouvé dans le portefeuille de Daubrecq l'adresse de Vorenglade… en route, chauffeur, boulevard Raspail ! Ils arrivaient à l'adresse indiquée. Lupin sauta de voiture, escalada trois étages.

La bonne lui répondit que M. Vorenglade était absent et ne rentrerait que le lendemain pour dîner.

— Et vous ne savez pas où il est ?

— Monsieur est à Londres.

En remontant dans l'auto, Lupin ne prononça pas une parole. De son côté, Clarisse ne l'interrogea même point, tellement tout lui était devenu indifférent, et tellement la mort de son fils lui semblait une chose accomplie. Ils se firent conduire jusqu'à la place Clichy. Au moment où Lupin rentrait chez lui, il fut croisé par deux individus qui sortaient de la loge de la concierge. Très absorbé, il ne les remarqua pas. C'étaient deux des inspecteurs de Prasville qui cernaient la maison. — Pas de télégramme ? demanda-t-il à son domestique.

— Non, patron, répondit Achille.

— Aucune nouvelle de Le Ballu et de Grognard ?

— Non, aucune, patron.

— C'est tout naturel, dit-il en s'adressant d'un ton dégagé à Clarisse. Il n'est que sept heures, et nous ne pouvons pas compter sur eux avant huit ou neuf heures. Prasville attendra, voilà tout. Je vais lui téléphoner d'attendre. La communication finie, il raccrochait le récepteur lorsqu'il entendit derrière lui un gémissement. Debout près de la table, Clarisse lisait un journal du soir.

Elle porta la main à son cœur, vacilla et tomba.

— Achille, Achille, cria Lupin, appelant son domestique… Aidez-moi donc à la mettre sur ce lit… Et puis va chercher la fiole, dans le placard, la fiole numéro quatre, celle du narcotique.

Avec la pointe d'un couteau, il desserra les dents de Clarisse, et, de force, lui fit avaler la moitié du flacon. — Bien, dit-il. Comme ça, la malheureuse ne se réveillera que demain… après.

Il parcourut le journal que Clarisse avait lu et qu'elle tenait encore dans sa main crispée, et il avisa ces lignes : « Les mesures d'ordre les plus rigoureuses sont assurées en vue de l'exécution de Gilbert et de Vaucheray, et dans l'hypothèse toujours possible d'une tentative d'Arsène Lupin pour arracher ses complices au châtiment suprême. Dès minuit, toutes les rues qui entourent la prison de la Santé seront gardées militairement. On sait en effet que l'exécution aura lieu devant les murs de la prison, sur le terre-plein du boulevard Arago. »  Nous avons pu avoir des renseignements sur le moral des deux condamnés à mort. Vaucheray, toujours cynique, attend l'issue fatale avec beaucoup de courage. « Fichtre, dit-il, ça ne me réjouit pas, mais enfin, puisqu'il faut y passer, on se tiendra d'aplomb… » Et il ajoute : « La mort, je m'en fiche. Ce qui me tracasse, c'est l'idée qu'on va me couper la tête. Ah ! si le patron trouvait un truc pour m'envoyer dans l'autre monde, tout droit, sans que j'aie le temps de dire ouf ! Un peu de strychnine, patron, s'il vous plaît. » Le calme de Gilbert est encore plus impressionnant, surtout quand on se rappelle son effondrement en cour d'assises. Pour lui, il garde une confiance inébranlable dans la toute puissance d'Arsène Lupin. « Le patron m'a crié devant tout le monde de ne pas avoir peur, qu'il était là, qu'il répondrait de tout. Eh bien, je n'ai pas peur. Jusqu'au dernier jour, jusqu'à la dernière minute, au pied même de l'échafaud, je compte sur lui. C'est que je le connais, le patron ! Avec celui-là, rien à craindre. Il a promis, il tiendra. Ma tête sauterait qu'il arriverait à me la replanter sur les épaules, et solidement. Arsène Lupin, laisser mourir son petit Gilbert ? Ah ! non, permettez-moi de rigoler ! » Il y a dans cet enthousiasme quelque chose de touchant et d'ingénu qui n'est pas sans noblesse. Nous verrons si Arsène Lupin mérite une confiance aussi aveugle. C'est à peine si Lupin put achever cet article, tellement les larmes voilaient ses yeux, larmes d'attendrissement, larmes de pitié, larmes de détresse. Non, il ne la méritait pas, la confiance de son petit Gilbert. Certes, il avait fait l'impossible, mais il est des circonstances où il faut faire plus que l'impossible, où il faut être plus fort que le destin, et, cette fois, le destin était plus fort que lui. Dès le premier jour et tout au long de cette lamentable aventure, les événements avaient marché dans un sens contraire à ses prévisions, contraire à la logique même. Clarisse et lui, bien que poursuivant un but identique, avaient perdu des semaines à se combattre. Puis, à l'instant même où ils unissaient leurs efforts, coup sur coup se produisaient les désastres effarants, l'enlèvement du petit Jacques, la disparition de Daubrecq, sa captivité dans la tour des Deux-Amants, la blessure de Lupin, son inaction, et puis les fausses manœuvres qui entraînaient Clarisse, et derrière elle, Lupin, vers le Midi, vers l'Italie. Et puis, catastrophe suprême, lorsque, après des prodiges de volonté, des miracles d'obstination, on pouvait croire que la Toison d'Or était conquise, tout s'effondrait. La liste des vingt-sept n'avait pas plus de valeur que le plus insignifiant des chiffons de papier. — Bas les armes ! dit Lupin. La défaite est consommée. J'aurai beau me venger sur Daubrecq, le ruiner et l'anéantir… Le véritable vaincu c'est moi, puisque Gilbert va mourir… Il pleura de nouveau, non pas de dépit ou de rage, mais de désespoir. Gilbert allait mourir ! Celui qu'il appelait son petit, le meilleur de ses compagnons, celui-là, dans quelques heures, allait disparaître à jamais. Il ne pouvait plus le sauver. Il était à bout de ressources. Il ne cherchait même plus un dernier expédient. À quoi bon ?

Tôt ou tard, ne le savait-il pas, la société prend sa revanche, l'heure de l'expiation sonne toujours, et il n'est pas de criminel qui puisse prétendre échapper au châtiment. Mais quel surcroît d'horreur dans ce fait que la victime choisie était ce malheureux Gilbert, innocent du crime pour lequel il allait mourir. N'y avait-il pas là quelque chose de tragique, qui marquait davantage l'impuissance de Lupin ? Et la conviction de cette impuissance était si profonde, si définitive, que Lupin n'eut aucune révolte en recevant ce télégramme de Le Ballu : « Accident de moteur. Une pièce cassée. Réparation assez longue. Arriverons demain matin. Une dernière preuve lui venait ainsi que le destin avait prononcé la sentence. Il ne songea pas davantage à s'insurger contre cette décision du sort. Il regarda Clarisse. Elle dormait d'un sommeil paisible, et cet oubli de tout, cette inconscience, lui parurent si enviables que, soudain, pris à son tour d'un accès de lâcheté, il saisit la fiole, à moitié pleine encore de narcotique, et but. Puis il s'en alla dans sa chambre, s'étendit sur son lit et sonna son domestique : — Va te coucher, Achille, et ne me réveille sous aucun prétexte.

— Alors, patron, lui dit Achille, pour Gilbert et Vaucheray, rien à faire ?

— Rien.

— Ils y passeront ?

— Ils y passeront.

Vingt minutes après Lupin s'assoupissait. Il était dix heures du soir.

⁂ Cette nuit-là fut tumultueuse autour de la prison. À une heure du matin la rue de la Santé, le boulevard Arago et toutes les rues qui aboutissent autour de la prison, furent gardés par des agents qui ne laissaient passer qu'après un véritable interrogatoire. D'ailleurs la pluie faisait rage, et il ne semblait pas que les amateurs de ces sortes de spectacles dussent être nombreux. Par ordre spécial, tous les cabarets furent fermés. Vers trois heures, deux compagnies d'infanterie vinrent camper sur les trottoirs, et, en cas d'alerte, un bataillon occupa le boulevard Arago. Parmi les troupes trottaient des gardes municipaux, allaient et venaient des officiers de paix, des fonctionnaires de la préfecture, tout un personnel mobilisé pour la circonstance et contrairement aux habitudes.

La guillotine fut montée dans le silence, au milieu du terre-plein qui s'ouvre à l'angle du boulevard et de la rue, et l'on entendait le bruit sinistre des marteaux. Mais vers quatre heures la foule s'amassa, malgré la pluie, et des gens chantèrent. On réclama des lampions, et puis le lever du rideau, et l'on s'exaspérait de constater que, à cause de la distance où les barrages étaient établis, c'est à peine si l'on pouvait apercevoir les montants de la guillotine. Plusieurs voitures défilèrent, amenant les personnages officiels vêtus de noir. Il y eut des applaudissements, des protestations, en suite de quoi un peloton de gardes municipaux à cheval dispersa les rassemblements et fit le vide jusqu'à plus de trois cents mètres du terre-plein. Deux nouvelles compagnies de soldats se déployèrent.

Et tout d'un coup ce fut le grand silence. Une blancheur confuse se dégageait des ténèbres de l'espace. La pluie cessa brusquement.

À l'intérieur, au bout du couloir où se trouvent les cellules des condamnés à mort, les personnages vêtus de noir conversaient à voix basse. Prasville s'entretenait avec le procureur de la République, qui lui manifestait ses craintes. — Mais non, mais non, affirma Prasville, je vous assure que cela se passera sans incidents.

— Les rapports ne signalent rien d'équivoque, monsieur le secrétaire général ? — Rien.

Et ils ne peuvent rien signaler pour cette raison que nous tenons Lupin.

— Est-ce possible ?

— Oui, nous connaissons sa retraite. La maison qu'il habite place Clichy, et dans laquelle il est rentré hier à sept heures du soir, est cernée. En outre je connais le plan qu'il avait conçu pour sauver ses deux complices. Ce plan, au dernier moment, a avorté. Nous n'avons donc rien à craindre. La justice suivra son cours.

— Peut-être le regrettera-t-on un jour ou l'autre, dit l'avocat de Gilbert, qui avait entendu. — Vous croyez donc, mon cher maître, à l'innocence de votre client ? — Fermement, monsieur le procureur. C'est un innocent qui va mourir. Le procureur se tut. Mais, après un instant, et comme s'il eût répondu à ses propres réflexions, il avoua : — Cette affaire a été menée avec une rapidité surprenante.

Et l'avocat répéta d'une voix altérée : — C'est un innocent qui va mourir. L'heure était venue cependant. On commença par Vaucheray, et le directeur de la prison fit ouvrir la porte de la cellule.

Vaucheray bondit de son lit, et regarda avec des yeux agrandis par la terreur les gens qui entraient.

— Vaucheray, nous venons vous annoncer…

— Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-il. Pas de mots. Je sais de quoi il retourne. Allons-y.

On eût dit qu'il avait hâte d'en finir le plus vite possible, tellement il se prêtait aux préparatifs habituels. Mais il n'admettait point qu'on lui parlât. — Pas de mots, répétait-il… Quoi ? me confesser ? Pas la peine. J'ai tué. On me tue. C'est la règle. Nous sommes quittes.

Un moment, néanmoins, il s'arrêta net.