VII. — Le profil de Napoléon (3)
— Donc, il vous est impossible de pénétrer là sans être vu.
— Impossible… à moins de passer par en haut, par l'étage écroulé, et de chercher une voie à travers le plafond… Mais c'est bien hasardeux… Il continuait à feuilleter le livre. Clarisse lui demanda :
— Il n'y a pas de fenêtre à cette salle ? — Si, dit-il. D'en bas, de la rivière — j'en arrive — on aperçoit une petite ouverture, qui, d'ailleurs, est marquée sur cette carte. Mais, n'est-ce pas, il y a cinquante mètres de hauteur, à pic… et même, la roche surplombe au-dessus de l'eau. Donc, impossible également.
Il parcourait certains passages du livre. Un chapitre le frappa, intitulé : « La Tour des Deux-Amants ». Il en lut les premières lignes.
« Jadis, le donjon était appelé par les gens du pays la Tour des Deux-Amants, en souvenir d'un drame qui l'ensanglanta au moyen âge. Le comte de Mortepierre, ayant eu la preuve de l'infidélité de sa femme, l'avait enfermée dans la chambre des tortures. Elle y passa vingt ans, paraît-il. Une nuit, son amant, le sire de Tancarville, eut l'audace folle de dresser une échelle dans la rivière et de grimper ensuite le long de la falaise, jusqu'à l'ouverture de sa chambre. Ayant scié les barreaux, il réussit à délivrer celle qu'il aimait, et il redescendit avec elle, à l'aide d'une corde. Ils parvinrent tous deux au sommet de l'échelle que des amis surveillaient, lorsqu'un coup de feu partit du chemin de ronde et atteignit l'homme à l'épaule. Les deux amants furent lancés dans le vide… »
Il y eut un silence après cette lecture, un long silence où chacun reconstituait la tragique évasion. Ainsi donc, trois ou quatre siècles auparavant, un homme, risquant sa vie pour sauver une femme, avait tenté ce tour de force inconcevable, et il serait parvenu à le réaliser sans la vigilance de quelque sentinelle attirée par le bruit. Un homme avait osé cela ! Un homme avait fait cela !
Lupin leva les yeux sur Clarisse. Elle le regardait, mais de quel regard éperdu et suppliant ! Regard de mère, qui exigeait l'impossible, et qui eût tout sacrifié pour le salut de son fils. — Le Ballu, dit-il, cherche une corde solide, très fine, afin que je puisse l'enrouler à ma ceinture, et très longue, cinquante ou soixante mètres. Toi, Grognard, mets-toi en quête de trois ou quatre échelles que tu attacheras bout à bout.
— Hein ! qu'est-ce que vous dites, patron ? s'écrièrent les deux complices. Quoi ! vous voulez… Mais c'est de la folie. — Une folie ? Pourquoi ? Ce qu'un autre a fait, je puis bien le faire. — Mais il y a cent chances contre une pour que vous vous cassiez la tête.
— Tu vois bien, Le Ballu, qu'il y a une chance pour que je ne me la casse pas. — Voyons, patron…
— Assez causé, les amis. Et rendez-vous dans une heure au bord de la rivière.
Les préparatifs furent longs. On trouva difficilement de quoi former l'échelle de quinze mètres qui pouvait atteindre le premier ressaut de la falaise, et il fallut beaucoup d'efforts et de soins pour en rejoindre les différentes parties les unes aux autres. Enfin, un peu après neuf heures, elle fut dressée au milieu de la rivière, et calée par une barque, dont le devant était engagé entre deux barreaux et dont l'arrière s'enfonçait dans la berge. La route qui suit le vallon étant peu fréquentée, personne ne dérangea les travaux. La nuit était obscure, le ciel lourd de nuages immobiles.
Lupin donna ses dernières recommandations à Le Ballu et à Grognard, et il dit en riant :
— On ne peut pas s'imaginer comme ça m'amuse de voir la tête de Daubrecq, pendant qu'on va le scalper et lui découper des lanières de peau. Vrai ! ça vaut le voyage.
Clarisse avait pris place également dans la barque. Il lui dit :
— À bientôt. Et surtout ne bougez pas. Quoi qu'il arrive, pas un geste, pas un cri. — Il peut donc arriver quelque chose ? dit-elle.
— Dame ! souvenez-vous du sire de Tancarville. C'est au moment même où il arrivait au but, sa bien-aimée dans les bras, qu'un hasard le trahit. Mais soyez tranquille, tout se passera bien.
Elle ne fit aucune réponse. Elle lui saisit la main et la serra fortement entre les siennes.
Il mit le pied sur l'échelle et s'assura qu'elle ne remuait pas trop. Puis il monta.
Très vite, il parvint au dernier échelon.
Là seulement commençait l'ascension dangereuse, ascension pénible au début, à cause de la pente excessive, et qui devint, à mi-hauteur, la véritable escalade d'une muraille. Par bonheur, il y avait, de place en place, de petits creux où ses pieds pouvaient se poser, et des cailloux en saillie où ses mains s'accrochaient. Mais, deux fois, ces cailloux cédèrent, il glissa, et, ces deux fois-là, il crut bien que tout était perdu.
Ayant rencontré un creux profond, il s'y reposa. Il était exténué, et, tout prêt à renoncer à l'entreprise, il se demanda si, réellement, elle valait la peine qu'il s'exposât à de tels dangers. — Bigre ! pensa-t-il, m'est avis que tu flanches, mon vieux Lupin. Renoncer à l'entreprise ? Alors Daubrecq va susurrer son secret. Le marquis sera maître de la liste. Lupin s'en retournera bredouille, et Gilbert… La longue corde, qu'il avait attachée autour de sa taille, lui imposant une gêne et une fatigue inutiles, Lupin en fixa simplement une des extrémités à la boucle de son pantalon. La corde se déroulerait ainsi, tout le long de la montée, et il s'en servirait au retour comme d'une rampe. Puis il s'agrippa de nouveau aux aspérités de la falaise et continua l'escalade, les doigts en sang, les ongles meurtris. À chaque moment, il s'attendait à la chute inévitable. Et ce qui le décourageait, c'était de percevoir le murmure des voix qui s'élevait de la barque, murmure si distinct qu'il ne semblait pas que l'intervalle s'accrût entre ses compagnons et lui. Et il se rappela le seigneur de Tancarville, seul aussi parmi les ténèbres, et qui devait frissonner au fracas des pierres détachées et bondissantes. Comme le moindre bruit se répercutait dans le silence profond ! Qu'un des gardes de Daubrecq épiât l'ombre du haut de la tour des Deux-Amants, et c'était le coup de feu, la mort… Il grimpait… il grimpait… et il grimpait depuis si longtemps qu'il finit par s'imaginer que le but était dépassé. Sans aucun doute, il avait obliqué à son insu vers la droite, ou vers la gauche, et il allait aboutir au chemin de ronde. Dénouement stupide ! Aussi bien, est-ce qu'il pouvait en être autrement d'une tentative que l'enchaînement si rapide des faits ne lui avait pas permis d'étudier et de préparer ? Furieux, il redoubla d'efforts, s'éleva de plusieurs mètres, glissa, reconquit le terrain perdu, empoigna une touffe de racines qui lui resta dans la main, glissa de nouveau, et, découragé, il abandonnait la partie, quand, soudain, se raidissant en une crispation de tout son être, de tous ses muscles et de toute sa volonté, il s'immobilisa ; un bruit de voix semblait sortir du roc qu'il étreignait. Il écouta. Cela se produisait vers la droite. Ayant renversé la tête, il crut voir un rayon de clarté qui traversait les ténèbres de l'espace. Par quel sursaut d'énergie, par quels mouvements insensibles, réussit-il à se déplacer jusque-là, il ne s'en rendit pas un compte exact. Mais brusquement il se trouva sur le rebord d'un orifice assez large, profond de trois mètres au moins, qui creusait la paroi de la falaise comme un couloir, et dont l'autre extrémité, beaucoup plus étroite, était fermée par trois barreaux. Lupin rampa. Sa tête parvint aux barreaux. Il vit…