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Histoire d'Europe et du monde: "Nota Bene", Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (2)

Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (2)

en médecine en 1828, cinq fois plus qu'en 1800. Et c'est pareil en Ecosse,

dont les académies de médecine, à Édimbourg et à Glasgow, sont très réputées. À Glasgow,

il y avait 54 apprentis chirurgiens en 1790 ; vingt ans plus tard il y

en a déjà 232 : presque 5 fois plus ! Il faut dire que ça rapporte : William Hunter,

un célèbre anatomiste qui avait créé sa petite école privée en 1746 à Londres,

se faisait 70 guinées de bénéfice à chaque cycle de conférences, l'équivalent de

deux ans de salaire d'un bon artisan. Bref, des étudiants en médecine avides

d'apprendre, on en a plein. Des professeurs d'anatomie qui rêvent de se faire des bourses

en platine si vous voyez ce que je veux dire, on en a pas mal aussi. Ce qu'on n'a pas,

ce sont des corps à disséquer. Et c'est un énorme paradoxe : pour attribuer le titre de chirurgien,

la Couronne anglaise exige qu'un étudiant en chirurgie dissèque au moins quatre macchabées

au cours de son cursus. Mais la même couronne anglaise refuse de donner aux écoles

de médecine les moyens de fournir les corps en question…

L'étape suivante est donc à la fois macabre et logique.

Dans un premier temps, ça relève encore du système D. Puisque les établissements

ne fournissent pas de cadavres aux étudiants, ceux-ci ont fini par aller les chercher

eux-mêmes. Grâce aux journaux de l'époque, grâce aussi aux archives de la justice,

on a plein de traces d'affaires bien sales où des étudiants se font choper en train de

déterrer des dépouilles fraîchement enterrées, généralement la nuit.

Mais rapidement, les étudiants se heurtent à toute une série de difficultés.

Premier problème : voler des corps, ça prend du temps. Il faut repérer la date des

enterrements, préparer l'opération, guetter le bon moment pour agir, trouver les outils

pour sortir le cercueil, ramener tout ça à pied ou en charrette… C'est fatigant, c'est

long, et s'il y a bien un truc dont manquent les étudiants en médecine, hier comme

aujourd'hui, c'est bien du temps libre.

Deuxième problème, c'est dangereux. Allez savoir pourquoi, la famille et les amis des

chers disparus apprécient moyennement l'idée que des petits malotrus viennent

piquer les corps de leurs proches pour les découper. C'est un sacrilège qui peut vite

finir mal quand on se fait attraper, surtout quand il s'agit de corps d'enfants, ce qui

est assez fréquent pour l'excellente raison qu'ils sont plus faciles à sortir de terre.

Parfois, ça vire même à l'émeute comme à Édimbourg, en 1742.

En mars de cette année-là, après plusieurs flagrants délits bien glauques, une foule en

colère a saccagé les maisons de tous les étudiants en chirurgie de la ville et carrément foutu

le feu à la moitié de la fac de médecine. C'est chaud, mais ça se comprend...

Troisième problème, c'est un coup à y laisser sa réputation. Bizarrement, ce n'est pas

tellement à cause des condamnations en elles-mêmes : à l'époque, le droit anglais ne

prévoit rien de spécial concernant le vol de cadavres, qui n'est pas sanctionné en lui-

même. La plupart du temps, ça se termine par une amende, d'autant qu'on parle en

général de jeunes gens de la bonne société, capables de payer des avocats solides.

Non, le problème, c'est que transporter des cadavres de gosses dans une brouette, ça

fait quand même vite tâche sur un CV. Rapidement, les étudiants et leurs professeurs

réalisent qu'ils ont bien plus intérêt à payer des gens pour leur rapporter des

corps que de se les procurer eux-mêmes. C'est moins risqué à tous les niveaux.

Et pour se procurer de cadavres, les anatomistes se tournent vers le secteur… on va dire

pas très officiel… Voilà comment petit à petit,

à partir des années 1750, se met en place tout une économie clandestine. Une nouvelle

profession apparait, les profanateurs de sépulture, qu'on ne tarde pas à appeler

les resurrection men ou les body snatchers, littéralement les arracheurs de cadavres.

Le phénomène n'est d'ailleurs pas tout à fait neuf : des petits malins qui déterraient

des corps, ça existait déjà. Les premiers body snatchers cherchaient bien des corps

humains, mais ça n'était pas pour fournir les anatomistes : le but, c'était de récupérer

la graisse pour faire de chandelles. Ou les ratiches, pour en faire des prothèses

dentaires. Ben oui : vous croyez qu'on faisait comment

pour fabriquer des dentiers, avant la porcelaine ? Eh, je vous avais prévenu que ça serait un peu

crade… Attendez.., je ne vous avais peut être pas prévenu en fait... Bon,

ben ça va être un peu crade. En tout cas, là, on passe tout de suite à un

business d'une autre dimension. Et c'est logique, parce que tout le monde y gagne.

Pour les commanditaires, les anatomistes et leurs élèves, c'est une manière certes

payante mais facile d'obtenir des cadavres à peu près frais, sans ruiner sa réputation.

Pour les autorités, c'est pratique : en regardant ailleurs et en laissant les choses se

faire en douce, ça évite de voter un projet de loi explosif, avec une opinion publique

profondément heurtée à l'idée qu'on découpe des corps. À part ceux des criminels, et

encore. Et pour les fournisseurs, c'est une aubaine.

Il y a de l'offre, il y a de la demande, ça n'est techniquement pas bien compliqué et

le moins qu'on puisse dire, c'est que l'Angleterre ne manque pas de cadavres à

une époque où on a quand même vite fait de claquer avant trente ans.

Et voilà comment à partir des années 1740 ou 1750, on voit naître en quelques années

un vrai petit marché du macchabée, avec ses règles, ses prix, ses négociations, ses

tarifs de groupe… Tout ça, on le connaît

très bien grâce à plusieurs types d'archives. Il y a les journaux,

déjà, qui couvrent régulièrement ce genre d'actualité, à chaque fois qu'un body

snatcher se fait choper avec un sac bien dodu sur le dos. Il y a les archives de la

police et les minutes des procès, aussi, mais le plus beau, ce sont les journaux

intimes des chirurgiens et les livres de compte des profanateurs de sépulture eux-

mêmes. Grâce à tout ça, on a une idée très précise

des tarifs pratiqués, mais aussi de l'ampleur du phénomène.

En 1795, à Lambeth, un groupe de quinze body snatchers a ainsi partagé ses tarifs

avec la Cour pendant son procès : deux guinées et une couronne par cadavre en

moyenne, à une époque où un ouvrier bien payé gagnait une guinée par semaine.

En 1828, on sent que l'inflation est passée par là grâce au journal du médecin Astley

Cooper, grand spécialiste du système vasculaire mais surtout chirurgien personnel

de Georges IV, de Guillaume IV et grand consommateur de cadavres en tous genres,

pour son propre entraînement comme pour la formation de ses étudiants. À en croire

ses propres notes, il estimait le tarif moyen par corps à huit guinées tout en précisant

que le prix pouvait varier de 1 à 20. Et justement,

comment ça se fixe le prix d'un cadavre ? Eh bien tout rentre en ligne de compte. Le

principal critère, c'est l'état du corps, un peu comme chez le poissonnier. Plus c'est frais,

plus les clients sont contents. Et plus ça commence à couler, moins ils sont prêts à payer.

En dehors de la date du décès, tous les paramètres jouent. L'âge du « patient », le

sexe, la couleur de peau… Un corps d'homme, ça se vend en général plus cher. Pas

tellement par sexisme d'ailleurs, mais surtout parce que leur musculature est souvent

plus développée, donc plus facile à disséquer pour des débutants.

C'est L'anatomie pour les Nuls, quoi. Les anatomistes sont aussi prêts à

payer très cher pour des corps qui sortent de l'ordinaire. En 1783, à Londres, un certain

John Hunter a ainsi acheté l'enveloppe terrestre du regretté Charles Byrne,

un Irlandais qui dépassait les 2 mètres 10. Le brave garçon avait pourtant fait promettre à

ses amis de protéger sa dépouille mais qu'est-ce que vous voulez : même pour

un bon copain, quand un type un peu louche débarque avec 500 livres dans son portefeuille,

soit l'équivalent de 33 000 euros d'aujourd'hui, on hésite.

Faut comprendre. C'est humain. Je juge pas. En revanche, cette situation est assez

exceptionnelle et il ne faut pas imaginer que les corps pouvaient se vendre à ce prix là tous les

jours. À Londres, vers 1812, le prix moyen tourne plutôt autour de six ou

huit guinées par corps, l'équivalent de 6 à 8 semaines de salaire pour un artisan. Et ça,

on le sait grâce à un document complétement dingue : le journal d'un

body snatcher, Joseph Naples, qui appartenait au gang de Ben Crouch, le patron d'une de

ces nombreuses petites PME qui faisaient dans le trafic de cadavres au début du 19e siècle.

On a retrouvé ses comptes pour toute l'année 1811-1812, ce qui permet d'en savoir

plus sur le tarif des corps, mais aussi sur l'ampleur de leur petite affaire : chaque nuit,

le gang sortait 4 à 6 cadavres de terre, aussitôt livrés dans les facs de médecines ou

dans les écoles privées, en général discrètement et par la porte de derrière.

Autrement dit, le gang pouvait se faire jusqu'à 48 guinées par jour, soit une grosse

année de salaire pour un ouvrier du textile.

Un an de salaire, en un seul jour...À ce prix-là,

je crois que la question elle est vite répondue et on comprend pourquoi la carrière de body

snatcher a attiré une tripotée de jeunes entrepreneurs dynamiques à Londres, à Liverpool

et dans toutes les grandes villes du pays. Rien qu'à Londres, l'historienne

Ruth Richardson estime que 200 personnes exerçaient la noble profession de « resurrection

men » dans les années 1830. Pendant des décennies, ces braves gens ont alimenté

les hôpitaux de toutes les grandes villes du pays, de Londres à Liverpool en

passant par Édimbourg ou Manchester. Et ça représente plusieurs milliers de corps par an.

Ça rapportait bien, les risques étaient relativement faibles et ça n'avait rien de bien

sorcier. Il y avait même une forme de sécurité sociale avant l'heure qui a été mise en

place pour la profession ! Pour sécuriser leurs approvisionnements, certains gros

clients ont commencé à offrir toute une série de garanties à leurs fournisseurs. Sir

Astley Cooper, le chirurgien du roi dont on a déjà parlé, promettait par exemple à ses

body snatchers une protection financière en cas d'arrestation. Mieux encore, il

apportait sa protection à toute leur famille pendant que le coupable attendait

patiemment sa libération. Au quotidien, le métier n'était pas si pénible,

surtout comparé à d'autres. Après tout, au 19e, on trouvait assez rarement un travail de bureau

avec une machine à café et un babyfoot dans la salle de pause. Alors déterrer des

corps ou travailler aux abattoirs, franchement… Pour savoir quand et où creuser, la plupart des

body snatchers travaillaient de près ou de loin dans le monde de la

mort ou de la médecine. Brancardiers, embaumeurs,

infirmiers, chanoines, employés de l'état-civil, fossoyeurs, salariés des cimetières ou des

paroisses… Tout un petit monde de gens plutôt mal payés et pas forcément très

respectés. Pour ceux qui trimaient sans cesse pour un salaire de misère, ça devait être

sacrément tentant de pouvoir gagner une pièce ou deux en glissant la bonne information

dans la bonne oreille. Et pour les body snatchers eux-mêmes, c'était du temps de

gagné de graisser les bonnes pattes et de corrompre les bonnes personnes,

histoire de savoir où creuser. Petite précision tout de même, c'était un boulot

qui ne durait pas toute l'année, en général, car l'activité était plutôt saisonnière, d'octobre

à mai, pour deux raisons. D'abord, la période d'octobre à mai, c'est aussi celle où les

étudiants travaillent avant la pause de l'été. Ensuite,

croyez-moi, quand votre boulot consiste à sortir des gens de leurs cercueils, vous

comprendrez vite qu'on a plutôt intérêt à faire ça en automne ou en hiver, mais surtout pas

en été, sous peine de respirer des trucs pas franchement agréables. L'hiver, en revanche,

pas de problème : non seulement les cadavres sont plus frais au cimetière, mais on peut les

conserver plus facilement quelque part, sans avoir à se précipiter pour les livrer en version

Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (2) Leichen stehlen - ein einträgliches Geschäft (2) Stealing corpses: a profitable business (2) Robar cadáveres, un negocio rentable (2) Lijken stelen loont (2) Roubar cadáveres, um negócio que compensa (2) Кража трупов - бизнес, который окупается (2) Att stjäla lik - en verksamhet som lönar sig (2) 偷尸,一桩有回报的生意 (2)

en médecine en 1828, cinq fois plus qu'en 1800. Et c'est pareil en Ecosse, in medicine in 1828, five times more than in 1800. And it's the same in Scotland,

dont les académies de médecine, à Édimbourg et à Glasgow, sont très réputées. À Glasgow,

il y avait 54 apprentis chirurgiens en 1790 ; vingt ans plus tard il y

en a déjà 232 : presque 5 fois plus ! Il faut dire que ça rapporte : William Hunter, already has 232: almost 5 times as many! And it pays off: William Hunter,

un célèbre anatomiste qui avait créé sa petite école privée en 1746 à Londres, a famous anatomist who set up his own private school in London in 1746,

se faisait 70 guinées de bénéfice à chaque cycle de conférences, l'équivalent de was making 70 guineas profit from each lecture cycle, the equivalent of

deux ans de salaire d'un bon artisan. Bref, des étudiants en médecine avides two years' salary for a good craftsman. In short, eager medical students

d'apprendre, on en a plein. Des professeurs d'anatomie qui rêvent de se faire des bourses to learn, we've got plenty of them. Anatomy teachers dreaming of a scholarship

en platine si vous voyez ce que je veux dire, on en a pas mal aussi. Ce qu'on n'a pas, in platinum, if you know what I mean, we have quite a few too. What we don't have,

ce sont des corps à disséquer. Et c'est un énorme paradoxe : pour attribuer le titre de chirurgien, they're bodies to be dissected. And it's a huge paradox: to award the title of surgeon,

la Couronne anglaise exige qu'un étudiant en chirurgie dissèque au moins quatre macchabées the English Crown requires a surgical student to dissect at least four stiffs

au cours de son cursus. Mais la même couronne anglaise refuse de donner aux écoles in the course of its curriculum. But the same English crown refuses to give schools

de médecine les moyens de fournir les corps en question… of medicine the means to supply the bodies in question...

L'étape suivante est donc à  la fois macabre et logique. The next step is both macabre and logical.

Dans un premier temps, ça relève encore  du système D. Puisque les établissements For the time being, it's still a case of system D. Since establishments

ne fournissent pas de cadavres aux étudiants,  ceux-ci ont fini par aller les chercher don't provide the students with corpses, they end up going to get them.

eux-mêmes. Grâce aux journaux de l'époque,  grâce aussi aux archives de la justice, themselves. Thanks to the newspapers of the time, and also to the archives of the justice system,

on a plein de traces d'affaires bien sales  où des étudiants se font choper en train de there's plenty of evidence of dirty business where students are caught doing

déterrer des dépouilles fraîchement  enterrées, généralement la nuit. dig up freshly buried remains, usually at night.

Mais rapidement, les étudiants se  heurtent à toute une série de difficultés. But the students soon come up against a whole series of difficulties.

Premier problème : voler des corps, ça  prend du temps. Il faut repérer la date des First problem: stealing bodies takes time. You have to find out when the

enterrements, préparer l'opération, guetter  le bon moment pour agir, trouver les outils prepare the operation, watch for the right moment to act, find the tools

pour sortir le cercueil, ramener tout ça à  pied ou en charrette… C'est fatigant, c'est

long, et s'il y a bien un truc dont manquent  les étudiants en médecine, hier comme long, and if there's one thing medical students lack, it's a long way to go.

aujourd'hui, c'est bien du temps libre. today, it's free time.

Deuxième problème, c'est dangereux. Allez  savoir pourquoi, la famille et les amis des The second problem is that it's dangerous. For some reason, family and friends of

chers disparus apprécient moyennement  l'idée que des petits malotrus viennent the idea of little rascals coming and taking over the business.

piquer les corps de leurs proches pour les  découper. C'est un sacrilège qui peut vite pricking the bodies of their loved ones and cutting them up. It's a sacrilege that can quickly

finir mal quand on se fait attraper, surtout  quand il s'agit de corps d'enfants, ce qui end badly when you're caught, especially when it comes to children's bodies.

est assez fréquent pour l'excellente raison  qu'ils sont plus faciles à sortir de terre. is quite common, for the excellent reason that they're easier to get out of the ground.

Parfois, ça vire même à l'émeute  comme à Édimbourg, en 1742. Sometimes it even turned into a riot, as in Edinburgh in 1742.

En mars de cette année-là, après plusieurs  flagrants délits bien glauques, une foule en In March of that year, after a number of creepy offences, a mob in

colère a saccagé les maisons de tous les étudiants  en chirurgie de la ville et carrément foutu anger ransacked the homes of all the city's surgical students and totally fucked

le feu à la moitié de la fac de médecine.  C'est chaud, mais ça se comprend... half the medical school on fire. It's hot, but understandable...

Troisième problème, c'est un coup à y laisser  sa réputation. Bizarrement, ce n'est pas Third problem: it's a reputation killer. Strangely enough, it's not

tellement à cause des condamnations en  elles-mêmes : à l'époque, le droit anglais ne so much because of the convictions themselves: at the time, English law was not

prévoit rien de spécial concernant le vol de  cadavres, qui n'est pas sanctionné en lui- the theft of corpses, which is not punishable in itself.

même. La plupart du temps, ça se termine  par une amende, d'autant qu'on parle en even. Most of the time, it ends in a fine, especially since we're talking in French.

général de jeunes gens de la bonne société,  capables de payer des avocats solides. generally young people from good society, able to pay solid lawyers.

Non, le problème, c'est que transporter des  cadavres de gosses dans une brouette, ça No, the problem is that transporting kids' corpses in a wheelbarrow, that's

fait quand même vite tâche sur un CV. Rapidement, les étudiants et leurs professeurs does not look good on a CV. The students and their teachers

réalisent qu'ils ont bien plus intérêt à payer des gens pour leur rapporter des realize that they are far better off paying people to make money for them.

corps que de se les procurer eux-mêmes. C'est moins risqué à tous les niveaux. than to buy them themselves. It's less risky on every level.

Et pour se procurer de cadavres, les anatomistes  se tournent vers le secteur… on va dire And to obtain cadavers, anatomists turn to the... shall we say... sector.

pas très officiel… Voilà comment petit à petit, not very official... That's how, little by little,

à partir des années 1750, se met en place tout une économie clandestine. Une nouvelle From the 1750s onwards, a whole new underground economy took shape. A new

profession apparait, les profanateurs de sépulture, qu'on ne tarde pas à appeler profession of grave desecrators, soon to be known as "grave robbers".

les resurrection men ou les body snatchers, littéralement les arracheurs de cadavres.

Le phénomène n'est d'ailleurs pas tout à  fait neuf : des petits malins qui déterraient It's not an entirely new phenomenon, either.

des corps, ça existait déjà. Les premiers  body snatchers cherchaient bien des corps bodies already existed. The first body snatchers were looking for bodies.

humains, mais ça n'était pas pour fournir les  anatomistes : le but, c'était de récupérer

la graisse pour faire de chandelles. Ou  les ratiches, pour en faire des prothèses fat to make candles. Or ratiches, to make prostheses.

dentaires. Ben oui : vous croyez qu'on faisait comment dental. Yes: how do you think we did it?

pour fabriquer des dentiers, avant la porcelaine ? Eh, je vous avais prévenu que ça serait un peu to make dentures, before porcelain? Hey, I warned you it would be a bit

crade… Attendez.., je ne vous avais peut être pas prévenu en fait... Bon, crade... Wait.., maybe I didn't warn you... OK, then,

ben ça va être un peu crade. En tout cas, là, on passe tout de suite à un well, it's going to be a bit messy. In any case, here we go straight to a

business d'une autre dimension. Et c'est logique, parce que tout le monde y gagne. business of another dimension. And that makes sense, because it's a win-win situation.

Pour les commanditaires, les anatomistes  et leurs élèves, c'est une manière certes For the sponsors, anatomists and their students, it's a way of certainly

payante mais facile d'obtenir des cadavres  à peu près frais, sans ruiner sa réputation. It's a costly but easy way of obtaining corpses cheaply, without ruining your reputation.

Pour les autorités, c'est pratique : en  regardant ailleurs et en laissant les choses se For the authorities, it's convenient: looking the other way and letting things run their course.

faire en douce, ça évite de voter un projet  de loi explosif, avec une opinion publique it avoids having to pass an explosive bill, with public opinion

profondément heurtée à l'idée qu'on découpe  des corps. À part ceux des criminels, et deeply offended by the idea of cutting up bodies. Apart from those of criminals, and

encore. Et pour les fournisseurs, c'est une aubaine. yet. And for suppliers, it's a godsend.

Il y a de l'offre, il y a de la demande, ça n'est techniquement pas bien compliqué et There's supply, there's demand, it's not technically very complicated, and there's a lot to do.

le moins qu'on puisse dire, c'est que l'Angleterre ne manque pas de cadavres à the least we can say is that England has no shortage of corpses to choose from.

une époque où on a quand même vite fait de claquer avant trente ans. In an age when you're likely to die before you're thirty.

Et voilà comment à partir des années 1740  ou 1750, on voit naître en quelques années And this is how, from the 1740s or 1750s onwards, in the space of a few years, we saw the birth of

un vrai petit marché du macchabée, avec  ses règles, ses prix, ses négociations, ses a real little market for stiffs, with its own rules, prices, negotiations and

tarifs de groupe… Tout ça, on le connaît group rates... We know all that.

très bien grâce à plusieurs types  d'archives. Il y a les journaux, very well thanks to several types of archives. There are newspapers,

déjà, qui couvrent régulièrement ce genre  d'actualité, à chaque fois qu'un body who regularly cover this kind of news, every time a body

snatcher se fait choper avec un sac bien  dodu sur le dos. Il y a les archives de la snatcher gets caught with a plump bag on his back. There's the

police et les minutes des procès, aussi,  mais le plus beau, ce sont les journaux and the minutes of trials, too, but the best part is the newspapers.

intimes des chirurgiens et les livres de  compte des profanateurs de sépulture eux- and the account books of the grave robbers themselves.

mêmes. Grâce à tout ça, on a une idée très précise

des tarifs pratiqués, mais aussi de l'ampleur du phénomène.

En 1795, à Lambeth, un groupe de quinze  body snatchers a ainsi partagé ses tarifs In 1795, in Lambeth, a group of fifteen body snatchers shared their tariffs as follows

avec la Cour pendant son procès : deux  guinées et une couronne par cadavre en with the Court during his trial: two guineas and a crown per corpse in

moyenne, à une époque où un ouvrier bien  payé gagnait une guinée par semaine. at a time when a well-paid worker earned one guinea a week.

En 1828, on sent que l'inflation est passée  par là grâce au journal du médecin Astley In 1828, we could sense that inflation was on its way, thanks to doctor Astley's diary.

Cooper, grand spécialiste du système  vasculaire mais surtout chirurgien personnel Cooper, a great specialist in the vascular system but above all a personal surgeon

de Georges IV, de Guillaume IV et grand  consommateur de cadavres en tous genres, of George IV, William IV and a great consumer of corpses of all kinds,

pour son propre entraînement comme pour  la formation de ses étudiants. À en croire for both his own training and that of his students. According to

ses propres notes, il estimait le tarif moyen  par corps à huit guinées tout en précisant In his own notes, he estimated the average rate per body at eight guineas, while specifying that

que le prix pouvait varier de 1 à 20. Et justement, that the price could vary from 1 to 20. And that's exactly the point,

comment ça se fixe le prix d'un cadavre ? Eh bien tout rentre en ligne de compte. Le how is the price of a corpse determined? Well, everything comes into play. The

principal critère, c'est l'état du corps, un peu comme chez le poissonnier. Plus c'est frais, The main criterion is the state of the body, a bit like at the fishmonger's. The fresher it is, the better. The fresher the better,

plus les clients sont contents. Et plus ça commence à couler, moins ils sont prêts à payer. the happier the customers. And the more it starts to sink, the less they're willing to pay.

En dehors de la date du décès, tous les  paramètres jouent. L'âge du « patient », le Apart from the date of death, all other parameters come into play. The age of the "patient", the

sexe, la couleur de peau… Un corps d'homme,  ça se vend en général plus cher. Pas A man's body generally sells for more. Not

tellement par sexisme d'ailleurs, mais  surtout parce que leur musculature est souvent not so much because of sexism, but mainly because their musculature is often

plus développée, donc plus facile  à disséquer pour des débutants. more developed, and therefore easier for beginners to dissect.

C'est L'anatomie pour les Nuls, quoi. Les anatomistes sont aussi prêts à It's Anatomy for Dummies. Anatomists are also ready to

payer très cher pour des corps qui sortent de l'ordinaire. En 1783, à Londres, un certain pay dearly for bodies that are out of the ordinary. In 1783, in London, a certain

John Hunter a ainsi acheté l'enveloppe terrestre du regretté Charles Byrne, John Hunter bought the land envelope of the late Charles Byrne,

un Irlandais qui dépassait les 2 mètres 10. Le brave garçon avait pourtant fait promettre à an Irishman who was over 2.10 meters tall. The brave lad had made

ses amis de protéger sa dépouille mais qu'est-ce que vous voulez : même pour his friends to protect his remains, but what do you expect?

un bon copain, quand un type un peu louche débarque avec 500 livres dans son portefeuille, a good friend, when a shady guy turns up with 500 pounds in his wallet,

soit l'équivalent de 33 000 euros d'aujourd'hui, on hésite. equivalent to 33,000 euros today, we hesitate.

Faut comprendre. C'est humain. Je juge pas. En revanche, cette situation est assez You have to understand. It's only human. I'm not judging. On the other hand, this situation is quite

exceptionnelle et il ne faut pas imaginer que les corps pouvaient se vendre à ce prix là tous les and it's hard to imagine that bodies could be sold at that price every day.

jours. À Londres, vers 1812, le prix moyen tourne plutôt autour de six ou days. In London, around 1812, the average price was around six or seven days.

huit guinées par corps, l'équivalent de 6 à 8 semaines de salaire pour un artisan. Et ça,

on le sait grâce à un document complétement dingue : le journal d'un we know this thanks to a completely insane document: the diary of a

body snatcher, Joseph Naples, qui appartenait au gang de Ben Crouch, le patron d'une de

ces nombreuses petites PME qui faisaient dans le trafic de cadavres au début du 19e siècle. the many small businesses involved in the corpse trade in the early 19th century.

On a retrouvé ses comptes pour toute  l'année 1811-1812, ce qui permet d'en savoir His accounts for the whole of 1811-1812 have been found, giving us an insight into

plus sur le tarif des corps, mais aussi sur  l'ampleur de leur petite affaire : chaque nuit,

le gang sortait 4 à 6 cadavres de terre,  aussitôt livrés dans les facs de médecines ou

dans les écoles privées, en général  discrètement et par la porte de derrière. in private schools, usually discreetly and through the back door.

Autrement dit, le gang pouvait se faire  jusqu'à 48 guinées par jour, soit une grosse In other words, the gang could make up to 48 guineas a day, a hefty

année de salaire pour un ouvrier du textile. year's salary for a textile worker.

Un an de salaire, en un seul jour...À ce prix-là, A year's salary in a single day...at that price,

je crois que la question elle est vite répondue et on comprend pourquoi la carrière de body I think the question is quickly answered and we understand why the career of body

snatcher a attiré une tripotée de jeunes entrepreneurs dynamiques à Londres, à Liverpool snatcher has attracted a host of dynamic young entrepreneurs to London, Liverpool and the UK.

et dans toutes les grandes villes du pays. Rien qu'à Londres, l'historienne and in every major city in the country. In London alone, the historian

Ruth Richardson estime que 200 personnes exerçaient la noble profession de « resurrection Ruth Richardson estimates that 200 people worked in the noble profession of "resurrection

men » dans les années 1830. Pendant des décennies, ces braves gens ont alimenté men" in the 1830s. For decades, these brave souls have fueled

les hôpitaux de toutes les grandes villes du pays, de Londres à Liverpool en hospitals in every major city in the country, from London to Liverpool in

passant par Édimbourg ou Manchester. Et ça représente plusieurs milliers de corps par an. via Edinburgh or Manchester. And that's several thousand bodies a year.

Ça rapportait bien, les risques étaient  relativement faibles et ça n'avait rien de bien It paid well, the risks were relatively low and there was nothing good about it.

sorcier. Il y avait même une forme de sécurité  sociale avant l'heure qui a été mise en wizard. There was even a form of social security before its time.

place pour la profession ! Pour sécuriser  leurs approvisionnements, certains gros a place for the profession! To secure their supplies, some large

clients ont commencé à offrir toute une  série de garanties à leurs fournisseurs. Sir customers began to offer a whole range of guarantees to their suppliers. Sir

Astley Cooper, le chirurgien du roi dont on  a déjà parlé, promettait par exemple à ses

body snatchers une protection financière  en cas d'arrestation. Mieux encore, il body snatchers financial protection in the event of arrest. Better still, it

apportait sa protection à toute leur  famille pendant que le coupable attendait protection for their entire family while the guilty party waited

patiemment sa libération. Au quotidien, le métier n'était pas si pénible, his release. On a day-to-day basis, the job wasn't so bad,

surtout comparé à d'autres. Après tout, au 19e, on trouvait assez rarement un travail de bureau especially compared to others. After all, in the 19th century, office work was quite rare.

avec une machine à café et un babyfoot dans la salle de pause. Alors déterrer des with a coffee machine and table soccer in the break room. So digging out

corps ou travailler aux abattoirs, franchement… Pour savoir quand et où creuser, la plupart des bodies or work in slaughterhouses, frankly... When it comes to knowing when and where to dig, most

body snatchers travaillaient de près ou de loin dans le monde de la body snatchers worked in one way or another in the world of

mort ou de la médecine. Brancardiers, embaumeurs, death or medicine. Stretcher bearers, embalmers,

infirmiers, chanoines, employés de l'état-civil, fossoyeurs, salariés des cimetières ou des nurses, canons, registrars, gravediggers, cemetery employees or

paroisses… Tout un petit monde de gens plutôt mal payés et pas forcément très parishes... a whole little world of rather poorly paid and not necessarily very

respectés. Pour ceux qui trimaient sans cesse pour un salaire de misère, ça devait être respected. For those who toiled endlessly for a pittance, it must have been

sacrément tentant de pouvoir gagner une pièce ou deux en glissant la bonne information damn tempting to win a coin or two by slipping in the right information

dans la bonne oreille. Et pour les body snatchers eux-mêmes, c'était du temps de

gagné de graisser les bonnes pattes et de corrompre les bonnes personnes, gained from greasing the right paws and bribing the right people,

histoire de savoir où creuser. Petite précision tout de même, c'était un boulot to know where to dig. A word of warning though, it was a job

qui ne durait pas toute l'année, en général, car l'activité était plutôt saisonnière, d'octobre which didn't usually last all year round, as activity was more seasonal, from October to December.

à mai, pour deux raisons. D'abord, la période d'octobre à mai, c'est aussi celle où les

étudiants travaillent avant  la pause de l'été. Ensuite, students work before the summer break. And then..,

croyez-moi, quand votre boulot consiste à  sortir des gens de leurs cercueils, vous

comprendrez vite qu'on a plutôt intérêt à faire  ça en automne ou en hiver, mais surtout pas you'll soon realize that it's better to do this in autumn or winter, but not in winter.

en été, sous peine de respirer des trucs pas  franchement agréables. L'hiver, en revanche, in summer, or you'll be breathing in some pretty nasty stuff. Winter, on the other hand,

pas de problème : non seulement les cadavres  sont plus frais au cimetière, mais on peut les

conserver plus facilement quelque part, sans  avoir à se précipiter pour les livrer en version more easily stored somewhere, without having to rush to deliver them in the