#91 - Pourquoi Socrate a-t-il été condamné à mort ? (1)
Salut à toutes et à tous ! J'espère que vous allez bien. Moi, ça va. Le printemps est enfin arrivé à Cracovie. Bon, on ne peut pas trop en profiter à cause des mesures de confinement, mais ça fait plaisir de voir le soleil briller, même si c'est juste à travers la fenêtre ! Cette année, pour me changer les idées, je me suis lancé dans un grand projet que j'ai depuis longtemps. Quand j'allais à l'école, surtout à partir du lycée, j'adorais découvrir les pensées des grands auteurs, aussi bien les philosophes que les économistes ou les sociologues. Mais c'était toujours un peu frustrant parce qu'en cours, on n'avait pas le temps d'étudier leurs œuvres en profondeur. On apprenait juste leurs principales théories, on lisait quelques passages, quelques extraits. Donc moi, je me disais qu'un jour, il faudrait que je lise vraiment toutes ces œuvres. Forcément, au lycée, j'avais pas le temps parce que je devais me concentrer sur le «bac» (le baccalauréat), l'examen le plus important dans la vie d'un lycéen. Ensuite, pendant mes études, mon emploi du temps était encore plus chargé. Les examens étaient de plus en plus durs, il y avait des projets de groupe, les jobs étudiants pour gagner un peu d'argent, les premiers stages pour remplir mon CV. Et puis, quand j'ai commencé ma carrière, les journées sont devenues encore plus longues avec le métro parisien, le travail, les réunions etc. Donc quand je rentrais chez moi, j'avais pas le courage de lire un traité de philosophie ou une étude de sociologie. Mais j'avais toujours ce projet dans un coin de la tête. Et c'était impossible de l'oublier parce que chaque jour, j'entendais une référence à un de ces auteurs, par exemple dans une émission de radio ou de télé, et je me disais : «Ah oui, je sais vaguement de quoi il s'agit, j'en ai déjà entendu parler, mais il faudrait vraiment que je lise le livre pour mieux comprendre ce sujet.» Par exemple, combien de fois avez-vous entendu une référence à la théorie de l'évolution de Charles Darwin ? On connaît tous sa théorie de la sélection naturelle. Mais est-ce que vous avez lu L'Origine des espèces ? Si vous avez étudié la biologie à l'université, peut-être que oui, mais moi, non. Et à chaque fois que j'entends le nom de Darwin, je me dis qu'il faut absolument que je lise L'Origine des espèces. Donc pour me donner l'impression que je vais le faire un jour, j'ai fait ce qu'on fait toujours dans ces cas-là : une liste. Autant vous dire que cette liste commence elle-même à ressembler à un livre !
Bref, chaque jour, je me rends compte de mes lacunes. Une lacune, c'est un manque ou une insuffisance dans nos connaissances. Ma culture générale a beaucoup de lacunes, il y a énormément de choses que je devrais savoir mais que j'ignore. Bien sûr, je n'ai pas envie de devenir un Pic de la Mirandole, d'accumuler des connaissances juste pour les étaler, pour donner l'impression que je suis intelligent. À ce sujet, il y a une expression que les Français aiment bien utiliser, c'est : «la culture, c'est comme la confiture : moins on en a, plus on l'étale.» Le verbe «étaler», ici, il a deux sens. Vous pouvez étaler de la confiture ou du beurre sur du pain. Et si vous n'en avez pas beaucoup, vous devez vraiment l'étaler pour que ça couvre toute la tartine, tout le morceau de pain. Mais «étaler», ça peut aussi vouloir dire «montrer quelque chose de manière ostentatoire», par exemple «étaler sa richesse» en achetant une grosse voiture très chère. La culture, c'est comme la confiture, moins on en a, plus on l'étale. Je suis sûr que vous connaissez ce genre de personne, quelqu'un qui passe son temps à citer les mêmes références parce que c'est les seules qu'il connaisse. Eh bien ça, c'est une illustration de cette expression. Moi, mon but, c'est pas d'étaler ma culture. J'ai pas l'ambition de devenir une encyclopédie sur pattes. J'aimerais simplement connaître l'histoire des idées pour mieux comprendre le monde actuel, l'état actuel de nos connaissances. Enfin, je dis «simplement» mais ça reste un projet très ambitieux !
C'est peut-être pour ça que pendant des années, je ne m'y suis pas attaqué. Inconsciemment, je pense que c'est un projet qui me faisait un peu peur parce qu'il était trop ambitieux. Donc je me trouvais des excuses en me disant que j'avais pas le temps. L'autre difficulté, c'est que je ne savais pas par où commencer. Je visualisais la montagne de livres que je devais lire, cette montagne de connaissances, mais je ne voyais pas quel chemin suivre pour arriver au sommet. D'ailleurs, je ne voyais pas le sommet non plus tellement cette montagne me semblait haute. Donc au lieu de mettre mes chaussures de randonnée et de commencer l'ascension, je restais en bas à regarder cette montagne, complètement découragé. Mais cette année, j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes, de m'attaquer à ce projet ambitieux. Parce que si je n'ai pas le temps pendant une pandémie mondiale, ça veut dire que je ne le ferai jamais. Alors, il y a quelques semaines, j'ai fait un plan et j'ai décidé d'adopter une approche chronologique, tout simplement. C'est peut-être pas l'approche la plus intelligente, mais elle a le mérite d'être assez logique. Et surtout, ça me plaît parce que je peux commencer avec l'antiquité grecque. C'est une période qui m'a toujours fasciné. Bien sûr, je pourrais remonter encore plus loin, par exemple jusqu'à la Mésopotamie avec des textes comme l'Épopée de Gilgamesh. Mais je sais pas, ça m'inspire moins. Peut-être que je le ferai plus tard. D'ailleurs, là, en vous disant ça, je me dis que je dois l'ajouter sur ma liste ! Bref, tout ça pour dire que cette année, je me plonge dans la Grèce antique : vaste programme, parfait pour oublier la pandémie ! Pour mieux comprendre ce qui s'est passé à cette époque, il y a quatre domaines qui me semblent importants : l'histoire, la mythologie, la philosophie et la tragédie. Quand je dis «histoire», ici, ça englobe aussi l'archéologie, les sciences politiques et tout ce qui nous permet d'imaginer comment était la vie à cette époque. Donc j'ai acheté deux ou trois livres de référence dans chaque domaine pour avoir une vision générale, pour mieux comprendre le contexte. Et ensuite, je vais lire en détail les principales œuvres des philosophes, les mythes et les tragédies.
D'ailleurs, j'ai déjà commencé ! Et comme la meilleure façon de retenir, de mémoriser quelque chose, c'est de l'enseigner, aujourd'hui je vais vous parler d'une de mes lectures récentes : l'Apologie de Socrate, un texte qui raconte le procès de ce grand philosophe qui s'est soldé par sa condamnation à mort. Enfin, pour être précis, je vais plutôt vous parler des raisons qui ont conduit à ce procès.
Rassurez-vous, même si vous n'êtes pas fans de philosophie, je pense que vous allez apprendre des choses passionnantes dans cet épisode, parce que Socrate, c'était vraiment un personnage atypique et énigmatique. Déjà, il est souvent considéré comme le père de la philosophie occidentale. Alors, attention, Socrate n'était pas le premier philosophe de l'histoire, loin de là. Mais sa pensée a été une telle révolution que plus tard, on a inventé le mot «présocratiques» pour regrouper tous les philosophes ayant vécu avant lui comme Thalès, Anaximandre ou Pythagore. On considère que la pensée de Socrate a représenté un tel changement de paradigme dans l'histoire de la philosophie qu'il y a eu un avant et un après Socrate. Bon, c'est un terme qui fait polémique parmi les philosophes aujourd'hui, mais on ne va pas entrer dans les détails. Certains trouvent qu'on a donné trop d'importance à Socrate et qu'on a regroupé arbitrairement des courants philosophiques très différents sous l'étiquette de «Présocratiques.» Malgré tout, c'est un terme qui continue d'être utilisé. Et personne ne nie l'énorme influence qu'a eue Socrate dans l'histoire de la philosophie. C'est d'autant plus étrange qu'il n'a laissé aucun écrit. Socrate partageait sa pensée en discutant avec toutes les personnes qui croisaient son chemin. Aujourd'hui, on connaît ses enseignements uniquement grâce aux œuvres de ses disciples dont le plus connu : Platon. Platon a été le disciple de Socrate pendant plusieurs années. Il a retranscrit la pensée de son maître en le mettant en scène dans des dialogues philosophiques. Là aussi, il y a débat pour savoir ce qu'on peut vraiment attribuer à Socrate dans ces textes et ce qui vient de Platon. D'ailleurs, c'est la même chose avec les autres disciples qu'il a influencés et qui, eux aussi, ont écrit des dialogues socratiques. La dernière chose fascinante avec Socrate, c'est sa mort. Socrate a été condamné à mort par les citoyens athéniens. Il a été condamné à mort à cause de ses idées qui étaient jugées contraires à la morale et à la religion de l'époque. Les disciples de Socrate ont trouvé ce verdict injuste, mais Socrate l'a accepté sans broncher. «Sans broncher», ça veut dire «sans se révolter, sans montrer d'émotion». Socrate a accepté sa condamnation à mort. Il a dû boire la ciguë, un poison mortel. Il avait la possibilité de s'enfuir, mais il a préféré respecter la décision des juges et mourir devant ses disciples. Tout ça, ça vous rappelle peut-être quelqu'un, non ? Mais si, quelqu'un qui a tellement marqué l'histoire que son année de naissance définit un avant et un après. Quelqu'un qui a diffusé sa pensée en discutant avec ses disciples et qui a n'a laissé aucun écrit. Quelqu'un qui a été injustement condamné à mort. Eh oui, je pense à Jésus Christ, bien sûr. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les points communs et les différences entre ces deux personnages, d'ailleurs plusieurs auteurs ont écrit des livres entiers sur ce sujet, mais ce n'est pas ce dont je veux vous parler aujourd'hui. J'essaye juste de piquer votre curiosité en vous montrant à quel point Socrate a été un personnage important. Ce qu'on va essayer de comprendre dans cet épisode, c'est pourquoi Socrate a été condamné à mort par les citoyens athéniens. Pourquoi dérangeait-il tellement ses compatriotes ?
Pour y répondre, je vous propose un petit voyage dans le temps direction Athènes au Vème siècle avant Jésus Christ.
Pour commencer, plantons le décor. «Planter le décor», c'est une expression qu'on utilise au théâtre ou au cinéma pour dire qu'on installe le décor d'une scène. Le décor, c'est toutes les décorations pour faire croire que la scène se passe dans un certain lieu, par exemple un décor de cité médiévale ou un décor de western. Mais cette expression a aussi un sens figuré. On peut dire «planter le décor» dans le sens de «décrire une situation ou un contexte». Alors, plantons le décor.
Nous sommes au Vème siècle avant Jésus-Christ. Athènes est à son apogée. C'est une puissance militaire et économique, notamment grâce à ses nombreuses colonies. C'est aussi un centre culturel, artistique et scientifique. La cité athénienne attire et rassemble les plus grands artistes, comme les dramaturges Eschyle, Aristophane, Euripide et Sophocle, ou encore le sculpteur Phidias. On appelle aussi cette période «le siècle de Périclès» en référence à ce célèbre homme d'État qui dirigeait la cité et qui a initié la construction du Parthénon et de la plupart des édifices de l'Acropole. Mais le Vème siècle, c'est surtout l'âge d'or de la démocratie athénienne, ce nouveau régime qui a permis au peuple de participer directement aux décisions politiques. Enfin, pas vraiment au «peuple» mais plutôt aux citoyens, parce que les femmes et les esclaves en étaient exclus, ils n'avaient pas le droit de participer aux décisions politiques. Chaque jour, les citoyens athéniens se rassemblent sur l'agora, cette grande place au centre de la cité, pour faire du commerce mais aussi lancer des débats politiques ou des discussions philosophiques. Chacun a le droit de partager ses opinions et d'essayer de convaincre ceux qui acceptent de l'écouter. L'agora, c'est vraiment le symbole de cette démocratie athénienne. C'est bon, vous visualisez le décor ? C'est dans ce contexte qu'a vécu Socrate. Alors, il faut préciser qu'on sait très peu de choses avec certitude sur le Socrate historique. On connaît beaucoup mieux le personnage, le symbole qu'il incarnait pour ses disciples, principalement Platon et Xénophon. Concernant sa vie, on doit se fier aux références de ses contemporains et des historiens.
On sait qu'il est né vers 470 avant Jésus Christ. Il était d'origine modeste. Apparemment, son père était sculpteur et sa mère, sage-femme. Sage-femme, c'est une profession médicale qui consiste à accompagner les femmes pendant leur grossesse, autrement dit quand elles sont enceintes, et surtout ensuite à l'accouchement, quand le bébé arrive. Les historiens ne sont pas sûrs de cette information, mais retenez-la parce qu'on va en reparler un peu plus tard. Socrate n'avait pas un physique avantageux. Ça, c'est une expression polie pour dire qu'il n'était pas beau, qu'il était laid. Il n'avait pas un physique avantageux. On le comparait souvent à un silène, autrement dit un satyre. Le satyre, vous savez, c'est cette créature mythologique qui accompagnait Dionysos, cette créature qui avait une tête et un torse d'homme, et des jambes de bouc. Les satyres étaient représentés avec des visages repoussants, laids, donc la comparaison n'était pas très flatteuse pour Socrate. Mais en fait, les silènes étaient aussi connus pour cacher une divinité à l'intérieur d'eux-mêmes, un peu comme une poupée russe. Donc on peut aussi l'interpréter de façon positive. Oui, Socrate était laid, mais derrière sa laideur, il possédait une belle âme. D'ailleurs, il avait beaucoup de succès auprès des jeunes hommes, mais ça, on va en reparler tout à l'heure. Le problème, c'est que Socrate ne faisait aucun effort pour s'arranger. Il avait une hygiène douteuse, c'est-à-dire qu'il se lavait rarement. Il marchait pieds nus, sans chaussures, et il portait toujours les mêmes vieux vêtements abîmés. Je vous laisse imaginer l'odeur qu'il devait dégager, il ne devait pas sentir très bon. Il pouvait facilement passer pour un mendiant, quelqu'un qui vit dans la rue et demande de l'argent aux passants. Mais Socrate ne devait pas être si pauvre que ça parce qu'il a été hoplite, autrement dit soldat. Être hoplite, c'était un honneur réservé aux hommes qui avaient assez d'argent pour s'acheter les armes et l'équipement nécessaires. Comme Socrate a été hoplite pendant la guerre du Péloponnèse, cette guerre entre Athènes et Spartes, on peut imaginer qu'il n'était pas si pauvre que ça. Disons plutôt que pour lui, l'apparence physique et les vêtements n'étaient pas des choses qui méritaient son attention. Par contre, Socrate avait la réputation d'être très courageux, un courage dont il a fait preuve pendant les batailles auxquelles il a participé. Certains de ses contemporains disaient aussi qu'il était capable de méditer debout pendant des heures sans bouger, et qu'il tenait très bien l'alcool. «Bien tenir l'alcool», ça signifie que même si vous buvez beaucoup, vous n'êtes pas ivre ou, en tous cas, ça ne se voit pas. On a l'impression que l'alcool n'a pas d'effet sur vous. Socrate avait la réputation de boire plus que les autres quand il était invité à dîner, mais qu'il ne semblait pas du tout être ivre à la fin du repas. C'est une information qu'on trouve par exemple dans Le banquet, un autre texte de Platon. D'ailleurs, ça, c'est un peu problématique quand on s'intéresse à Socrate. Pas le fait qu'il tenait bien l'alcool, mais le fait qu'on le connaît principalement à travers l'œuvre de Platon. Comme je vous l'ai dit, Socrate n'a laissé aucun écrit. Donc l'image que les philosophes ont gardée de lui, c'est celle que Platon a partagée en le mettant en scène dans ses livres après sa mort, après la mort de Socrate. Logiquement, c'est une image plutôt flatteuse puisque Socrate était son maître et son ami. Mais en plus, il est parfois difficile de savoir si Platon décrivait le vrai Socrate ou s'il se servait de lui pour transmettre ses propres idées, sa propre philosophie. Ce qui est sûr, par contre, c'est que de son vivant, Socrate ne faisait pas l'unanimité, il n'était pas apprécié de tous. Et ça, c'est un euphémisme. Socrate avait beaucoup d'ennemis, et pas juste parce qu'il sentait mauvais…