Part (5)
Il y avait même des ouvrages de référence comme le London Directory, le Red Book et le Blue Book, l'almanach de Whitaker, l'Army and Navy List, et, ce qui me ravit quelque peu, la Law List. Tandis que j'examinai ces livres, la porte s'ouvrit, et le Comte entra. Il me salua amicalement, et me demanda si j'avais passé une agréable nuit. Puis il poursuivit : « Je suis heureux que vous ayez trouvé cet endroit, car je suis sûr que tout cela vous intéressera. Ces compagnons » et il posa la main sur quelques-uns des livres, « ont été pour moi des amis fidèles, et ces dernières années, depuis que j'ai formé le projet de me rendre à Londres, ils m'ont procuré de nombreuses heures de plaisir. A travers eux, j'ai appris à connaître votre grande Angleterre, et la connaître, c'est l'aimer. Je suis impatient de parcourir les rues populeuses de la formidable Londres, d'être au milieu du bruit et de la fureur de l'humanité, de partager sa vie, ses changements, sa mort, tout ce qui a fait d'elle ce qu'elle est. Mais hélas ! Jusqu'ici je ne connais votre langue que par les livres ! Avec vous, mon ami, je vais apprendre à la parler. » « Mais, Comte », dis-je, « vous parlez anglais couramment ! » Il s'inclina gravement. « Je vous remercie, mon ami, mais vous êtes trop flatteur. Je crois que je n'ai fait que commencer le chemin que je souhaite parcourir. C'est vrai, je connais la grammaire et les mots, mais je ne sais pas encore véritablement parler. » « En vérité », dis-je, « vous parlez parfaitement. » « Pas tant que cela », répondit-il, « En fait je sais que si j'allais à Londres, chacun, en m'entendant parler, saurait que je suis un étranger. Cela ne me suffit pas. Je suis un noble, je suis un Boyard, les gens du commun me connaissent, et je suis le maître. Mais un étranger en terre étrangère n'est personne ; les gens ne le connaissent pas, et donc ne s'en soucient pas. Je ne serai satisfait que lorsque je serai semblable à tous les autres, quand aucun homme ne s'arrêtera en me voyant, et quand personne ne cessera de parler en entendant ma voix : « Ah ah, c'est un étranger ! ». J'ai été un maître pendant si longtemps que je veux le rester… ou, au moins, que personne ne soit mon maître. Vous venez à moi, pas seulement en qualité d'agent de mon ami Peter Hawkins, d'Exeter, pour me parler de ma nouvelle propriété de Londres. Vous resterez je l'espère un certain temps avec moi, afin qu'à travers nos conversations je puisse apprendre les intonations anglaises ; et je souhaiterais que vous me signaliez mes erreurs, même les plus insignifiantes, lorsque je parlerai. Je suis désolé d'avoir dû m'absenter aussi longtemps aujourd'hui, mais vous pardonnerez, j'en suis sûr, à celui qui a tant d'affaires importantes à traiter. » Bien sûr, je lui donnai les assurances qu'il attendait, et je lui demandai si je pouvais venir dans cette pièce quand je le souhaiterais. Il répondit : « Oui, certainement », puis il ajouta : « Vous pouvez aller partout où vous voudrez dans le château, sauf là où les portes sont fermées à clé, mais bien sûr, vous n'aurez pas envie d'y aller. Il y a une raison pour que les choses soient telles qu'elles sont, et si vous pouviez voir par mes yeux, en sachant ce que je sais, peut-être comprendriez-vous mieux. » Je lui répondis que j'en étais certain. Il continua : « Nous sommes en Transylvanie, et la Transylvanie n'est pas l'Angleterre. Nous manières ne sont pas vos manières, et beaucoup de choses vous sembleront étranges ici. Mais, d'après ce que vous m'avez déjà raconté de votre voyage, vous en avez déjà une idée. » Nous entrâmes alors en grande conversation, et comme il était visiblement désireux de parler, ne serait-ce que pour le plaisir de parler, je lui posai de nombreuses questions sur ce qui m'était arrivé, et ce que j'avais remarqué. Parfois il changeait de sujet, ou détournait la conversation en prétendant ne pas comprendre, mais généralement il répondit à toutes mes questions avec la plus grande franchise. Le temps passant, je me sentis devenir plus audacieux, et je l'interrogeai à propos des choses étranges survenues la nuit précédente ; par exemple : pourquoi le cocher se rendait-il aux endroits où il voyait des flammes bleues. Alors, il m'expliqua qu'il était communément admis que certaines nuits de l'année (la nuit dernière, par exemple), quand tous les esprits maléfiques règnent sans partage, une flamme bleue apparaît à tous les endroits où un trésor a été enfoui. « Que des trésors aient été cachés dans la région que vous avez traversée la nuit dernière », poursuivit-il, « cela ne fait guère de doute, car c'est une terre qui fut disputée pendant des siècles entre les Valaches, les Saxons et les Turcs. En fait, il n'y a pas un pied de sol dans toute la région qui n'ait été abreuvé par le sang des hommes, patriotes ou envahisseurs. Jadis, il y eut des temps de guerre, quand déferlèrent les hordes des autrichiens et des hongrois, et les patriotes allèrent à leur rencontre – hommes et femmes, jeunes et vieux, et ils les attendirent sur les rochers au-dessus des passes, afin de les détruire en déclenchant des avalanches. Quand l'envahisseur triomphait, il ne trouvait que peu de butin, car le peu qu'ils avaient avait été mis à l'abri sous la terre. » « Mais », dis-je, « comment ces trésors ont-ils pu rester si longtemps cachés, s'il existe un signe aussi sûr de leur présence pour tout homme qui se donnerait la peine de chercher ? » Le Comte sourit, et tandis que ses lèvres découvraient ses gencives, montrant ses étranges canines longues et pointues, il répondit : « Parce qu'au fond de son cœur, le paysan est un couard et un idiot ! Ces flammes n'apparaissent que lors d'une seule et unique nuit, et cette nuit-là, aucun homme de ce pays ne s'aventurera dehors s'il peut faire autrement. Et, mon cher Monsieur, s'il osait, il ne saurait quoi faire. En fait, même si ce paysan dont vous me parlez avait repéré l'emplacement de la flamme, il ne saurait même pas où chercher en plein jour. Même vous, j'en jurerais, vous ne seriez pas capable de retrouver ces endroits ? » « Vous avez raison », dis-je, « Je n'aurais pas la moindre idée de l'endroit où les chercher. » Puis le Comte changea de sujet de conversation.
« Allez » me dit-il enfin, « Parlez-moi de Londres et de la maison que vous m'avez trouvée ». Tout en m'excusant de ma négligence, j'allai dans ma chambre chercher les papiers dans mon sac. Tandis que je les mettais en ordre, j'entendis des bruits de porcelaine et d'argenterie dans la pièce voisine, et quand j'y retournai, je constatai que la table avait été débarrassée et la lampe allumée ; en effet il faisait maintenant très sombre. Les lampes étaient aussi allumées dans la bibliothèque, et je trouvai le Comte assis sur le sofa, occupé à lire. Parmi tous les livres, il avait choisi le guide Bradshaw. Quand j'entrai dans la pièce, il débarrassa la table des livres et des papiers qui l'encombraient, et nous nous plongeâmes dans les plans, les titres, et les chiffres de toutes sortes. Il s'intéressait à tout, et me posa des myriades de questions à propos du lieu et de ses environs. Il était clair qu'il avait étudié auparavant toutes les informations qu'il avait pu obtenir, car à la fin il devint évident qu'il en savait beaucoup plus que moi. Quand je lui en fis la remarque, il répondit : « Mais, mon ami, n'est-ce pas utile ? Quand je serai là-bas, je serai seul, et mon ami Harker Jonathan – non, pardonnez-moi, je retombe dans les habitudes de mon pays en mettant votre patronyme en premier – mon ami Jonathan Harker ne sera pas à mes côtés pour me reprendre et pour m'aider. Il sera à Exeter, à des miles de là, probablement occupé à des affaires juridiques avec mon autre ami, Peter Hawkins. Alors ! » Nous nous occupâmes sans perdre de temps des opérations nécessaires à l'achat du domaine de Purfleet. Quand je lui eus exposé les faits, et que j'eus obtenu sa signature sur les papiers nécessaires, puis écrit une lettre prête à être postée pour Mr. Hawkins, il me demanda comment j'avais fait pour trouver un endroit aussi agréable. Je lui lus alors les notes que j'avais prises à l'époque, et que je reproduis ici : « A Purfleet, le long d'une petite route, je tombai sur un endroit qui semblait correspondre à ce que je cherchais. Un panneau à moitié ruiné indiquait que la propriété était à vendre. Elle est entourée d'un haut mur, de facture ancienne, fait de lourdes pierres, et qui n'a pas été entretenu depuis de nombreuses années. Les portes massives sont en vieux chêne noir et en fer, rongé par la rouille. La propriété est appelée Carfax, sans aucun doute la déformation du vieux terme français « quatre-faces », car la maison a quatre côtés, correspondant aux quatre points cardinaux. Elle s'étend sur vingt acres, entourées par le solide mur de pierre dont j'ai déjà parlé. Elle est plantée de nombreux arbres, et elle est très sombre par endroits. Il y a un petit lac, ou un étang, profond et noir, évidemment alimenté par quelque source, car l'eau est claire et s'écoule par un ruisseau de bonne taille. La maison est très grande et remonte, je dirais, au moyen-âge, car une partie de la construction est faite de pierres immenses, avec de rares fenêtres haut perchées, dotées de forts barreaux de fer. On dirait une partie d'un donjon, attenant à une vieille chapelle ou église. Je ne pus pénétrer dans cette dernière, car je n'avais pas les clés de la porte qui y menait depuis l'intérieur de la maison, mais j'en ai pris quelques vues avec mon kodak depuis différents points. La maison y a été ajoutée par la suite. Je ne puis me faire une idée de sa superficie, mais celle-ci doit être considérable. Il n'y a que quelques autres habitations aux environs ; l'une d'entre elles est un grand établissement récemment construit, une maison d'aliénés privée. Elle n'est cependant pas visible depuis le terrain. » Lorsque j'eus terminé, il me dit : « Je suis heureux que la demeure soit ancienne et vaste. Je suis moi-même issu d'une vieille famille, et si je devais habiter une maison moderne, j'en mourrais. Une maison ne peut devenir habitable en un jour, et, après tout, il faut tellement peu de jours pour faire un siècle ! Je me réjouis aussi qu'il y ait une chapelle de l'ancien temps. Nous, nobles de Transylvanie, n'aimons pas à penser que nos os reposeront parmi ceux des gens du commun. Je ne recherche ni la gaité ni la joie, ni la volupté du grand soleil ou de l'eau vive, qui plaisent tant aux jeunes gens. Mon cœur, après toutes ces tristes années à pleurer les morts, n'est pas accoutumé au bonheur. Les murailles de mon château s'effondrent, les ombres sont épaisses, et le vent froid souffle à travers les murs brisés. J'aime l'ombre et les ténèbres, et j'aime rester seul avec mes pensées. » D'une certaine façon, ces mots ne s'accordaient pas avec son expression, ou peut-être étaient-ce les ombres qui jouaient sur son visage qui rendaient son sourire sombre et maléfique. Il me quitta en s'excusant, me demandant de rassembler les papiers. Il fut absent un certain temps, et je commençais à examiner les livres autour de moi. L'un d'entre eux était un atlas, qui s'ouvrait naturellement à la page de l'Angleterre, comme si cette carte était la plus fréquemment consultée. En l'examinant, je remarquai à certains endroits de petites marques, l'une près de Londres dans l'East Side, manifestement là où se trouvait sa nouvelle propriété, et les deux autres à Exeter et à Whitby, sur la côte du Yorkshire. Il s'était écoulé près d'une heure lorsque le Comte revint. « A ha ! » dit-il, « Toujours dans vos livres ? Bien ! Mais vous ne devez pas travailler toujours ; venez. J'ai été informé que votre souper était prêt. » Il me prit par le bras, et nous nous rendîmes dans
la pièce voisine, où je trouvai un excellent souper qui attendait sur la table.