Chapitre VII À la recherche de Passepartout
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, regardait la mer agitée. La jeune femme, assise derrière lui, se sentait émue en regardant cet océan. Les voiles blanches de la Tankadère semblaient deux grandes ailes au-dessus de leurs têtes.
La nuit tombait et des nuages envahissaient une partie du ciel. Fix ne parlait pas et pensait à l'avenir. Le plan de Fogg lui semblait très simple. Au lieu de s'embarquer pour l'Angleterre, il resterait en Amérique pour profiter de la somme volée. Et lui, il ne le quitterait pas d'une semelle, c'était son devoir !
Fogg pensait à son domestique. Peut-être qu'il s'était embarqué sur le Carnatic au dernier moment. Mrs. Aouda espérait le retrouver à Yokohama.
John Bunsby examinait le ciel, un typhon était en train de se préparer et il avait pris des précautions à bord. Il voulait que ses passagers restent dans la cabine mais ceux-ci préférèrent rester sur le pont. La bourrasque de pluie et des rafales de vent tombaient. Le bateau courait au milieu des vagues à toute vitesse. La nuit, la tempête s'accentua encore et quand le jour reparut elle se déchaîna avec fureur. De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes, mais pas un navire en mer. La Tankadère était seule. Puis il y eut quelques signes d'accalmie et la nuit suivante fut tranquille. Le pire était passé et on voulait arriver à tout prix ! Au loin, on vit un long bateau noir d'où sortait de la fumée. C'était le paquebot américain qui sortait à l'heure prévue.
– Malédiction ! s'écria John Bunsby.
– Faisons des signaux ! dit simplement Fogg. Donnons des coups de canons et baissons le pavillon en signe de détresse.
Entre temps le Carnatic avait quitté Hong-Kong le 7 novembre. Il se dirigeait vers le Japon. Le lendemain de l'embarquement les marins avaient trouvé Passepartout, encore sous l'effet du porto et de l'opium. Il s'était traîné de la tabagie jusqu'au bateau. Revenu à lui, il s'était mis à chercher son maître et Mrs. Aouda. Leurs noms ne figuraient pas sur la liste des passagers. Il se souvint alors qu'ils ne pouvaient pas être à bord vu que le départ du Carnatic avait été avancé et qu'ils n'en savaient rien.
Arrivé à Yokohama il se retrouva seul et sans argent. Il se promena dans la ville en se demandant comment il allait faire pour gagner sa vie. Comme il savait chanter, il pensa que les Japonais apprécieraient son talent européen mais à la fin il choisit de s'offrir comme cuisinier ou domestique à bord d'un bateau en partance pour San Francisco.
Il réfléchissait quand son regard tomba sur une affiche. La troupe acrobatique des Longs-nez-longs-nez de William Batuclar allait donner une dernière représentation avant de partir pour l'Amérique. Passepartout alla directement au cirque pour chercher du travail.
– Si vous êtes français, vous savez faire des grimaces, dit Batuclar. Je peux vous prendre comme clown. Et vous savez chanter ?
– Oui monsieur, répondit Passepartout plutôt vexé.
– Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie sur la plante du pied gauche et un sabre sur le pied droit ?
– Bien sûr ! dit Passepartout qui se rappelait les exercices de son jeune âge.
La troupe devait son nom aux longs nez en bambou que les acrobates utilisaient pour leurs exercices d'équilibre. Ce jour-là pour terminer leur spectacle, ils devaient faire la pyramide humaine mais l'un de ceux qui formaient la base avait quitté la troupe… on décida donc de le remplacer par Passepartout.
Habillé avec un costume du Moyen Age et avec un long nez sur le visage, Passepartout entra en scène et on commença à construire la pyramide. Mais au milieu des applaudissements la pyramide se mit à trembler et s'écroula comme un château de cartes. Passepartout avait vu Fogg parmi les spectateurs.
– Ah mon maître ! Mon maître ! s'écria-t-il.
– Allons au Paquebot mon garçon ! répondit Fogg.
Voilà ce qui s'était passé. Le 14 novembre, le capitaine du paquebot de Yokohama avait vu les signaux de la Tankadère et Fogg, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord. Une fois à Yokohama, Fogg était allé à bord du Carnatic et il avait découvert que son domestique était arrivé la veille et il s'était mis à sa recherche. Entré par hasard dans le cirque de Batuclar, il le retrouva. Passsepartout raconta ses mésaventures à la tabagie sans parler de Fix et il s'excusa.
Finalement le General-Grant partit pour San Francisco et aucun incident nautique ne troubla la traversée. Fogg était calme et sa jeune compagne se sentait de plus en plus attachée à cet homme si silencieux à qui elle devait tout. Elle s'intéressait à ses projets et Passepartout avait compris qu'elle nourrissait un sentiment profond pour son maître.
Sur 80 jours à disposition, Fogg en avait employé 52. Mais où était passé Fix ? À Yokohama, il avait finalement trouvé son mandat d'arrêt mais ce mandat devenait inutile ! Mr. Fogg avait quitté les possessions anglaises et il fallait maintenant un acte d'extradition pour l'arrêter !
– Soit ! se dit Fix, après un premier moment de colère, mon mandat n'est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce voleur croit revenir dans sa patrie après avoir dépisté la police. Bien. Je le suivrai jusque-là.
Il s'embarqua donc sur le General-Grant. Il était déjà à bord quand Fogg et Mrs. Aouda arrivèrent. Surpris, il vit Passepartout et il se cacha dans sa cabine. Mais un jour, il se retrouva face à face avec lui et Passepartout lui sauta à la gorge. Quand il eut fini de le battre, Fix se releva en assez mauvais état.
– Si vous avez fini, venez me parler dans l'intérêt de votre maître ! dit Fix. Si jusqu'ici j'ai été l'adversaire de Mr. Fogg, maintenant je suis dans le jeu !
– Enfin ! s'écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme ?
– Non, je le crois un voleur, répondit Fix. J'ai tout fait pour le ralentir : j'ai lancé contre lui les prêtres de Bombay, je vous ai fait boire à Hong-Kong, je vous ai séparé de lui et je lui ai fait rater le paquebot de Yokohama… maintenant, Fogg semble rentrer en Angleterre mais je ne veux plus être un obstacle. Mon jeu a changé car pour pouvoir l'arrêter il doit être en Angleterre. Votre intérêt est comme le mien : c'est en Angleterre que vous saurez si vous êtes au service d'un criminel ou d'un honnête homme !
Passepartout écoutait le détective, les poings fermés. Convaincu de la bonne foi de Fix, il accepta.
– Nous ne sommes pas amis, dit-il, mais nous avons un pacte. Et à la moindre trahison je vous tordrai le cou ! dit Passepartout.
Onze jours après, le 3 décembre, le General-Grant arriva à San Francisco. Mr. Fogg n'avait encore gagné ni perdu aucun seul jour ! Il était 7h quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout débarquèrent. Mr. Fogg s'informa de l'heure à laquelle partait le premier train pour New-York. C'était à 18h. Il avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour aller vers l'International Hotel.
Passepartout observait avec curiosité cette grande ville commerçante : larges rues, maisons basses et bien alignées ; dans les rues, des voitures, des omnibus, des tramways. Certaines rues étaient bordées de magasins splendides qui offraient des produits du monde entier.
Arrivés à l'hôtel, Passepartout n'avait pas l'impression d'avoir quitté l'Angleterre. Le rez-de-chaussée de l'hôtel était occupé par un immense buffet gratuit. Mr. Fogg et Mrs. Aouda s'installèrent à une table du restaurant et furent servis abondamment.