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TEDx Talks, La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

Traducteur: Guillaume Rouy Relecteur: Claire Ghyselen

AH : Bonsoir ! JP : Bonsoir !

AH : Je m'appelle Arnaud Hoedt

et je suis professeur de français à l'Institut Don Bosco en Belgique.

JP : Je m'appelle Jérome Piron.

Je suis professeur de philosophie dans la même école.

AH : On a tous les deux fait des études de linguistique

et un jour, au cours de ces études, on est tombé sur une citation.

[L'orthographe de la plupart des livres français est ridicule.]

[L'habitude seule peut en supporter l'incongruité.]

JP : Est-ce que vous surveillez votre orthographe ?

Public : Oui.

Est-ce que vous surveillez l'orthographe des autres ?

Public : Oui.

AH : Alors il faut quand même bien reconnaître une chose :

c'est qu'en français,

on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe.

JP : On ne parle pas de votre orthographe.

Ni de la nôtre d'ailleurs.

AH : Ni même celle de Kévin, notre régisseur,

qui a une orthographe bien à lui.

(Rires)

En français, on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe elle-même.

JP : Oui, s'il arrive qu'on juge votre orthographe,

on ne juge pratiquement jamais l'orthographe elle-même.

AH : Attention, il ne s'agit pas ici de juger la langue

mais bien son orthographe.

Souvent, on a tendance à confondre l'orthographe et la langue elle-même.

Mais l'orthographe, ce n'est pas la langue.

L'orthographe, c'est l'écriture de la langue.

Et c'est même pas l'écriture en termes de style ou de qualité de phrase.

En fait c'est le code graphique qui permet de transmettre,

de retranscrire la langue orale.

JP : C'est un petit peu comme les partitions

qui sont au service de la musique.

AH : L'orthographe n'est qu'un outil au service de la langue.

JP : Si l'orthographe est un outil,

on s'est simplement posé une question avec Arnaud :

est-ce que c'est un bon outil ?

Prenons par exemple le son /s/.

AH : Comme dans « régisseur ».

JP : Comment peut-on écrire ce son en français ?

On peut l'écrire : « s »,

« ss »,

« c »,

« ç »,

« sc » comme dans « science »,

« t », les finales en « tion »,

on peut l'écrire « x », dans « dix » ou « six »...

AH : « Bruxelles » !

(Rires)

JP: On peut l'écrire « z », dans « quartz ».

AH : « Aztèque » !

JP : On peut l'écrire « th », dans « forsythia ».

(Rires)

On peut l'écrire « sth », dans « isthme » ou « asthme ».

On peut l'écrire « cc », dans « succion »,

et on peut même l'écrire « sç », dans « il acquiesça ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Si vous voyez la lettre « s » écrite, comment se prononce-t-elle ?

Soit /s/,

soit /z/, entre deux voyelles,

soit pas : muette.

JP : Donc ça fait : un son, douze manières de l'écrire ;

une lettre, trois façons de la prononcer.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Alors en turc, l'orthographe est parfaitement phonétique.

Une lettre, un son.

Un son, une lettre.

« Mayonnaise »

(Rires)

« Saucisse »

(Rires)

Encore un !

[Ekler -- éclair]

JP : Donc en turc,

quand vous entendez un mot pour la première fois,

vous savez automatiquement comment il s'écrit.

C'est le cas dans beaucoup d'autres langues

comme le bulgare, le finnois, le serbe, le roumain

et c'est pratiquement le cas du néerlandais, de l'italien,

de l'espagnol, de l'allemand ou du russe.

AH : Comparons à présent avec le français.

En français, si on inventait un mot qui n'existe pas,

comme le mot /krɛfisjɔ̃/

qu'on a inventé avec Jérôme...

/krɛfisjɔ̃/ !

De combien de manières différentes pourrait-on écrire ce nouveau mot

/krɛfisjɔ̃/ en français ?

Alors pour répondre à cette question, Kévin a écrit un petit programme.

Un algorithme qui permet de calculer toutes les orthographes possibles

du mot /krɛfisjɔ̃/ en français.

Kévin ?

(Applaudissements)

JP : Au total, il existe 240 manières différentes d'écrire le mot /krɛfisjɔ̃/

en français.

AH : On se demande souvent comment respecter l'orthographe

mais l'orthographe elle-même est-elle respectable ?

(Rires)

En français, on écrit le mot « bruit », le mot « édit » ou le mot « crédit »

avec un T pour faire « bruiter », « éditer » ou « créditer » ;

mais pas « abri ».

(Rires)

JP : On écrit « dix » avec un X qu'on prononce /s/,

alors qu'on écrit une « dizaine » avec un Z

et un « dixième » avec un X mais qu'on prononce /z/.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Employé avec l'auxiliaire « avoir »,

le participe passé s'accorde en genre et en nombre

avec le complément d'objet direct

quand celui-ci le précède :

« Les crêpes que j'ai mangées (-es) ».

Par contre, quand le complément suit le participe, il reste invariable :

« J'ai mangé (-é) les crêpes ».

Alors pourquoi ?

Pourquoi avant mais pas après ?

Au Moyen-Âge, les moines ont des conditions de travail difficiles

et travaillent dans des monastères mal chauffés, mal éclairés,

avec des plumes d'animaux.

Souvent, sous la dictée, quand le moine écrivait, par exemple,

« Les pieds que Jésus a lavés »

un simple regard vers la gauche permet d'identifier ce que Jésus a lavé.

Il a lavé quoi ? Les pieds ! Donc le moine accorde, pas de problème.

Mais quand le moine écrivait :

« Jésus a lavé... »

Il se dit : « Jésus a lavé quoi ? Je ne sais pas, je vais attendre,

ça va probablement venir dans la suite du texte ».

(Rires et applaudissements)

« ...avant la fête de Pâques, sachant que son heure était venue,

lorsque le diable avait déjà inspiré au coeur de Judas Iscariote, fils de Simon,

le dessein de le livrer sur les bords du lac de Tibériade

et patati et patata...

les pieds ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Quand le moine est arrivé à « les pieds »,

il a oublié qu'il avait un participe à accorder ;

ou il n'a plus de place pour écrire la lettre,

parce qu'au Moyen-Âge,

les mots sont souvent attachés les uns aux autres.

C'est de l'observation de cet oubli,

de cette erreur particulièrement fréquente dans les manuscrits du Moyen-Âge,

qu'on a tiré la règle.

Voilà pourquoi avant mais pas après.

JP : Alors, à l'école, les enfants se demandent pourquoi.

Pourquoi avant et pas après ? Pourquoi un X ?

AH : Pourquoi pas de T à « abri » ?

JP : Mais quand les enfants demandent pourquoi,

on leur explique comment :

comment on écrit, comment on accorde.

Pourquoi est-ce que l'esprit critique s'arrête au seuil de l'orthographe ?

Parce qu'on a tous appris à ne plus se demander pourquoi.

AH : Alors pourquoi l'orthographe du français est-elle si compliquée ?

Parce qu'en réalité, elle ne tombe pas du ciel, un jour, toute faite.

Elle a une histoire.

JP : Avant le XVIIe siècle, tout le monde écrit comme il veut.

Montaigne ou Rabelais avaient leur propre orthographe

qui variait d'ailleurs

d'un manuscrit à l'autre ou d'un imprimeur à l'autre.

AH : Molière, lui-même,

dans une des toutes premières éditions du Misanthrope,

écrivait « misanthrope » sans H.

D'ailleurs, Molière écrivait « orthographe » sans H.

Aujourd'hui, plus personne ne lit Molière dans l'orthographe de Molière.

Elle a été adaptée au fil des rééditions sans que cela ne change rien à son oeuvre.

Il ne faut donc pas confondre la langue de Molière et son orthographe.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors, d'où vient cette obsession contemporaine pour l'orthographe ?

Au XVIIe siècle, on centralise l'État,

et Richelieu réalise que la langue est un pouvoir.

Il crée alors l'Académie Française.

L'Académie aura pour mission de rédiger un dictionnaire pour fixer la norme.

AH : En réalité, aujourd'hui, l'Académie Française est une fausse référence.

Il n'y a pas de linguiste à l'Académie Française.

C'est un peu comme s'il n'y avait pas de mécanicien au contrôle technique.

Non, « Académicien » est un titre honorifique, pas scientifique.

Il ne suffit pas d'enfiler un habit vert pour devenir grammairien.

AH : Dès l'origine, au XVIIe siècle, l'Académie va surtout faire de la norme

la marque de l'appartenance à la bonne société, le bon usage.

JP : En même temps, à l'époque, pas grand monde n'écrit

et il faut vraiment attendre le XIXe siècle

pour que l'orthographe devienne une norme incontournable.

La bourgeoisie montante va donner à l'orthographe

ses lettres de noblesse :

elle va revendiquer une orthographe délibérément compliquée.

L'Académie Française va d'ailleurs introduire dans son dictionnaire de 1835

toute une série de consonnes doubles, de consonnes étymologiques,

qui n'existaient pas auparavant.

AH : Et surtout, on va l'imposer à tous.

De plus en plus d'enfants vont à l'école

et l'orthographe devient le principal critère de sélection des instituteurs.

Tous les concours d'accès à la fonction publique

passent par une dictée.

JP : C'est aussi l'époque de l'avènement des nationalismes

et on fait de la langue un enjeu identitaire.

On veut un français, le même pour tous, unique et indivisible,

à l'image de la République, une et indivisible.

L'orthographe comme ciment de la nation.

AH : Depuis, à chaque fois qu'on propose de modifier l'orthographe,

cela provoque parfois quelque réticences.

Souvent parce qu'on a le sentiment qu'on va s'attaquer à un héritage.

Des consonnes étymologiques viennent du latin et du grec :

les TH, les PH, comme dans « philosophe ».

Y toucher ce serait un peu comme s'en prendre au patrimoine,

d'une certaine manière se couper

d'une partie de l'histoire de la langue française.

Mais cette histoire est largement fantasmée.

D'abord pourquoi est-ce qu'on a conservé ou introduit

uniquement les consonnes étymologiques issues du latin et du grec ?

Bien parce que ça fait classe !

Parce qu'on aime croire que le français ne descend que de l'Antiquité,

mais en réalité on a évacué sans hésiter toutes les consonnes étymologiques

issues des langues germaniques, de l'arabe, de l'italien.

Rien que ces 3 langues-là,

c'est déjà 35% de tous les mots qu'on a empruntés en français.

JP : Si on voulait vraiment respecter l'étymologie - pourquoi pas -

mais dans ce cas on devrait écrire, par exemple, le mot « style » avec un I

parce qu'on l'a emprunté au latin « stilus » et non au grec.

Par contre, il y a un mot qu'on a emprunté au grec : le mot « économie ».

Pour respecter son origine, on devrait l'écrire comme « foetus ».

AH : Ou encore le mot « fantôme », qui vient aussi du grec « phantasma ».

JP : Et est-ce qu'on peut sérieusement accuser les Italiens ou les Espagnols

de souffrir d'un déficit culturel ?

Parce que en italien on écrit par exemple « filosofo » avec des F depuis toujours,

et ça n'a quand même jamais empêché les Italiens de faire de l'étymologie,

de retrouver les origines « philo » et « sophia ».

AH : Certains donnent à l'orthographe une dimension esthétique.

En effet, on peut trouver que c'est beau parce que c'est compliqué.

On peut appeler toutes les absurdités de l'orthographe des subtilités

et être fier de cette spécificité de la langue française.

Mais si on a droit de trouver qu'une forme est belle

et d'avoir envie de la garder,

alors on a droit de la trouver laide.

JP : Pourquoi les mots du dictionnaire devraient-ils tous être beaux ?

AH : À la rigueur, on pourrait même envisager de les rendre encore plus beaux.

Le Collège de Pataphysique, Boris Vian et Alfred Jarry,

avait imaginé ce qu'ils appelaient une orthographe d'apparat.

Qu'est-ce qu'une orthographe d'apparat ?

Pour vous l'expliquer, Kévin a programmé une petite application :

un module de reconnaissance vocale en orthographe d'apparat, que voici.

Donc, dans cette orthographe,

par exemple, le son :

/a/

[ igt ]

...s'écrit comme dans le mot « doigt »,

(Rires)

/r/

[ rrh ]

comme dans « logorrhée » ou « diarrhée ».

(Rires)

/o/

[ ü ]

Capharnaüm.

Cherchez pas, y en a qu'un !

(Rires)

/d/

[ gd ]

« Amygdale ».

Tu peux faire un truc un peu plus long ?

JP : Projet d'orthographe d'apparat.

[ brrhüsgë gd'ürrhghtücrrhigtph gd'igtbigtrrhigt ]

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors il existe encore une raison de défendre une orthographe compliquée :

le sens de l'effort.

Comme c'est compliqué, c'est exigeant ;

et cette exigence apprend à nos enfants à se dépasser.

Les gens ont l'impression que si l'on simplifie,

on va faire moins d'efforts.

Mais on ne va pas faire moins !

On va faire mieux.

AH : Bon, c'est dur de dire à ceux qui ont souffert

qu'ils ont souffert pour rien.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Tout le temps

de mémorisation mécanique d'exceptions ânonnées,

« Pou, hibou, caillou »,

tout ce temps pourrait être converti en temps de pratique, de découverte,

de réflexion, de littérature ou d'histoire de la langue.

Donc, en un sens, la simplification constitue bien un nivellement par le haut.

(Applaudissements)

AH : La question de l'orthographe touche aussi celle de l'accès à l'emploi.

Dans ces cas-là, aujourd'hui, on sait ce que coûte une faute d'orthographe.

Imaginez que ce ne soit pas votre langue maternelle

ou que vous soyez dyslexique.

JP : On emploie aussi l'orthographe pour disqualifier une pensée.

Sur Internet, par exemple, on voit souvent des commentaires du genre :

La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

Traducteur: Guillaume Rouy Relecteur: Claire Ghyselen

AH : Bonsoir ! JP : Bonsoir !

AH : Je m'appelle Arnaud Hoedt

et je suis professeur de français à l'Institut Don Bosco en Belgique.

JP : Je m'appelle Jérome Piron.

Je suis professeur de philosophie dans la même école.

AH : On a tous les deux fait des études de linguistique

et un jour, au cours de ces études, on est tombé sur une citation.

[L'orthographe de la plupart des livres français est ridicule.]

[L'habitude seule peut en supporter l'incongruité.]

JP : Est-ce que vous surveillez votre orthographe ?

Public : Oui.

Est-ce que vous surveillez l'orthographe des autres ?

Public : Oui.

AH : Alors il faut quand même bien reconnaître une chose :

c'est qu'en français,

on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe.

JP : On ne parle pas de votre orthographe.

Ni de la nôtre d'ailleurs.

AH : Ni même celle de Kévin, notre régisseur,

qui a une orthographe bien à lui.

(Rires)

En français, on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe elle-même.

JP : Oui, s'il arrive qu'on juge votre orthographe,

on ne juge pratiquement jamais l'orthographe elle-même.

AH : Attention, il ne s'agit pas ici de juger la langue

mais bien son orthographe.

Souvent, on a tendance à confondre l'orthographe et la langue elle-même.

Mais l'orthographe, ce n'est pas la langue.

L'orthographe, c'est l'écriture de la langue.

Et c'est même pas l'écriture en termes de style ou de qualité de phrase.

En fait c'est le code graphique qui permet de transmettre,

de retranscrire la langue orale.

JP : C'est un petit peu comme les partitions

qui sont au service de la musique.

AH : L'orthographe n'est qu'un outil au service de la langue.

JP : Si l'orthographe est un outil,

on s'est simplement posé une question avec Arnaud :

est-ce que c'est un bon outil ?

Prenons par exemple le son /s/.

AH : Comme dans « régisseur ».

JP : Comment peut-on écrire ce son en français ?

On peut l'écrire : « s »,

« ss »,

« c »,

« ç »,

« sc » comme dans « science »,

« t », les finales en « tion »,

on peut l'écrire « x », dans « dix » ou « six »...

AH : « Bruxelles » !

(Rires)

JP: On peut l'écrire « z », dans « quartz ».

AH : « Aztèque » !

JP : On peut l'écrire « th », dans « forsythia ».

(Rires)

On peut l'écrire « sth », dans « isthme » ou « asthme ».

On peut l'écrire « cc », dans « succion »,

et on peut même l'écrire « sç », dans « il acquiesça ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Si vous voyez la lettre « s » écrite, comment se prononce-t-elle ?

Soit /s/,

soit /z/, entre deux voyelles,

soit pas : muette.

JP : Donc ça fait : un son, douze manières de l'écrire ;

une lettre, trois façons de la prononcer.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Alors en turc, l'orthographe est parfaitement phonétique.

Une lettre, un son.

Un son, une lettre.

« Mayonnaise »

(Rires)

« Saucisse »

(Rires)

Encore un !

[Ekler -- éclair]

JP : Donc en turc,

quand vous entendez un mot pour la première fois,

vous savez automatiquement comment il s'écrit.

C'est le cas dans beaucoup d'autres langues

comme le bulgare, le finnois, le serbe, le roumain

et c'est pratiquement le cas du néerlandais, de l'italien,

de l'espagnol, de l'allemand ou du russe.

AH : Comparons à présent avec le français.

En français, si on inventait un mot qui n'existe pas,

comme le mot /krɛfisjɔ̃/

qu'on a inventé avec Jérôme...

/krɛfisjɔ̃/ !

De combien de manières différentes pourrait-on écrire ce nouveau mot

/krɛfisjɔ̃/ en français ?

Alors pour répondre à cette question, Kévin a écrit un petit programme.

Un algorithme qui permet de calculer toutes les orthographes possibles

du mot /krɛfisjɔ̃/ en français.

Kévin ?

(Applaudissements)

JP : Au total, il existe 240 manières différentes d'écrire le mot /krɛfisjɔ̃/

en français.

AH : On se demande souvent comment respecter l'orthographe

mais l'orthographe elle-même est-elle respectable ?

(Rires)

En français, on écrit le mot « bruit », le mot « édit » ou le mot « crédit »

avec un T pour faire « bruiter », « éditer » ou « créditer » ;

mais pas « abri ».

(Rires)

JP : On écrit « dix » avec un X qu'on prononce /s/,

alors qu'on écrit une « dizaine » avec un Z

et un « dixième » avec un X mais qu'on prononce /z/.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Employé avec l'auxiliaire « avoir »,

le participe passé s'accorde en genre et en nombre

avec le complément d'objet direct

quand celui-ci le précède :

« Les crêpes que j'ai mangées (-es) ».

Par contre, quand le complément suit le participe, il reste invariable :

« J'ai mangé (-é) les crêpes ».

Alors pourquoi ?

Pourquoi avant mais pas après ?

Au Moyen-Âge, les moines ont des conditions de travail difficiles

et travaillent dans des monastères mal chauffés, mal éclairés,

avec des plumes d'animaux.

Souvent, sous la dictée, quand le moine écrivait, par exemple,

« Les pieds que Jésus a lavés »

un simple regard vers la gauche permet d'identifier ce que Jésus a lavé.

Il a lavé quoi ? Les pieds ! Donc le moine accorde, pas de problème.

Mais quand le moine écrivait :

« Jésus a lavé... »

Il se dit : « Jésus a lavé quoi ? Je ne sais pas, je vais attendre,

ça va probablement venir dans la suite du texte ».

(Rires et applaudissements)

« ...avant la fête de Pâques, sachant que son heure était venue,

lorsque le diable avait déjà inspiré au coeur de Judas Iscariote, fils de Simon,

le dessein de le livrer sur les bords du lac de Tibériade

et patati et patata...

les pieds ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Quand le moine est arrivé à « les pieds »,

il a oublié qu'il avait un participe à accorder ;

ou il n'a plus de place pour écrire la lettre,

parce qu'au Moyen-Âge,

les mots sont souvent attachés les uns aux autres.

C'est de l'observation de cet oubli,

de cette erreur particulièrement fréquente dans les manuscrits du Moyen-Âge,

qu'on a tiré la règle.

Voilà pourquoi avant mais pas après.

JP : Alors, à l'école, les enfants se demandent pourquoi.

Pourquoi avant et pas après ? Pourquoi un X ?

AH : Pourquoi pas de T à « abri » ?

JP : Mais quand les enfants demandent pourquoi,

on leur explique comment :

comment on écrit, comment on accorde.

Pourquoi est-ce que l'esprit critique s'arrête au seuil de l'orthographe ?

Parce qu'on a tous appris à ne plus se demander pourquoi.

AH : Alors pourquoi l'orthographe du français est-elle si compliquée ?

Parce qu'en réalité, elle ne tombe pas du ciel, un jour, toute faite.

Elle a une histoire.

JP : Avant le XVIIe siècle, tout le monde écrit comme il veut.

Montaigne ou Rabelais avaient leur propre orthographe

qui variait d'ailleurs

d'un manuscrit à l'autre ou d'un imprimeur à l'autre.

AH : Molière, lui-même,

dans une des toutes premières éditions du Misanthrope,

écrivait « misanthrope » sans H.

D'ailleurs, Molière écrivait « orthographe » sans H.

Aujourd'hui, plus personne ne lit Molière dans l'orthographe de Molière.

Elle a été adaptée au fil des rééditions sans que cela ne change rien à son oeuvre.

Il ne faut donc pas confondre la langue de Molière et son orthographe.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors, d'où vient cette obsession contemporaine pour l'orthographe ?

Au XVIIe siècle, on centralise l'État,

et Richelieu réalise que la langue est un pouvoir.

Il crée alors l'Académie Française.

L'Académie aura pour mission de rédiger un dictionnaire pour fixer la norme.

AH : En réalité, aujourd'hui, l'Académie Française est une fausse référence.

Il n'y a pas de linguiste à l'Académie Française.

C'est un peu comme s'il n'y avait pas de mécanicien au contrôle technique.

Non, « Académicien » est un titre honorifique, pas scientifique.

Il ne suffit pas d'enfiler un habit vert pour devenir grammairien.

AH : Dès l'origine, au XVIIe siècle, l'Académie va surtout faire de la norme

la marque de l'appartenance à la bonne société, le bon usage.

JP : En même temps, à l'époque, pas grand monde n'écrit

et il faut vraiment attendre le XIXe siècle

pour que l'orthographe devienne une norme incontournable.

La bourgeoisie montante va donner à l'orthographe

ses lettres de noblesse :

elle va revendiquer une orthographe délibérément compliquée.

L'Académie Française va d'ailleurs introduire dans son dictionnaire de 1835

toute une série de consonnes doubles, de consonnes étymologiques,

qui n'existaient pas auparavant.

AH : Et surtout, on va l'imposer à tous.

De plus en plus d'enfants vont à l'école

et l'orthographe devient le principal critère de sélection des instituteurs.

Tous les concours d'accès à la fonction publique

passent par une dictée.

JP : C'est aussi l'époque de l'avènement des nationalismes

et on fait de la langue un enjeu identitaire.

On veut un français, le même pour tous, unique et indivisible,

à l'image de la République, une et indivisible.

L'orthographe comme ciment de la nation.

AH : Depuis, à chaque fois qu'on propose de modifier l'orthographe,

cela provoque parfois quelque réticences.

Souvent parce qu'on a le sentiment qu'on va s'attaquer à un héritage.

Des consonnes étymologiques viennent du latin et du grec :

les TH, les PH, comme dans « philosophe ».

Y toucher ce serait un peu comme s'en prendre au patrimoine,

d'une certaine manière se couper

d'une partie de l'histoire de la langue française.

Mais cette histoire est largement fantasmée.

D'abord pourquoi est-ce qu'on a conservé ou introduit

uniquement les consonnes étymologiques issues du latin et du grec ?

Bien parce que ça fait classe !

Parce qu'on aime croire que le français ne descend que de l'Antiquité,

mais en réalité on a évacué sans hésiter toutes les consonnes étymologiques

issues des langues germaniques, de l'arabe, de l'italien.

Rien que ces 3 langues-là,

c'est déjà 35% de tous les mots qu'on a empruntés en français.

JP : Si on voulait vraiment respecter l'étymologie - pourquoi pas -

mais dans ce cas on devrait écrire, par exemple, le mot « style » avec un I

parce qu'on l'a emprunté au latin « stilus » et non au grec.

Par contre, il y a un mot qu'on a emprunté au grec : le mot « économie ».

Pour respecter son origine, on devrait l'écrire comme « foetus ».

AH : Ou encore le mot « fantôme », qui vient aussi du grec « phantasma ».

JP : Et est-ce qu'on peut sérieusement accuser les Italiens ou les Espagnols

de souffrir d'un déficit culturel ?

Parce que en italien on écrit par exemple « filosofo » avec des F depuis toujours,

et ça n'a quand même jamais empêché les Italiens de faire de l'étymologie,

de retrouver les origines « philo » et « sophia ».

AH : Certains donnent à l'orthographe une dimension esthétique.

En effet, on peut trouver que c'est beau parce que c'est compliqué.

On peut appeler toutes les absurdités de l'orthographe des subtilités

et être fier de cette spécificité de la langue française.

Mais si on a droit de trouver qu'une forme est belle

et d'avoir envie de la garder,

alors on a droit de la trouver laide.

JP : Pourquoi les mots du dictionnaire devraient-ils tous être beaux ?

AH : À la rigueur, on pourrait même envisager de les rendre encore plus beaux.

Le Collège de Pataphysique, Boris Vian et Alfred Jarry,

avait imaginé ce qu'ils appelaient une orthographe d'apparat.

Qu'est-ce qu'une orthographe d'apparat ?

Pour vous l'expliquer, Kévin a programmé une petite application :

un module de reconnaissance vocale en orthographe d'apparat, que voici.

Donc, dans cette orthographe,

par exemple, le son :

/a/

[ igt ]

...s'écrit comme dans le mot « doigt »,

(Rires)

/r/

[ rrh ]

comme dans « logorrhée » ou « diarrhée ».

(Rires)

/o/

[ ü ]

Capharnaüm.

Cherchez pas, y en a qu'un !

(Rires)

/d/

[ gd ]

« Amygdale ».

Tu peux faire un truc un peu plus long ?

JP : Projet d'orthographe d'apparat.

[ brrhüsgë gd'ürrhghtücrrhigtph gd'igtbigtrrhigt ]

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors il existe encore une raison de défendre une orthographe compliquée :

le sens de l'effort.

Comme c'est compliqué, c'est exigeant ;

et cette exigence apprend à nos enfants à se dépasser.

Les gens ont l'impression que si l'on simplifie,

on va faire moins d'efforts.

Mais on ne va pas faire moins !

On va faire mieux.

AH : Bon, c'est dur de dire à ceux qui ont souffert

qu'ils ont souffert pour rien.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Tout le temps

de mémorisation mécanique d'exceptions ânonnées,

« Pou, hibou, caillou »,

tout ce temps pourrait être converti en temps de pratique, de découverte,

de réflexion, de littérature ou d'histoire de la langue.

Donc, en un sens, la simplification constitue bien un nivellement par le haut.

(Applaudissements)

AH : La question de l'orthographe touche aussi celle de l'accès à l'emploi.

Dans ces cas-là, aujourd'hui, on sait ce que coûte une faute d'orthographe.

Imaginez que ce ne soit pas votre langue maternelle

ou que vous soyez dyslexique.

JP : On emploie aussi l'orthographe pour disqualifier une pensée.

Sur Internet, par exemple, on voit souvent des commentaires du genre :