Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (3)
Prime. Petit à petit, comme dans tous les
secteurs économiques, ça s'est professionnalisé. Après les étudiants amateurs des tous débuts,
on a vu apparaître des indépendants qui se débrouillaient tous seuls,
puis des gangs spécialisés comme celui de Ben Crouch, qui pouvaient parfois compter jusqu'à
20 ou 30 personnes. Des hommes, mais aussi des femmes, qu'on envoyait
souvent dans les morgues pour essayer de récupérer les cadavres anonymes encore
plus simplement, en se faisant tout bêtement passer pour des proches éplorés.
Sur un malentendu…ça peut marcher ! Mais la plupart du temps, il fallait partir
pour le cimetière, de préférence la nuit et en évitant les nuits de pleine lune.
Grâce aux procès et aux comptes-rendus des journaux, on sait à peu près comment
ça se passait. En général, l'équipe commençait par aller boire quelques coups au pub,
histoire de se donner du cœur au ventre. On filait ensuite au cimetière, qu'on avait en
général repéré avant. En termes d'outillages, pas besoin de retourner à Castorama, ça
reste assez simple : une lanterne sourde, une échelle pour franchir le mur du
cimetière, quelques cordes, des pelles en bois, pour ne pas faire autant de bruit
qu'avec du métal, quelques poulies pour soulever les dalles et les pierres tombales,
une barre à mine ou deux et puis quelques outils de serrurier pour fracturer quelques
cadenas si nécessaire. Ah oui, et puis des grands sacs,
évidemment, et une charrette garée le long du mur. Pour le reste et pour peu qu'on ait pensé à
refiler quelques shillings aux veilleurs du coin pour leur demander de regarder ailleurs,
c'est du gâteau. Même pas besoin de creuser sur toute la surface de la tombe. Il
suffisait de repérer la tête du cercueil avant de creuser un tunnel en biais jusqu'à toucher
l'extrémité de la caisse. Un coup de barre ou de pied de biche pour le défoncer,
on se donne deux minutes pour laisser les gaz se dissiper, et il ne reste plus qu'à
glisser une corde autour du cou ou des aisselles du cadavre,
avant de le hisser vers la surface. En trente minutes, quatre types bien décidés
pouvait avoir creusé le trou, pété le cercueil, tiré le corps et refermé le bousin. Quand ils
étaient vraiment doués, on ne se rendait compte de rien, comme si la tombe n'avait jamais été
ouverte… Quand ils étaient moins doués, ça braillait en général très vite et très fort le
lendemain matin, avec l'arrivée des premiers visiteurs.
Et là, il valait mieux être loin et prier pour ne pas se faire agrafer par les autorités ou pire,
par des habitants furieux. C'est ce qui est arrivé à un certain Samuel Taylor en 1797, chopé
à Londres avec les corps d'un homme et de trois enfants. Pour le conduire au tribunal, les
policiers l'ont forcé à s'asseoir au milieu des cadavres en question, à l'arrière de son propre
chariot et dans une puanteur atroce. Cela dit, Samuel Taylor avait le cœur bien accroché,
parce qu'il a fallu le secouer pour le réveiller à l'arrivée…
Une fois les corps posés dans la charrette, on avait deux options. Soit filer tout droit
chez le client pour ne pas perdre le rythme, soit stocker les corps quelques jours pour
faire monter les enchères. Il suffisait de les tasser dans des coffres ou dans des
caisses quelque part, en général sur les docks pour que les éventuelles odeurs
désagréables se perdent dans l'air marin. Un autre détail amusant, c'est que comme
dans toute activité économique, chacun avait sa petite spécialité. Il y avait
les fournisseurs spécialisés dans le haut-de- gamme, ceux qui pratiquaient plutôt la fourniture
en masse ou la vente en pièces détachées…
Il y avait aussi ceux qui faisaient dans l'assemblage de squelettes. Ça supposait de
faire bouillir les corps pour séparer les chairs des os avant de fixer l'ensemble avec
du fil de fer et de vendre ça aux facultés de médecine,
pour que les étudiants puissent étudier l'ossature humaine.
Il y a même eu une affaire particulièrement glauque, dans cette catégorie. En février 1795,
on a arrêté à Londres une bande spécialisée dans ce genre de puzzle en 3D. Les
enquêteurs ont découvert qu'un des membres avait offert le squelette articulé d'un enfant à
un de ses propres fils, en guise de poupée…Comme quoi on peut piquer des corps et être
un bon père.
L'autre élément qui explique le développement du trafic de corps à une échelle quasi
industrielle, c'est que les sanctions encourues sont relativement minces, pour deux raisons.
La première tient à la collecte de preuves. Pour sanctionner quoi que ce soit, encore
faudrait-il retrouver les corps des disparus. Pas facile quand ceux-ci sont par
définition destinés à être découpés en rondelles, plusieurs fois en général.
La seconde est d'ordre juridique. Je l'ai dit tout à l'heure, dans le droit anglais de
l'époque, les cadavres n'appartiennent à personne. Du coup, impossible de parler de
vol : les juges et les policiers n'ont tout simplement pas les outils légaux qui
permettraient de punir le trafic de cadavres. En conséquence de quoi, sortir du
cimetière avec le corps de Tonton John dans sa brouette ne coûte pas grand-chose :
tout ce que peuvent poursuivre les juges, c'est le vol des bijoux ou de vêtements, et
parfois quelques dégâts matériels : une porte défoncée, un cadenas brisé, une pierre
tombale cassée… C'est d'ailleurs pour ça que les body snatchers laissent le plus
souvent sur place les vêtements des morts et revendent rapidement les colliers, les
médailles et les bijoux qu'ils ont pu récupérer et qui ne valent de toute façon souvent
pas grand-chose par rapport aux corps eux-mêmes. Non, le plus dangereux, c'était les réactions de
la foule en cas de flagrant délit, ou les violences commises entre bandes rivales,
des bagarres qui se poursuivaient parfois jusque dans les hôpitaux. Un mélange entre Grey's
Anatomy et Peaky Blinders quoi... Par exemple, le London Borough Gang,
qui faisait son beurre à Londres au début du 18e siècle, ont débarqué en nombre en 1816
dans les salles d'autopsie de la Saint Thomas Hospital School pour mettre des
baffes aux médecins et saccager les cadavres vendus par leurs concurrents,
histoire de bien leur faire comprendre qu'ils se considéraient comme des fournisseurs fidèles.
Et sans doute exclusifs, aussi. Conclusion : les rares fois où ils se faisaient
choper, les body snatchers se ramassaient quelques coups de fouet, une amende ou dans
le pire des cas une expulsion loin du Royaume-Uni.
L'histoire de William Burke et William Hare, en Ecosse, est un des procès de body
snatchers les plus célèbres mais les deux hommes n'ont pas été condamnés pour
avoir vendu des cadavres à l'Université d'Édimbourg : ils ont été condamnés pour
meurtres. Par flemme de déterrer des corps, les deux complices avaient trouvé une
solution simple pour fluidifier la chaîne d'approvisionnement : étouffer les clientes de
leur propre auberge. L'anatomiste qui avait acheté les cadavres, Robert Knox, s'en
est tiré sans être inquiété le moins du monde sur le plan judiciaire, même s'il a dû
quitter la ville pour ne pas se faire écharper par les habitants d'Édimbourg.
Quand la justice est défaillante, les gens ont tendance à ne pas rester les bras croisés sans
rien faire. Au business du trafic de cadavres s'est donc rapidement opposé un autre
business, celui de la sécurité des cercueils et des cimetières.
L'horreur légitime que provoquait le phénomène a poussé pas mal de petits malins à
imaginer et à commercialiser des tas de trucs destinés à compliquer la vie des
resurrection men. Certain sont très classiques : des services de gardiennage, des
patrouilles privées payées pour faire le tour des cimetières et des églises, des dalles
funéraires et des cercueils renforcés ou en métal, des pièges, des trappes, des
caveaux verrouillés à triple tour pour les plus aisés, des grillages, etc. Un des trucs,
les plus frappants qu'on voit encore aujourd'hui dans certains cimetières d'Ecosse,
ce sont les mortsafes, des cages à cercueil qui ressemblent à des d'arceaux
métalliques, destinées à recouvrir une tombe fraîchement aménagée.
Certaines sociétés de pompes funèbres, elles, proposaient des sépultures bien plus
profondes que la normale : en 1933, pendant des travaux, on a ainsi retrouvé à
Londres la tombe d'un certain William Jenkins, enterré à 40 pieds de profondeur,
quelque chose comme douze mètres. Feu Monsieur Jenkins était très grand, plus de
deux mètres, et redoutait manifestement qu'un anatomiste curieux décide de lui
rendre une petite visite nocturne…
Les journaux de l'époque regorgent de toute une série de réclames ou d'annonces
pour ces innovations, parfois glauques : certaines sociétés spécialisées proposaient
de fixer fermement les dépouilles des défunts à leurs cercueils pour rendre le body
snatching plus compliqué. D'autres proposaient carrément ce qu'on appelle des
cemetery guns, des flingues de cimetières. Autrement dit des armes à feu chargées et
placées à l'intérieur des caveaux et pointées vers l'extérieur, prêtes à tirer si jamais
un visiteur mal intentionné tirait sur le mauvais fil…
Évidemment, il n'a pas fallu attendre longtemps avant que des malheureux qui n'avaient
absolument rien fait de mal se fassent plomber par des machines défectueuses, ce qui a
débouché en 1827 sur l'interdiction de ce genre de dispositifs.
Mais ce qui a fini par avoir la peau des body snatchers, ce n'est pas cette collection de
gadgets macabres qui ne les ont pas franchement découragés. C'est la loi.
En 1832, face à la réprobation générale et à la multiplication de scandales de plus en
plus glauques, le Parlement britannique a sifflé la fin de la récréation après des
années d'une situation impossible, aux frontières de la légalité.
En autorisant les médecins à utiliser les dépouilles des pauvres dont le corps n'a pas
été réclamé par la famille ou l'entourage, l'Anatomy Act a littéralement tué le marché.
Compte tenu de la misère générale qui régnait à Londres dans les quartiers
populaires, les corps sont devenus d'un seul beaucoup plus faciles à trouver : il n'y
avait littéralement qu'à se baisser, ou plus exactement à se rendre dans les hospices
et dans les morgues de la capitale.
Au passage, la loi est passée dans l'hostilité générale : beaucoup d'Anglais ont trouvé
parfaitement scandaleux l'idée d'une loi qui reproduisait dans la mort les inégalités sociales.
Pour les opposants de l'Anatomy Act, celui-ci revenait à dire livrer les corps des pauvres au
scalpel pendant que seuls les riches pouvaient s'offrir une sépulture digne de ce nom. Pour
une société qui croyait encore largement à la résurrection des corps au jour du Jugement
dernier, ça revenait à ne laisser entrer que les riches au Paradis…
Les débats ont donc été particulièrement violents, mais rien n'y a fait, la loi est passée et a
conduit à une baisse drastique du prix du cadavre sur le marché noir. En quelques mois à
peine, les body snatchers ont dû se reconvertir de toute urgence.
Reste que l'épisode a duré suffisamment longtemps pour infuser dans toute la pop culture.
On trouve des allusions à ces drôles de décennies dans une foule d'œuvres, à
commencer par Frankenstein, de Mary Shelley. C'est en se procurant à droite et à
gauche des morceaux de corps que le héros du roman finit par donner la vie à une
créature pleine de coutures. Au début du 20e siècle, Lovecraft s'en est aussi servi
dans Herbert West, l'histoire d'un réanimateur obsédé par l'idée de créer la vie et
finalement réduit à déterrer lui-même les cadavres nécessaires à ses expériences.
Aujourd'hui encore, plusieurs séries y font allusion directement comme les
Frankenstein Chronicles, avec Sean Bean, ou indirectement, comme The Knick, la
série de Steven Soderbergh qui se situe à New York au début du 20e siècle.
Comme quoi, on n'a pas fini de faire du pognon avec des histoires de cadavres ! J'espère en
tout cas que cet épisode vous a plu même s'il était particulièrement glauque on va pas se le
cacher ! Merci à Jean Christophe Piot et Samuel Brémont pour la préparation de l'émission,
ils tiennent un blog qui s'appellent en Marge et que je vous mets en description, c'est