Leçon 18 - Il n'y a pas de sot métier II
(Il est 10h 30 dans le jardin du Luxembourg, à Paris. Sur un banc vert, Mireille et Robert parlent toujours. Marie-Laure, la petite soeur de Mireille, qui jouait avec son bateau, est tombée dans le bassin. Elle est allée se changer chez elle; elle habite tout près, juste en face, de l'autre côté de la rue.)
Robert: Non, on ne sait jamais comment les choses vont tourner. Tenez, j'avais un ami, aux Etats-Unis, qui adorait le violon: il jouait merveilleusement, un vrai virtuose; il rêvait de donner des concerts dans toutes les grandes villes du monde. Eh bien, vous savez ce qu'il fait, maintenant? Il n'est pas violoniste du tout! Il fait de la saucisse aux abattoirs de Chicago!
Mireille: C'est comme la soeur de mon amie Ghislaine. Elle voulait être pianiste. Et en fin de compte, elle travaille dans le bureau de son papa comme dactylo.
(Mais Marie-Laure s'approche, en souriant.)
Mireille: Mais c'est encore toi? Qu'est-ce que tu fais là?
Marie-Laure: Je te dérange?
Mireille: Tu m'agaces, et puis, laisse ce banc tranquille!
Marie-Laure: Quoi? C'est un banc public, non? Il n'est pas à toi, ce banc! Il est à tout le monde, parce que c'est un banc public, un banc public, un banc public. C'est un banc public dans un jardin public. Le jardin appartient à l'Etat et le banc aussi; donc, ils sont à moi autant qu'à toi, na!
Robert: Eh bien, voilà une jeune fille qui va sûrement être avocate, ou au Conseil d'Etat, et va défendre les intérêts de la société et de l'Etat!
Marie-Laure: Avocate? Moi? Pouh! Non! Toujours debout, crier, faire de grands gestes! C'est fatigant! Le Conseil d'Etat? Bof. Le Sénat, peut-être: c'est presque en face de la maison. C'est pratique: pas de métro pour aller au boulot, mais la politique, ça ne m'intéresse pas.
Robert: Qu'est-ce que tu veux faire, alors?
Marie-Laure: Beuh, je ne sais pas. Plombier, peut-être.
Robert: Plombier? Pourquoi? Les tuyaux, les robinets, ça t'intéresse?
Marie-Laure: Ouais, j'aime bien jouer avec l'eau.
Et puis, Papa dit que les plombiers gagnent plus que lui.
Et puis, quand on est plombier, on travaille quand on veut: si un client vous appelle et qu'on n'a pas envie d'aller travailler, eh bien, on reste chez soi. Tandis que si on veut être ingénieur ou dans un ministère, il faut aller travailler tous les jours, même si on n'a pas envie. Dans la vie, on ne fait jamais ce qu'on veut! Tenez, mon papa, quand il était jeune, il voulait être masseur, pas Mireille! Parce que Mireille, c'est ma soeur, oui, mais ce n'est pas ce que je veux dire, je veux dire, masseur, pour masser les gens qui ont mal au dos. Seulement, il avait toujours les mains froides, mon papa. Alors, hein, forcément, on ne peut pas réussir comme masseur si on a les mains froides. Les clients ne supportent pas ça. Alors maintenant, il fabrique des autos, parce que les autos supportent très bien les mains froides.
Mireille: Remarquez que ça n'empêche pas mon père d'être un homme très chaleureux. “Mains froides, cœur chaud,” comme on dit.
Marie-Laure: On dit ça?
Mireille: Oui, ça se dit. Du moins Tante Georgette le dit, et Grand-mère aussi.
Robert: Moi, mon père voulait devenir athlète professionnel; ou bien boxeur, ou joueur de football. Maintenant, il est vice-président d'une grande banque internationale. Le sport mène à tout.
Mireille: “Et tous les chemins mènent à Rome,” comme dit ma tante Georgette! On parle toujours dans la famille d'un ami qui était sûr de voir un jour son fils ambassadeur. Eh bien, le fils en question est représentant d'une maison de jouets. Et mon beau-frère, Jean-Denis, le mari de ma soeur Cécile, voulait être routier pour conduire des camions énormes, un de ces vingt-tonnes avec neuf ou dix paires de pneus qui filent à toute vitesse dans un nuage de gasoil. Eh bien, vous savez ce qu'il fait, à présent? Il dessine des bijoux chez un bijoutier de la place Vendôme.
Robert: Moi, j'ai un ami qui, dans sa jeunesse, voulait se faire prêtre. Seulement, depuis l'année dernière, il ne croit plus en Dieu! C'est un problème, ça, pour quelqu'un qui veut être prêtre. Alors, il vient d'entrer dans une grande compagnie d'assurances, la Providence.
Mireille: Moi, tous mes amis veulent faire du cinéma. Ils se prennent tous pour des Fellini, des Kurosawa, ou des Truffaut. Ils se font des illusions!
Robert: Peut-être, mais on ne sait jamais. Et de toute façon, faire du cinéma, c'est quand même plus intéressant que d'être dans l'industrie, l'agriculture, le commerce, les affaires, la magistrature, l'armée, ou l'enseignement.
Mireille: C'est vrai, mais tout le monde ne peut pas faire du cinéma ou de la télévision. Il en faut des industriels, des agriculteurs, des commerçants, des femmes et des hommes d'affaires, des magistrats, des enseignants, et même des militaires!
Robert: Des cinéastes et des vidéastes aussi, il en faut! L'ennui, avec le cinéma, c'est que même avec beaucoup de talent, on n'est jamais sûr de réussir.
Mireille: Ah, ça, on ne peut jamais être sûr de rien. On ne sait jamais ce qui va se passer. Mais ça ne fait rien. Dites-moi quand même ce que vous allez faire.
Robert: Moi? Vous voulez vraiment le savoir? Eh bien, je crois que je vais vous inviter à prendre quelque chose à la terrasse de la Closerie des Lilas. Et vous, qu'est-ce que vous allez faire?
Mireille: Hmmm, je crois que je vais accepter.
Marie-Laure: Et moi, je peux venir?
Mireille: Mais tu es encore là, toi? Qu'est-ce que tu fais là?
Tu sais tes leçons pour demain?
Marie-Laure: Ouais.
Mireille: Et tu as fait tes devoirs?
Marie-Laure: Ouais.
Mireille: Et tu les as finis?
Marie-Laure: Presque.
Mireille: Alors, va les finir, tout de suite!
Marie-Laure: Oh, ce que tu peux être embêtante, toi! (à Robert) Puisque vous êtes américain, vous devez savoir l'anglais?
Robert: Oui, un peu.
Marie-Laure: Vous ne pouvez pas m'aider pour mon devoir d'anglais?
Robert: Peut-être.
Marie-Laure: Alors cet après-midi, à deux heures, ici, OK?