Part (7,8,9)
CHAPITRE VII.
UN THÉ DE FOUS.
Il y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier.
Un Loir profondément endormi était assis entre les deux autres qui s'en servaient comme d'un coussin, le coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête. « Bien gênant pour le Loir, » pensa Alice. « Mais comme il est endormi je suppose que cela lui est égal. » Bien que la table fût très-grande, ils étaient tous trois serrés l'un contre l'autre à un des coins. « Il n'y a pas de place ! Il n'y a pas de place ! » crièrent-ils en voyant Alice. « Il y a abondance
de place, » dit Alice indignée, et elle s'assit dans un large fauteuil à l'un des bouts de la table.
« Prenez donc du vin, » dit le Lièvre d'un ton engageant.
Alice regarda tout autour de la table, mais il n'y avait que du thé.
« Je ne vois pas de vin, » fit-elle observer.
« Il n'y en a pas, » dit le Lièvre.
« En ce cas il n'était pas très-poli de votre part de m'en offrir, » dit Alice d'un ton fâché.
« Il n'était pas non plus très-poli de votre part de vous mettre à table avant d'y être invitée, » dit le Lièvre.
« J'ignorais que ce fût votre table, » dit Alice.
« Il y a des couverts pour bien plus de trois convives. » « Vos cheveux ont besoin d'être coupés, » dit le Chapelier. Il avait considéré Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiosité, et ce fut la première parole qu'il lui adressa.
« Vous devriez apprendre à ne pas faire de remarques sur les gens ; c'est très-grossier, » dit Alice d'un ton sévère.
À ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux ; mais il se contenta de dire : « Pourquoi une pie ressemble-t-elle à un pupitre ?
» « Bon ! nous allons nous amuser, » pensa Alice. « Je suis bien aise qu'ils se mettent à demander des énigmes. Je crois pouvoir deviner cela, » ajouta-t-elle tout haut.
« Voulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver la réponse ?
» dit le Lièvre. « Précisément, » répondit Alice. « Alors vous devriez dire ce que vous voulez dire, » continua le Lièvre.
« C'est ce que je fais, » répliqua vivement Alice.
« Du moins — je veux dire ce que je dis ; c'est la même chose, n'est-ce pas ? » « Ce n'est pas du tout la même chose, » dit le Chapelier. « Vous pourriez alors dire tout aussi bien que : « Je vois ce que je mange, » est la même chose que : « Je mange ce que je vois. » »
« Vous pourriez alors dire tout aussi bien, » ajouta le Lièvre, « que : « J'aime ce qu'on me donne, » est la même chose que : « On me donne ce que j'aime.
» » « Vous pourriez dire tout aussi bien, » ajouta le Loir, qui paraissait parler tout endormi, « que : « Je respire quand je dors, » est la même chose que : « Je dors quand je respire. » »
« C'est en effet tout un pour vous, » dit le Chapelier.
Sur ce, la conversation tomba et il se fit un silence de quelques minutes. Pendant ce temps, Alice repassa dans son esprit tout ce qu'elle savait au sujet des pies et des pupitres ; ce qui n'était pas grand'chose.
Le Chapelier rompit le silence le premier.
« Quel quantième du mois sommes-nous ? » dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tiré sa montre de sa poche et la regardait d'un air inquiet, la secouant de temps à autre et l'approchant de son oreille.
Alice réfléchit un instant et répondit : « Le quatre.
» « Elle est de deux jours en retard, » dit le Chapelier avec un soupir. « Je vous disais bien que le beurre ne vaudrait rien au mouvement ! » ajouta-t-il en regardant le Lièvre avec colère.
« C'était tout ce qu'il y avait de plus fin en beurre, » dit le Lièvre humblement.
« Oui, mais il faut qu'il y soit entré des miettes de pain, » grommela le Chapelier.
« Vous n'auriez pas dû vous servir du couteau au pain pour mettre le beurre. » Le Lièvre prit la montre, et la contempla tristement, puis la trempa dans sa tasse, la contempla de nouveau, et pourtant ne trouva rien de mieux à faire que de répéter sa première observation : « C'était tout ce qu'il y avait de plus fin en beurre. » Alice avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité : « Quelle singulière montre ! » dit-elle. « Elle marque le quantième du mois, et ne marque pas l'heure qu'il est ! » « Et pourquoi marquerait-elle l'heure ? » murmura le Chapelier. « Votre montre marque-t-elle dans quelle année vous êtes ? » « Non, assurément ! » répliqua Alice sans hésiter. « Mais c'est parce qu'elle reste à la même année pendant si longtemps. » « Tout comme la mienne, » dit le Chapelier. Alice se trouva fort embarrassée.
L'observation du Chapelier lui paraissait n'avoir aucun sens ; et cependant la phrase était parfaitement correcte. « Je ne vous comprends pas bien, » dit-elle, aussi poliment que possible.
« Le Loir est rendormi, » dit le Chapelier ; et il lui versa un peu de thé chaud sur le nez.
Le Loir secoua la tête avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux : « Sans doute, sans doute, c'est justement ce que j'allais dire.
» « Avez-vous deviné l'énigme ? » dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.
« Non, j'y renonce, » répondit Alice ; « quelle est la réponse ?
» « Je n'en ai pas la moindre idée, » dit le Chapelier. « Ni moi non plus, » dit le Lièvre.
Alice soupira d'ennui.
« Il me semble que vous pourriez mieux employer le temps, » dit-elle, « et ne pas le gaspiller à proposer des énigmes qui n'ont point de réponses. » « Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi, » dit le Chapelier, « vous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne gaspille pas quelqu'un. » « Je ne vous comprends pas, » dit Alice. « Je le crois bien, » répondit le Chapelier, en secouant la tête avec mépris ; « je parie que vous n'avez jamais parlé au Temps.
» « Cela se peut bien, » répliqua prudemment Alice, « mais je l'ai souvent mal employé. » « Ah ! voilà donc pourquoi ! Il n'aime pas cela, » dit le Chapelier. « Mais si seulement vous saviez le ménager, il ferait de la pendule tout ce que vous voudriez. Par exemple, supposons qu'il soit neuf heures du matin, l'heure de vos leçons, vous n'auriez qu'à dire tout bas un petit mot au Temps, et l'aiguille partirait en un clin d'œil pour marquer une heure et demie, l'heure du dîner. » (« Je le voudrais bien, » dit tout bas le Lièvre. ) « Cela serait très-agréable, certainement, » dit Alice d'un air pensif ; « mais alors — je n'aurais pas encore faim, comprenez donc. » « Peut-être pas d'abord, » dit le Chapelier ; « mais vous pourriez retenir l'aiguille à une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez. » « Est-ce comme cela que vous faites, vous ? » demanda Alice.
Le Chapelier secoua tristement la tête.
« Hélas !
non, » répondit-il, « nous nous sommes querellés au mois de mars dernier, un peu avant qu'il devînt fou. » (Il montrait le Lièvre du bout de sa cuiller.) « C'était à un grand concert donné par la Reine de Cœur, et j'eus à chanter :
« Ah ! vous dirai-je, ma sœur, Ce qui calme ma douleur ! » « Vous connaissez peut-être cette chanson ? » « J'ai entendu chanter quelque chose comme ça, » dit Alice. « Vous savez la suite, » dit le Chapelier ; et il continua :
« C'est que j'avais des dragées, Et que je les ai mangées.
» Ici le Loir se secoua et se mit à chanter, tout en dormant : « Et que je les ai mangées, mangées, mangées, mangées, mangées, » si longtemps, qu'il fallût le pincer pour le faire taire. « Eh bien, j'avais à peine fini le premier couplet, » dit le Chapelier, « que la Reine hurla : « Ah !
c'est comme ça que vous tuez le temps ! Qu'on lui coupe la tête ! » » « Quelle cruauté ! » s'écria Alice.
« Et, depuis lors, » continua le Chapelier avec tristesse, « le Temps ne veut rien faire de ce que je lui demande.
Il est toujours six heures maintenant. » Une brillante idée traversa l'esprit d'Alice. « Est-ce pour cela qu'il y a tant de tasses à thé ici ? » demanda-t-elle.
« Oui, c'est cela, » dit le Chapelier avec un soupir ; « il est toujours l'heure du thé, et nous n'avons pas le temps de laver la vaisselle dans l'intervalle.
» « Alors vous faites tout le tour de la table, je suppose ? » dit Alice. « Justement, » dit le Chapelier, « à mesure que les tasses ont servi. » « Mais, qu'arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement ? » se hasarda de dire Alice.
« Si nous changions de conversation, » interrompit le Lièvre en bâillant ; « celle-ci commence à me fatiguer.
Je propose que la petite demoiselle nous conte une histoire. » « J'ai bien peur de n'en pas savoir, » dit Alice, que cette proposition alarmait un peu. « Eh bien, le Loir va nous en dire une, » crièrent-ils tous deux.
« Allons, Loir, réveillez-vous ! » et ils le pincèrent des deux côtés à la fois.
Le Loir ouvrit lentement les yeux.
« Je ne dormais pas, » dit-il d'une voix faible et enrouée. « Je n'ai pas perdu un mot de ce que vous avez dit, vous autres. » « Racontez-nous une histoire, » dit le Lièvre. « Ah ! Oui, je vous en prie, » dit Alice d'un ton suppliant. « Et faites vite, » ajouta le Chapelier, « sans cela vous allez vous rendormir avant de vous mettre en train.
» « Il y avait une fois trois petites sœurs, » commença bien vite le Loir, « qui s'appelaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d'un puits. » « De quoi vivaient-elles ? » dit Alice, qui s'intéressait toujours aux questions de boire ou de manger.
« Elles vivaient de mélasse, » dit le Loir, après avoir réfléchi un instant.
« Ce n'est pas possible, comprenez donc, » fit doucement observer Alice ; « cela les aurait rendues malades.
» « Et en effet, » dit le Loir, « elles étaient très-malades. » Alice chercha à se figurer un peu l'effet que produirait sur elle une manière de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop embarrassant, et elle continua : « Mais pourquoi vivaient-elles au fond d'un puits ? » « Prenez un peu plus de thé, » dit le Lièvre à Alice avec empressement. « Je n'en ai pas pris du tout, » répondit Alice d'un air offensé.
« Je ne peux donc pas en prendre un peu plus. » « Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins, » dit le Chapelier. « Il est très-aisé de prendre un peu plus que pas du tout. » « On ne vous a pas demandé votre avis, à vous, » dit Alice. « Ah ! qui est-ce qui se permet de faire des observations ? » demanda le Chapelier d'un air triomphant.
Alice ne savait pas trop que répondre à cela.
Aussi se servit-elle un peu de thé et une tartine de pain et de beurre ; puis elle se tourna du côté du Loir, et répéta sa question. « Pourquoi vivaient-elles au fond d'un puits ? » Le Loir réfléchit de nouveau pendant quelques instants et dit : « C'était un puits de mélasse. » « Il n'en existe pas ! » se mit à dire Alice d'un ton courroucé. Mais le Chapelier et le Lièvre firent « Chut ! Chut ! » et le Loir fit observer d'un ton bourru : « Tâchez d'être polie, ou finissez l'histoire vous-même. » « Non, continuez, je vous prie, » dit Alice très-humblement. « Je ne vous interromprai plus ; peut-être en existe-t-il un. » « Un, vraiment ! » dit le Loir avec indignation ; toutefois il voulut bien continuer. « Donc, ces trois petites sœurs, vous saurez qu'elles faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour s'en tirer. » « Comment auraient-elles pu s'en tirer ? » dit Alice, oubliant tout à fait sa promesse.
« C'est tout simple — »
« Il me faut une tasse propre, » interrompit le Chapelier.
« Avançons tous d'une place. » Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit ; le Lièvre prit la place du Loir, et Alice prit, d'assez mauvaise grâce, celle du Lièvre. Le Chapelier fut le seul qui gagnât au change ; Alice se trouva bien plus mal partagée qu'auparavant, car le Lièvre venait de renverser le lait dans son assiette.
Alice, craignant d'offenser le Loir, reprit avec circonspection : « Mais je ne comprends pas ; comment auraient-elles pu s'en tirer ?
» « C'est tout simple, » dit le Chapelier. « Quand il y a de l'eau dans un puits, vous savez bien comment on en tire, n'est-ce pas ? Eh bien !
d'un puits de mélasse on tire de la mélasse, et quand il y a des petites filles dans la mélasse on les tire en même temps ; comprenez-vous, petite sotte ? » « Pas tout à fait, » dit Alice, encore plus embarrassée par cette réponse. « Alors vous feriez bien de vous taire, » dit le Chapelier.
Alice trouva cette grossièreté un peu trop forte ; elle se leva indignée et s'en alla.
Le Loir s'endormit à l'instant même, et les deux autres ne prirent pas garde à son départ, bien qu'elle regardât en arrière deux ou trois fois, espérant presque qu'ils la rappelleraient. La dernière fois qu'elle les vit, ils cherchaient à mettre le Loir dans la théière.
« À aucun prix je ne voudrais retourner auprès de ces gens-là, » dit Alice, en cherchant son chemin à travers le bois.
« C'est le thé le plus ridicule auquel j'aie assisté de ma vie ! » Comme elle disait cela, elle s'aperçut qu'un des arbres avait une porte par laquelle on pouvait pénétrer à l'intérieur. « Voilà qui est curieux, » pensa-t-elle. « Mais tout est curieux aujourd'hui. Je crois que je ferai bien d'entrer tout de suite. » Elle entra.
Elle se retrouva encore dans la longue salle tout près de la petite table de verre.
« Cette fois je m'y prendrai mieux, » se dit-elle, et elle commença par saisir la petite clef d'or et par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se mit à grignoter le morceau de champignon qu'elle avait mis dans sa poche, jusqu'à ce qu'elle fût réduite à environ deux pieds de haut ; elle prit alors le petit passage ; et enfin — elle se trouva dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres et des fraîches fontaines.
CHAPITRE VIII.
LE CROQUET DE LA REINE.
Un grand rosier se trouvait à l'entrée du jardin ; les roses qu'il portait étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les peindre en rouge.
Alice s'avança pour les regarder, et, au moment où elle approchait, elle en entendit un qui disait : « Fais donc attention, Cinq, et ne m'éclabousse pas ainsi avec ta peinture. » « Ce n'est pas de ma faute, » dit Cinq d'un ton bourru, « c'est Sept qui m'a poussé le coude. » Là-dessus Sept leva les yeux et dit : « C'est cela, Cinq ! Jetez toujours le blâme sur les autres ! » « Vous feriez bien de vous taire, vous, » dit Cinq. « J'ai entendu la Reine dire pas plus tard que hier que vous méritiez d'être décapité ! » « Pourquoi donc cela ? » dit celui qui avait parlé le premier.
« Cela ne vous regarde pas, Deux, » dit Sept.
« Si fait, cela le regarde, » dit Cinq ; « et je vais le lui dire.
C'est pour avoir apporté à la cuisinière des oignons de tulipe au lieu d'oignons à manger. » Sept jeta là son pinceau et s'écriait : « De toutes les injustices — » lorsque ses regards tombèrent par hasard sur Alice, qui restait là à les regarder, et il se retint tout à coup. Les autres se retournèrent aussi, et tous firent un profond salut.
« Voudriez-vous avoir la bonté de me dire pourquoi vous peignez ces roses ?
» demanda Alice un peu timidement.
Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardèrent Deux.
Deux commença à voix basse : « Le fait est, voyez-vous, mademoiselle, qu'il devrait y avoir ici un rosier à fleurs rouges, et nous en avons mis un à fleurs blanches, par erreur. Si la Reine s'en apercevait nous aurions tous la tête tranchée, vous comprenez. Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre mieux avant qu'elle vienne pour — »
À ce moment Cinq, qui avait regardé tout le temps avec inquiétude de l'autre côté du jardin, s'écria : « La Reine !
La Reine ! » et les trois ouvriers se précipitèrent aussitôt la face contre terre. Il se faisait un grand bruit de pas, et Alice se retourna, désireuse de voir la Reine.
D'abord venaient des soldats portant des piques ; ils étaient tous faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds aux coins ; ensuite venaient les dix courtisans.
Ceux-ci étaient tous parés de carreaux de diamant et marchaient deux à deux comme les soldats. Derrière eux venaient les enfants de la Reine ; il y en avait dix, et les petits chérubins gambadaient joyeusement, se tenant par la main deux à deux ; ils étaient tous ornés de cœurs. Après eux venaient les invités, des rois et des reines pour la plupart. Dans le nombre, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il avait l'air ému et agité en parlant, souriait à tout ce qu'on disait, et passa sans faire attention à elle. Suivait le Valet de Cœur, portant la couronne sur un coussin de velours ; et, fermant cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.
Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les trois jardiniers ; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d'une pareille formalité.
« Et d'ailleurs à quoi serviraient les processions, » pensa-t-elle, « si les gens avaient à se mettre la face contre terre de façon à ne pas les voir ? » Elle resta donc debout à sa place et attendit.
Quand la procession fut arrivée en face d'Alice, tout le monde s'arrêta pour la regarder, et la Reine dit sévèrement : « Qui est-ce ?
» Elle s'adressait au Valet de Cœur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute réponse.
« Idiot !
» dit la Reine en rejetant la tête en arrière avec impatience ; et, se tournant vers Alice, elle continua : « Votre nom, petite ? » « Je me nomme Alice, s'il plaît à Votre Majesté, » dit Alice fort poliment. Mais elle ajouta en elle-même : « Ces gens-là ne sont, après tout, qu'un paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur ? » « Et qui sont ceux-ci ? » dit la Reine, montrant du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils avaient la face contre terre et que le dessin qu'ils avaient sur le dos était le même que celui des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir s'ils étaient des jardiniers, des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.
« Comment voulez-vous que je le sache ?
» dit Alice avec un courage qui la surprit elle-même. « Cela n'est pas mon affaire à moi. »La Reine devint pourpre de colère ; et après l'avoir considérée un moment avec des yeux flamboyants comme ceux d'une bête fauve, elle se mit à crier : « Qu'on lui coupe la tête ! » « Quelle idée ! » dit Alice très-haut et d'un ton décidé. La Reine se tut.
Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement : « Considérez donc, ma chère amie, que ce n'est qu'une enfant.
» La Reine lui tourna le dos avec colère, et dit au Valet : « Retournez-les ! » Ce que fit le Valet très-soigneusement du bout du pied. « Debout !
» dit la Reine d'une voix forte et stridente. Les trois jardiniers se relevèrent à l'instant et se mirent à saluer le Roi, la Reine, les jeunes princes, et tout le monde.
« Finissez !
» cria la Reine.
« Vous m'étourdissez. » Alors, se tournant vers le rosier, elle continua : « Qu'est-ce que vous faites donc là ? » « Avec le bon plaisir de Votre Majesté, » dit Deux d'un ton très-humble, mettant un genou en terre, « nous tâchions — » « Je le vois bien !
» dit la Reine, qui avait pendant ce temps examiné les roses. « Qu'on leur coupe la tête ! » Et la procession continua sa route, trois des soldats restant en arrière pour exécuter les malheureux jardiniers, qui coururent se mettre sous la protection d'Alice.
« Vous ne serez pas décapités, » dit Alice ; et elle les mit dans un grand pot à fleurs qui se trouvait près de là.
Les trois soldats errèrent de côté et d'autre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis s'en allèrent tranquillement rejoindre les autres.
« Leur a-t-on coupé la tête ?
» cria la Reine. « Leurs têtes n'y sont plus, s'il plaît à Votre Majesté ! » lui crièrent les soldats.
« C'est bien !
» cria la Reine. « Savez-vous jouer au croquet ? » Les soldats ne soufflèrent mot, et regardèrent Alice, car, évidemment, c'était à elle que s'adressait la question. « Oui, » cria Alice.
« Eh bien, venez !
» hurla la Reine ; et Alice se joignit à la procession, fort curieuse de savoir ce qui allait arriver.
« Il fait un bien beau temps aujourd'hui, » dit une voix timide à côté d'elle.
Elle marchait auprès du Lapin Blanc, qui la regardait d'un œil inquiet.
« Bien beau, » dit Alice.
« Où est la Duchesse ? » « Chut ! Chut ! » dit vivement le Lapin à voix basse et en regardant avec inquiétude par-dessus son épaule. Puis il se leva sur la pointe des pieds, colla sa bouche à l'oreille d'Alice et lui souffla : « Elle est condamnée à mort »
« Pour quelle raison ?
» dit Alice. « Avez-vous dit : « quel dommage ? » » demanda le Lapin.
« Non, » dit Alice.
« Je ne pense pas du tout que ce soit dommage. J'ai dit : « pour quelle raison ? » » « Elle a donné des soufflets à la Reine, » commença le Lapin. (Alice fit entendre un petit éclat de rire.) « Oh, chut ! » dit tout bas le Lapin d'un ton effrayé. « La Reine va nous entendre ! Elle est arrivée un peu tard, voyez-vous, et la Reine a dit — »
« À vos places !
» cria la Reine d'une voix de tonnerre, et les gens se mirent à courir dans toutes les directions, trébuchant les uns contre les autres ; toutefois, au bout de quelques instants chacun fut à sa place et la partie commença.
Alice n'avait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux que celui-là.
Le terrain n'était que billons et sillons ; des hérissons vivants servaient de boules, et des flamants de maillets. Les soldats, courbés en deux, avaient à se tenir la tête et les pieds sur le sol pour former des arches.
Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu, ce fut de manier le flamant ; elle parvenait bien à fourrer son corps assez commodément sous son bras, en laissant pendre les pieds ; mais, le plus souvent, à peine lui avait-elle allongé le cou bien comme il faut, et allait-elle frapper le hérisson avec la tête, que le flamant se relevait en se tordant, et la regardait d'un air si ébahi qu'elle ne pouvait s'empêcher d'éclater de rire ; et puis, quand elle lui avait fait baisser la tête et allait recommencer, il était bien impatientant de voir que le hérisson s'était déroulé et s'en allait.
En outre, il se trouvait ordinairement un billon ou un sillon dans son chemin partout où elle voulait envoyer le hérisson, et comme les soldats courbés en deux se relevaient sans cesse pour s'en aller d'un autre côté du terrain, Alice en vint bientôt à cette conclusion : que c'était là un jeu fort difficile, en vérité.
Les joueurs jouaient tous à la fois, sans attendre leur tour, se querellant tout le temps et se battant à qui aurait les hérissons.
La Reine entra bientôt dans une colère furieuse et se mit à trépigner en criant : « Qu'on coupe la tête à celui-ci ! » ou bien : « Qu'on coupe la tête à celle-là ! » une fois environ par minute.
Alice commença à se sentir très-mal à l'aise ; il est vrai qu'elle ne s'était pas disputée avec la Reine ; mais elle savait que cela pouvait lui arriver à tout moment.
« Et alors, » pensait-elle, « que deviendrai-je ? Ils aiment terriblement à couper la tête aux gens ici. Ce qui m'étonne, c'est qu'il en reste encore de vivants. » Elle cherchait autour d'elle quelque moyen de s'échapper, et se demandait si elle pourrait se retirer sans être vue ; lorsqu'elle aperçut en l'air quelque chose d'étrange ; cette apparition l'intrigua beaucoup d'abord, mais, après l'avoir considérée quelques instants, elle découvrit que c'était une grimace, et se dit en elle-même, « C'est le Grimaçon ; maintenant j'aurai à qui parler. » « Comment cela va-t-il ? » dit le Chat, quand il y eut assez de sa bouche pour qu'il pût parler.
Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors un signe de tête amical.
« Il est inutile de lui parler, » pensait-elle, « avant que ses oreilles soient venues, l'une d'elle tout au moins. » Une minute après, la tête se montra tout entière, et alors Alice posa à terre son flamant et se mit à raconter sa partie de croquet, enchantée d'avoir quelqu'un qui l'écoutât. Le Chat trouva apparemment qu'il s'était assez mis en vue ; car sa tête fut tout ce qu'on en aperçut.
« Ils ne jouent pas du tout franc jeu, » commença Alice d'un ton de mécontentement, « et ils se querellent tous si fort, qu'on ne peut pas s'entendre parler ; et puis on dirait qu'ils n'ont aucune règle précise ; du moins, s'il y a des règles, personne ne les suit.
Ensuite vous n'avez pas idée comme cela embrouille que tous les instruments du jeu soient vivants ; par exemple, voilà l'arche par laquelle j'ai à passer qui se promène là-bas à l'autre bout du jeu, et j'aurais fait croquet sur le hérisson de la Reine tout à l'heure, s'il ne s'était pas sauvé en voyant venir le mien ! » « Est-ce que vous aimez la Reine ? » dit le Chat à voix basse.
« Pas du tout, » dit Alice.
« Elle est si — » Au même instant elle aperçut la Reine tout près derrière elle, qui écoutait ; alors elle continua : « si sûre de gagner, que ce n'est guère la peine de finir la partie. » La Reine sourit et passa. « Avec qui causez-vous donc là, » dit le Roi, s'approchant d'Alice et regardant avec une extrême curiosité la tête du Chat.
« C'est un de mes amis, un Grimaçon, » dit Alice : « permettez-moi de vous le présenter.
» « Sa mine ne me plaît pas du tout, » dit le Roi. « Pourtant il peut me baiser la main, si cela lui fait plaisir. » « Non, grand merci, » dit le Chat. « Ne faites pas l'impertinent, » dit le Roi, « et ne me regardez pas ainsi !
» Il s'était mis derrière Alice en disant ces mots.
« Un chat peut bien regarder un roi, » dit Alice.
« J'ai lu quelque chose comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas où. » « Eh bien, il faut le faire enlever, » dit le Roi d'un ton très-décidé ; et il cria à la Reine, qui passait en ce moment : « Mon amie, je désirerais que vous fissiez enlever ce chat ! » La Reine n'avait qu'une seule manière de trancher les difficultés, petites ou grandes. « Qu'on lui coupe la tête ! » dit-elle sans même se retourner.
« Je vais moi-même chercher le bourreau, » dit le Roi avec empressement ; et il s'en alla précipitamment.
Alice pensa qu'elle ferait bien de retourner voir où en était la partie, car elle entendait au loin la voix de la Reine qui criait de colère.
Elle l'avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoir la tête coupée, parce qu'ils avaient laissé passer leur tour, et elle n'aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses ; car le jeu était si embrouillé qu'elle ne savait jamais quand venait son tour. Elle alla à la recherche de son hérisson.
Il était en train de se battre avec un autre hérisson ; ce qui parut à Alice une excellente occasion de faire croquet de l'un sur l'autre.
Il n'y avait à cela qu'une difficulté, et c'était que son flamant avait passé de l'autre côté du jardin, où Alice le voyait qui faisait de vains efforts pour s'enlever et se percher sur un arbre.
Quand elle eut rattrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les deux hérissons avaient disparu.
« Mais cela ne fait pas grand'chose, » pensa Alice, « puisque toutes les arches ont quitté ce côté de la pelouse. » Elle remit donc le flamant sous son bras pour qu'il ne lui échappât plus, et retourna causer un peu avec son ami.
Quand elle revint auprès du Chat, elle fut surprise de trouver une grande foule rassemblée autour de lui.
Une discussion avait lieu entre le bourreau, le Roi, et la Reine, qui parlaient tous à la fois, tandis que les autres ne soufflaient mot et semblaient très-mal à l'aise.
Dès que parut Alice, ils en appelèrent à elle tous les trois pour qu'elle décidât la question, et lui répétèrent leurs raisonnements.
Comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de peine à comprendre ce qu'ils disaient.
Le raisonnement du bourreau était : qu'on ne pouvait pas trancher une tête, à moins qu'il n'y eût un corps d'où l'on pût la couper ; que jamais il n'avait eu pareille chose à faire, et que ce n'était pas à son âge qu'il allait commencer.Le raisonnement du Roi était : que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu'il ne fallait pas dire des choses qui n'avaient pas de bon sens.
Le raisonnement de la Reine était : que si la question ne se décidait pas en moins de rien, elle ferait trancher la tête à tout le monde à la ronde.
(C'était cette dernière observation qui avait donné à toute la compagnie l'air si grave et si inquiet. ) Alice ne trouva rien de mieux à dire que : « Il appartient à la Duchesse ; c'est elle que vous feriez bien de consulter à ce sujet. » « Elle est en prison, » dit la Reine au bourreau. « Qu'on l'amène ici. » Et le bourreau partit comme un trait.
La tête du Chat commença à s'évanouir aussitôt que le bourreau fut parti, et elle avait complétement disparu quand il revint accompagné de la Duchesse ; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent à courir de côté et d'autre comme des fous pour trouver cette tête, tandis que le reste de la compagnie retournait au jeu.
CHAPITRE IX.
HISTOIRE DE LA FAUSSE-TORTUE.
« Vous ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne vieille fille !
» dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous celui d'Alice, et elles s'éloignèrent ensemble.
Alice était bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait en elle-même que c'était peut-être le poivre qui l'avait rendue si méchante, lorsqu'elles se rencontrèrent dans la cuisine.
« Quand je serai Duchesse, moi, » se dit-elle (d'un ton qui exprimait peu d'espérance cependant), « je n'aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre grain. La soupe peut très-bien s'en passer. Ça pourrait bien être le poivre qui échauffe la bile des gens, » continua-t-elle, enchantée d'avoir fait cette découverte ; « ça pourrait bien être le vinaigre qui les aigrit ; la camomille qui les rend amères ; et le sucre d'orge et d'autres choses du même genre qui adoucissent le caractère des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sût cela ; on ne serait pas si chiche de sucreries, voyez-vous. » Elle avait alors complètement oublié la Duchesse, et tressaillit en entendant sa voix tout près de son oreille. « Vous pensez à quelque chose, ma chère petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis pas vous dire en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je m'en souviendrai tout à l'heure. » « Peut-être n'y en a-t-il pas, » se hasarda de dire Alice. « Bah, bah, mon enfant !
» dit la Duchesse. « Il y a une morale à tout, si seulement on pouvait la trouver. » Et elle se serra plus près d'Alice en parlant.
Alice n'aimait pas trop qu'elle se tînt si près d'elle ; d'abord parce que la Duchesse était très-laide, et ensuite parce qu'elle était juste assez grande pour appuyer son menton sur l'épaule d'Alice, et c'était un menton très-désagréablement pointu.
Pourtant elle ne voulait pas être impolie, et elle supporta cela de son mieux.
« La partie va un peu mieux maintenant, » dit-elle, afin de soutenir la conversation.
« C'est vrai, » dit la Duchesse ; « et la morale en est : « Oh !
c'est l'amour, l'amour qui fait aller le monde à la ronde ! » » « Quelqu'un a dit, » murmura Alice, « que c'est quand chacun s'occupe de ses affaires que le monde n'en va que mieux. » « Eh bien ! Cela signifie presque la même chose, » dit la Duchesse, qui enfonça son petit menton pointu dans l'épaule d'Alice, en ajoutant : « Et la morale en est : « Un chien vaut mieux que deux gros rats. » » « Comme elle aime à trouver des morales partout ! » pensa Alice. « Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras autour de votre taille, » dit la Duchesse après une pause : « La raison en est que je ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que j'essaie ? » « Il pourrait mordre, » répondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre envie de faire l'essai proposé. « C'est bien vrai, » dit la Duchesse ; « les flamants et la moutarde mordent tous les deux, et la morale en est : « Qui se ressemble, s'assemble.
» » « Seulement la moutarde n'est pas un oiseau, » répondit Alice. « Vous avez raison, comme toujours, » dit la Duchesse ; « avec quelle clarté, vous présentez les choses !
» « C'est un minéral, je crois, » dit Alice. « Assurément, » dit la Duchesse, qui semblait prête à approuver tout ce que disait Alice ; « il y a une bonne mine de moutarde près d'ici ; la morale en est qu'il faut faire bonne mine à tout le monde !
» « Oh ! je sais, » s'écria Alice, qui n'avait pas fait attention à cette dernière observation, « c'est un végétal ; ça n'en a pas l'air, mais c'en est un. » « Je suis tout à fait de votre avis, » dit la Duchesse, « et la morale en est : « Soyez ce que vous voulez paraître ; » ou, si vous voulez que je le dise plus simplement : « Ne vous imaginez jamais de ne pas être autrement que ce qu'il pourrait sembler aux autres que ce que vous étiez ou auriez pu être n'était pas autrement que ce que vous aviez été leur aurait paru être autrement. » » « Il me semble que je comprendrais mieux cela, » dit Alice fort poliment, « si je l'avais par écrit : mais je ne peux pas très-bien le suivre comme vous le dites. » « Cela n'est rien auprès de ce que je pourrais dire si je voulais, » répondit la Duchesse d'un ton satisfait. « Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d'allonger davantage votre explication, » dit Alice.
« Oh ! ne parlez pas de ma peine, » dit la Duchesse ; « je vous fais cadeau de tout ce que j'ai dit jusqu'à présent. » « Voilà un cadeau qui n'est pas cher ! » pensa Alice. « Je suis bien contente qu'on ne fasse pas de cadeau d'anniversaire comme cela ! » Mais elle ne se hasarda pas à le dire tout haut.
« Encore à réfléchir ?
» demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de son petit menton pointu.
« J'ai bien le droit de réfléchir, » dit Alice sèchement, car elle commençait à se sentir un peu ennuyée.
« À peu près le même droit, » dit la Duchesse, « que les cochons de voler, et la mo— »
Mais ici, au grand étonnement d'Alice, la voix de la Duchesse s'éteignit au milieu de son mot favori, morale, et le bras qui était passé sous le sien commença de trembler.
Alice leva les yeux et vit la Reine en face d'elle, les bras croisés, sombre et terrible comme un orage.
« Voilà un bien beau temps, Votre Majesté !
» fit la Duchesse, d'une voix basse et tremblante.
« Je vous en préviens !
» cria la Reine, trépignant tout le temps. « Hors d'ici, ou à bas la tête ! et cela en moins de rien ! Choisissez. » La Duchesse eut bientôt fait son choix : elle disparut en un clin d'œil. « Continuons notre partie, » dit la Reine à Alice ; et Alice, trop effrayée pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse.
Les autres invités, profitant de l'absence de la Reine, se reposaient à l'ombre, mais sitôt qu'ils la virent ils se hâtèrent de retourner au jeu, la Reine leur faisant simplement observer qu'un instant de retard leur coûterait la vie.
Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les autres joueurs et de crier : « Qu'on coupe la tête à celui-ci !
Qu'on coupe la tête à celle-là ! » Ceux qu'elle condamnait étaient arrêtés par les soldats qui, bien entendu, avaient à cesser de servir d'arches, de sorte qu'au bout d'une demi-heure environ, il ne restait plus d'arches, et tous les joueurs, à l'exception du Roi, de la Reine, et d'Alice, étaient arrêtés et condamnés à avoir la tête tranchée.
Alors la Reine cessa le jeu toute hors d'haleine, et dit à Alice : « Avez-vous vu la Fausse-Tortue ?
» « Non, » dit Alice ; « je ne sais même pas ce que c'est qu'une Fausse-Tortue. » « C'est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue, » dit la Reine. « Je n'en ai jamais vu, et c'est la première fois que j'en entends parler, » dit Alice.
« Eh bien ! venez, » dit la Reine, « et elle vous contera son histoire. » Comme elles s'en allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix basse à toute la compagnie : « Vous êtes tous graciés. » « Allons, voilà qui est heureux ! » se dit-elle en elle-même, car elle était toute chagrine du grand nombre d'exécutions que la Reine avait ordonnées.
Elles rencontrèrent bientôt un Griffon, étendu au soleil et dormant profondément.
(Si vous ne savez pas ce que c'est qu'un Griffon, regardez l'image.) « Debout ! paresseux, » dit la Reine, « et menez cette petite demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l'entendre raconter son histoire. Il faut que je m'en retourne pour veiller à quelques exécutions que j'ai ordonnées ; » et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon. La mine de cet animal ne plaisait pas trop à Alice, mais, tout bien considéré, elle pensa qu'elle ne courait pas plus de risques en restant auprès de lui, qu'en suivant cette Reine farouche.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine jusqu'à ce qu'elle fût disparue ; et il se mit à ricaner.
« Quelle farce ! » dit le Griffon, moitié à part soi, moitié à Alice.
« Quelle est la farce ?
» demanda Alice. « Elle ! » dit le Griffon. « C'est une idée qu'elle se fait ; jamais on n'exécute personne, vous comprenez. Venez donc !
» « Tout le monde ici dit : « Venez donc ! » » pensa Alice, en suivant lentement le Griffon. « Jamais de ma vie on ne m'a fait aller comme cela ; non, jamais ! » Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d'apercevoir dans l'éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit récif, et, à mesure qu'ils approchaient, Alice pouvait l'entendre qui soupirait comme si son cœur allait se briser ; elle la plaignait sincèrement. « Quel est donc son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon ; et le Griffon répondit, presque dans les mêmes termes qu'auparavant : « C'est une idée qu'elle se fait ; elle n'a point de chagrin, vous comprenez. Venez donc ! » Ainsi ils s'approchèrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien. « Cette petite demoiselle, » dit le Griffon, « veut savoir votre histoire.
» « Je vais la lui raconter, » dit la Fausse-Tortue, d'un ton grave et sourd : « Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j'aie fini. » Ils s'assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Alice pensait : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. » Mais elle attendit patiemment.« Autrefois, » dit enfin la Fausse-Tortue, « j'étais une vraie Tortue. » Ces paroles furent suivies d'un long silence interrompu seulement de temps à autre par cette exclamation du Griffon : « Hjckrrh ! » et les soupirs continuels de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de se lever et de dire : « Merci de votre histoire intéressante, » mais elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il devait sûrement y en avoir encore à venir. Elle resta donc tranquille sans rien dire.
« Quand nous étions petits, » continua la Fausse Tortue d'un ton plus calme, quoiqu'elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot, « nous allions à l'école au fond de la mer.
La maîtresse était une vieille tortue ; nous l'appelions Chélonée. » « Et pourquoi l'appeliez-vous Chélonée, si ce n'était pas son nom ? » « Parce qu'on ne pouvait s'empêcher de s'écrier en la voyant : « Quel long nez ! » » dit la Fausse-Tortue d'un ton fâché ; « vous êtes vraiment bien bornée ! » « Vous devriez avoir honte de faire une question si simple ! » ajouta le Griffon ; et puis tous deux gardèrent le silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice, qui se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit à la Fausse-Tortue, « En avant, camarade ! Tâchez d'en finir aujourd'hui ! » et elle continua en ces termes :
« Oui, nous allions à l'école dans la mer, bien que cela vous étonne.
» « Je n'ai pas dit cela, » interrompit Alice. « Vous l'avez dit, » répondit la Fausse-Tortue.
« Taisez-vous donc, » ajouta le Griffon, avant qu'Alice pût reprendre la parole.
La Fausse-Tortue continua :
« Nous recevions la meilleure éducation possible ; au fait, nous allions tous les jours à l'école.
» « Moi aussi, j'y ai été tous les jours, » dit Alice ; « il n'y a pas de quoi être si fière. » « Avec des « en sus, » » dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiétude. « Oui, » dit Alice, « nous apprenions l'italien et la musique en sus.
» « Et le blanchissage ? » dit la Fausse-Tortue.
« Non, certainement !
» dit Alice indignée.
« Ah ! Alors votre pension n'était pas vraiment des bonnes, » dit la Fausse-Tortue comme soulagée d'un grand poids. « Eh bien, à notre pension il y avait au bas du prospectus : « l'italien, la musique, et le blanchissage en sus. » » « Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond de la mer, » dit Alice. « Je n'avais pas les moyens de l'apprendre, » dit en soupirant la Fausse-Tortue ; « je ne suivais que les cours ordinaires.
» « Qu'est-ce que c'était ? » demanda Alice. « À Luire et à Médire, cela va sans dire, » répondit la Fausse-Tortue ; « et puis les différentes branches de l'Arithmétique : l'Ambition, la Distraction, l'Enjolification, et la Dérision. » « Je n'ai jamais entendu parler d'enjolification, » se hasarda de dire Alice. « Qu'est-ce que c'est ? » Le Griffon leva les deux pattes en l'air en signe d'étonnement. « Vous n'avez jamais entendu parler d'enjolir ! » s'écria-t-il. « Vous savez ce que c'est que « embellir, » je suppose ? » « Oui, » dit Alice, en hésitant : « cela veut dire — rendre — une chose — plus belle. » « Eh bien ! » continua le Griffon, « si vous ne savez pas ce que c'est que « enjolir » vous êtes vraiment niaise. » Alice ne se sentit pas encouragée à faire de nouvelles questions là-dessus, elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, « Qu'appreniez-vous encore ? » « Eh bien, il y avait le Grimoire, » répondit la Fausse-Tortue en comptant sur ses battoirs ; « le Grimoire ancien et moderne, avec la Mérographie, et puis le Dédain ; le maître de Dédain était un vieux congre qui venait une fois par semaine ; il nous enseignait à Dédaigner, à Esquiver et à Feindre à l'huître. » « Qu'est-ce que cela ? » dit Alice. « Ah ! je ne peux pas vous le montrer, moi, » dit la Fausse-Tortue, « je suis trop gênée, et le Griffon ne l'a jamais appris. » « Je n'en avais pas le temps, » dit le Griffon, « mais j'ai suivi les cours du professeur de langues mortes ; c'était un vieux crabe, celui-là. » « Je n'ai jamais suivi ses cours, » dit la Fausse-Tortue avec un soupir ; « il enseignait le Larcin et la Grève. » « C'est ça, c'est ça, » dit le Griffon, en soupirant à son tour ; et ces deux créatures se cachèrent la figure dans leurs pattes. « Combien d'heures de leçons aviez-vous par jour ?
» dit Alice vivement, pour changer la conversation.
« Dix heures, le premier jour, » dit la Fausse-Tortue ; « neuf heures, le second, et ainsi de suite.
» « Quelle singulière méthode ! » s'écria Alice. « C'est pour cela qu'on les appelle leçons, » dit le Griffon, « parce que nous les laissons là peu à peu. » C'était là pour Alice une idée toute nouvelle ; elle y réfléchit un peu avant de faire une autre observation. « Alors le onzième jour devait être un jour de congé ? » « Assurément, » répondit la Fausse-Tortue. « Et comment vous arrangiez-vous le douzième jour ?
» s'empressa de demander Alice.
« En voilà assez sur les leçons, » dit le Griffon intervenant d'un ton très-décidé ; « parlez-lui des jeux maintenant.