Les Elfes : du Moyen Âge à la pop Culture (2)
certains de ces êtres sont décrits comme des hommes, il semble que peu à peu, à partir de
la seconde moitié du Moyen âge, le terme elfe, sans doute sous l'influence de l'Église et de
la relecture de la mythologie gréco-latine, ait désigné principalement de belles créatures de
sexe féminin, alors que le mot « nain », associé à l'origine aux elfes, a de son côté peu à peu
renvoyé à des êtres presque exclusivement masculins et disgracieux, voire laids.
Chez Tolkien, les elfes sont dépeints sous des traits plus masculins que féminins. Dans
Le Hobbit (1937), Elrond est le maître de la « Dernière Maison Hospitalière »
de Foncombe alors que le pays des elfes sylvain est dirigé par le roi Thranduil.
Vous savez l'elfe qu'on a envie de baffer là ! Le père de Legolas ! Bref,
a y regarder de plus près on a donc l'impression que Tolkien,
en s'inspirant des récits nordiques et en les détachant de l'imagerie de plus en plus précieuse
des fées, a fortement remasculinisé les elfes. Et pourtant...pourtant !
Pourtant, à bien y regarder, les femmes elfes jouent un grand rôle dans l'univers du Seigneur
des Anneaux. À l'opposé des représentations des femmes elfes dans les mythes anciens, Galadriel,
dame de la Lorien n'est pas décrite comme une créature dangereuse, mais comme une puissance
foncièrement bénéfique aidant les héros dans leur quête. Dans l'univers de Tolkien, le fait que des
femmes elfes soient néfastes devient finalement une sorte de superstition. Boromir par exemple,
qui est déjà en partie corrompu par l'Anneau, affirme que la Lorien est un territoire dont
on ne revient pas indemne et qu'il se méfie de Galadriel. Le nain Gimli affirme aussi « qu'une
enchanteresse vit dans ces bois. Une sorcière elfe, aux terribles pouvoirs. Tous ceux qui
l'ont regardé sont tombés sous son charme. Et on ne les a jamais revus ! ». Et pour le coup,
tout le monde a un peu de mal à le prendre au sérieux. Finalement, si le nain finit par
tomber sous le charme de la dame elfe, c'est grâce à sa bonté. Sans Galadriel offrant une
fiole emplie de lumière à Frodon, nul doute que la quête de l'Anneau aurait été vouée à l'échec.
Cet exemple montre bien à quel point Tolkien a fait évoluer le regard sur les femmes elfes qui
n'incarnent plus désormais un danger, mais une force bénéfique. Cette transformation
est bien représentée par cette image réalisée en 1986 par Angus McBride pour le Jeu de rôle
de la terre du Milieu. Galadriel y est représentée comme une guérisseuse
presque maternelle accueillant au milieu d'un bois idéalisé un blessé qu'elle s'apprête à
soigner. Si l'action de l'illustration se passe en pleine nuit, temps toujours associé aux elfes
au point qu'ils apparaissent très souvent, dans la trilogie de Peter Jackson, dans un
décor nocturne, cette nuit là n'est pas associée aux cauchemars, mais plutôt au repos et au rêve.
On voit donc que Tolkien innove sur ces représentations mais ça ne l'empêche
pas d'utiliser quelques bons clichés pour décrire les elfes ! Par exemple,
ils emploient des arcs, comme dans nombre de textes médiévaux,
et habitent dans des forêts. Il les associe aussi aux îles et au trépas en général.
Quand les elfes, après être partis de la Terre du Milieu, s'en vont en effet vers la grande
île de l'Ouest, Valinor, on peut dire qu'ils quittent l'univers des vivants pour rejoindre
un lieu que l'on peut associer au paradis. La traversé s'effectue depuis les Havres
Gris sur des nefs fabriquées par un elfe, Círdan [PRONONCER KIR-DANE] le Constructeur de Navires,
qui comme Charon (KARON) dans la mythologie gréco-latine, Anubis dans les légendes égyptiennes
ou des navigatrices conduisant Arthur vers Avalon, reprend le rôle de psychopompe [PRONONCER :
psyco - pompe], c'est-à-dire de passeur entre le monde des vivants et celui des trépassés.
Comme dans le texte de Chaucer [CHÔSSEUR], les elfes de la Terre du Milieu sont un peuple
ancien voué à disparaître peu à peu. Mais sous la plume de Tolkien, cette caractéristique prend
une autre dimension. Comme on l'a vu dans d'autres épisodes traitant de la fantasy,
rêver d'un Moyen âge fantasmé est pour Tolkien un outil pour mieux s'échapper à
l'horreur quotidienne de la société industrielle moderne qui défigure le paysage anglais. C'est
encore plus vrai pour lui lorsqu'il est jeté, avec des millions d'autres soldats,
dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. La Chute de Gondolin, le premier texte qu'il ait
jamais écrit se déroulant dans la Terre du Milieu, est marqué par son expérience de la
bataille de la Somme et met en scène une belle cité elfique détruite par une horde d'orques
et de dragons qui renvoient nettement aux armées industrielles de la Grande Guerre. Dans son œuvre,
on peut également interpréter le lent effacement du monde des elfes devant la société des hommes
non pas comme la victoire du christianisme, ce qui était jusqu'alors le cas, mais celle,
terrible pour lui, de la Modernité sur la magie, du rationalisme froid sur le rêve.
Tolkien fait donc évoluer cette figure de l'elfe. Ils deviennent d'un coup les
représentants d'une sorte de nostalgie, d'un peuple ancien et proche de l'extinction.
Une approche qu'on retrouvera dans beaucoup d'autres univers de fantasy par la suite.
D'ailleurs, cette représentation pousse parfois des auteurs américains de fantasy à les associer
avec des peuples premiers ou autochtones qui sont proches de la nature et qui sont chassés par
l'avancée de la colonisation européenne. Les elfes créés par Wendy et Richard Pini en 1978 pour leur
comics Elfquest (Le Pays des elfes en français) ressemblent alors fortement à des Amérindiens,
portent des noms renvoyant à des animaux et vivent en symbiose avec la faune qui
les entoure. On retrouve cette idée avec le portrait que dresse George R. R. Martin
des enfants de la forêt de Game of Thrones. Un peuple qui rappelle fortement les elfes,
utilise une technologie de l'âge de pierre et qui a été presque entièrement chassé de
Westeros par l'arrivée des Premiers hommes qui, eux, maîtrisaient le travail du fer.
D'autres écrivains vont reprendre cette idée d'ancienneté mais lui
ajoutent une dimension négative. Le peuple des Melnibonéens créé en 1961 par l'auteur
britannique Michael Moorcock, s'ils ne sont pas explicitement désignés comme des elfes,
leur ressemblent fortement. Se sont des êtres fins, graciles, manipulant une magie puissante,
ils dominaient jadis le monde depuis leur île où, devenus isolationnistes,
ils vivent désormais reclus dans le raffinement, l'oisiveté et la décadence la plus totale.
Mais le “truc” en plus c'est que ces créatures sont profondément maléfiques ! Les Melnibonéens
sont surtout un moyen pour Moorcock de critiquer les conservateurs anglais qui, en pleine vague de
la Décolonisation, rêvent encore à la gloire passée de l'empire victorien du XIXe siècle.
Brodant à partir de ça, les elfes de certains univers de fantasy seront dépeints soit comme
des impérialistes convaincus, soit comme une élite tyrannique jalouse de ses privilèges.
Dans le jeu de rôle français Pax Elfica sorti en 2020, après avoir aidé des peuples à se libérer
de l'emprise d'une armée de morts-vivants, les elfes venus d'une lointaine forêt se transforment
en force d'occupation et font régner la terreur en utilisant des charmes qui lobotomisent ceux
qui osent se révolter contre eux, situation qui n'est pas sans rappeler l'occupation de
l'Irak par les Etats-Unis entre 2003 et 2011. Pareillement, dans le jeu de rôle Shadowrun,
dont l'action se déroule dans une Amérique futuriste où les créatures merveilleuses ont
réapparus, les elfes ont établi au nord de la Californie une nation construite
sur un racisme structurel leur permettant de monopoliser le pouvoir politique et économique .
Évidemment, il faut pas avoir fait des études de politiques pour comprendre que
c'est une critique de la société américaine où les elfes incarnent
les classes dominantes majoritairement blanches, et ce d'autant plus nettement
que la condition des orques dans cet univers renvoie à celle des Africains-américains.
Créé en 1989, Shadowrun a très certainement inspiré le film Bright sorti en 2017 où,
là encore, les elfes représentent la caste des ultra-riches vivants dans des quartiers
réservés et ultra-sécurisés alors que les orques, eux, sont issus de ghettos renvoyant à ceux des
grandes métropoles américaines où s'entassent les noirs ou les latinos les plus pauvres.
Comme avec Tolkien, ces évolutions n'empêchent pas la fantasy depuis
les années 1970 de reprendre des stéréotypes anciens. Dans beaucoup d'univers de ce genre
littéraire et ludique, les elfes vivent dans des archipels utopiques. L'île forestière
de L'Eternelle rencontre (Evermeet en anglais) des Royaumes oubliées créée pour le jeu de rôle
Donjons & Dragons ou celle d'Ulthuan dans le monde de Warhammer, occupent la même place que Valinor dans le seigneur des anneaux. Elles se situent même toutes à l'ouest du continent principal.
Un truc que l'on peut souligner aussi, c'est que la plupart des univers de fantasy
reprennent des classifications qui rappellent furieusement les glossaires du Moyen ge.
Le monde du jeu de rôle Runequest créé par Greg Stafford sépare par exemple les elfes
en sous-espèce de différentes couleurs qui renvoient à leur lieu d'habitation
respectif : les elfes verts vivent dans les grandes forêts sempervirentes, les
bruns, eux, sont associés aux arbres à feuilles caduques et hibernent, les jaunes, aux jungles,
les noirs aux champignons, les bleus, vivant dans la mer, aux algues, et les rouges aux fougères.
Sauf qu'ici, ce classement n'est pas pensé comme à l'époque médiévale pour tenter de tisser un lien
entre les elfes et la mythologie gréco-latine. En fait c'est surtout pour montrer leur connexions
à la nature et les rapprocher des stéréotypes peuples natifs comme on l'a dit tout à l'heure.
La physiologie des elfes de Runequest est d'ailleurs similaire à celles des plantes : les
elfes bruns naissent ainsi à partir d'une graine et finissent en vieillissant par ressembler à un arbre.
D'une certaine manière, Greg Stafford, marqué par le développement contemporain de la
pensée écologique, pousse la logique de Tolkien à son maximum : à force de renvoyer à une nature
inviolée, les elfes finisse par l'incarner, idée là aussi reprise dans l'univers de Game of Thrones
notamment dans la série télévisée, où les corps des enfants de la forêt paraissent être constitués
de végétaux. Le lien qu'ils entretiennent avec l'environnement fait également écho à nos peurs
contemporaines de voir notre propre planète nous devenir hostile suite à nos excès. Quasiment
exterminés par les humains, les enfants de la forêt finissent par créer les marcheurs blancs
qui, à leur tour, menacent de destruction totale l'ensemble de peuples de Westeros.
Comme au Moyen âge, les elfes de la fantasy sont associés à une féminité et à une sexualité
dangereuse. Les drows [PRONONCER DRO], des elfes maléfiques créés durant les années 1970 et 1980
pour le jeu de rôle Donjons & Dragons, forment ainsi un matriarcat souterrain, foncièrement totalitaire, où les femmes possèdent tout le pouvoir. Ces dernières ont développé une affinité
particulière avec le poison, les araignées et vénèrent une déesse arachnide : Lolth .
Et là on retrouve clairement des angoisses anciennes de la société patriarcale qui associait
les femmes, notamment les sorcières, à l'usage de boissons empoisonnées par exemple. Lier cette
imagerie aux elfes noirs de Donjons & Dragons, permet donc à travers eux de projeter un regard masculin assez ambigu sur la sexualité féminine. En gros, le sexe et les femmes, ça fait peur !
Les femmes drows changent régulièrement de partenaire,
elles les dominent, sont souvent relativement sadiques, et n'hésitent
pas à les sacrifier à leur déesse. Mais en même temps, ces femmes-là fascinent,
ce qui explique que les femmes elfes noires soit l'objet de représentations
hypersexualisées comme le montre la couverture du module Queen of the Spiders paru en 1986.
Le lien entre les elfes et une sexualité considérée comme troublante, voir hors
des normes hétérosexuelles classiques explique aussi qu'on a associé peu à peu ces créatures
à une forme d'androgynie, notamment à cause de leur longue chevelure, caractéristiques
réservée en Occident jusqu'au années 1960 aux femmes, et à leur absence de pilosité. Chez
Tolkien, Círdan [PRONONCER KIR-DANE] est ainsi le seul elfe à avoir une barbe alors que les nains,
peuple essentiellement masculin, sont célèbres pour leur pilosité faciale.