Part (14)
Et s'il y a quelque chose à comprendre, derrière cet instinct étrange, je devrais me lancer sur cette piste sans tarder. R.M. Renfield, âge 59 ans - Tempérament sanguin; grande force physique; irritable à l'excès; périodes d'abattement, qui s'achèvent en une sorte d'idée fixe que je n'identifie pas clairement. Je pense que le tempérament sanguin lui-même, combiné à une perturbation extérieure, peut avoir de lourdes conséquences mentales; les hommes dans cette configuration sont potentiellement dangereux, et passent souvent à l'acte lorsqu'ils ne sont pas égoïstes. Chez les hommes égoïstes, en effet, la prudence agit comme un bouclier, qui protège à la fois les autres et eux-mêmes : lorsqu'un un homme est centré sur lui- même, la force centripète et la force centrifuge s'équilibrent. Mais quand l'homme se concentre sur un devoir, une cause, ou autre, cette dernière force devient primordiale, et seul un accident ou une série d'accidents peuvent la contrebalancer. Lettre de Quincey P. Morris à Arthur Holmwood 25 mai Mon cher Art, Nous nous sommes raconté de longues histoires autour du feu de camp, dans les prairies; nous nous sommes mutuellement pansé les plaies après avoir essayé de débarquer aux Marquises; et nous avons porté des toasts sur le rivage du Titicaca. Il y
a bien d'autres histoires à raconter, d'autres blessures à panser, et d'autres coups à boire. Est-ce que tu ne voudrais pas continuer la série, demain soir, à mon camp ? Je n'hésite pas à te le demander, puisque je sais qu'une certaine jeune fille est invitée à un certain dîner, et que tu es donc libre. Il n'y aura, en plus de toi, qu'un seul autre convive : notre vieux copain de Corée, Jack Seward. Il vient, aussi, et nous voulons tous les deux noyer notre chagrin dans le vin, et boire, de tout notre coeur, à la santé du plus heureux des hommes, celui qui a gagné le coeur le plus noble que Dieu ait fait, et le plus précieux à conquérir. Nous te promettons un accueil chaleureux, des félicitations fraternelles, et une amitié de fer. Et nous jurerons tous deux de te ramener à la maison si par hasard tu buvais un peu trop en l'honneur d'une certaine paire d'yeux… Viens ! Ton ami de toujours, Quincey P. Morris Telegramme d'Arthur Holmwood à QUincey P. Morris 26 mai Compte-sur moi, comme toujours. J'apporterai des messages qui vont vous faire tinter les oreilles à tous les deux.
Chapitre 6 Journal de Mina Murray 24 Juillet. Whitby. Lucy m'attendait à la gare, plus douce et plus charmante que jamais, puis nous nous sommes dirigées vers la maison de Crescent, où elle et sa mère ont des chambres. C'est un endroit charmant. La petite rivière, l'Esk, coule au fond d'une vallée profonde, et s'élargit en direction du port. Elle est traversée par un grand viaduc avec de hauts piliers, à travers lesquels le paysage, d'une certaine manière, parait plus loin qu'il ne l'est réellement. La vallée est merveilleusement verte, et si escarpée que lorsqu'on se trouve en hauteur, de l'un des côtés, à moins d'être très près du bord, le regard la traverse aisément sans qu'on en distingue le fond. Les maisons de la vieille ville - dans le lointain - avec leurs toits rouges, paraissent empilées les unes sur les autres n'importe comment, comme dans ces images de Nuremberg. Au-dessus du bourg se trouvent les ruines de Whitby Abbey, qui a été mise à sac par les Danes, et qui forme le décor d'un passage de « Marmion », quand la fille est emmurée. C'est une noble ruine, gigantesque, pleine de recoins magnifiques et romantiques; il y a même une légende qui dit qu'une dame blanche se montre à l'une des fenêtres. Entre cette ruine et la ville, il y a une autre église, celle de la paroisse, autour de laquelle s'étend un grand cimetière, tout plein de tombes. C'est, à mon avis, le plus joli point de vue à Whitby, parce qu'il domine la ville, et embrasse aussi tout le panorama du port et de la baie d'où le promontoire appelé « Kettleness » s'avance dans la mer. Il descend d'ailleurs si à pic jusqu'au port qu'une partie s'est effondrée, et quelques unes des tombes ont été endommagées. A un endroit, des morceaux de pierre taillée, provenant des tombes, jonchent l'allée sableuse qui se trouve en contrebas. Il y a des allées, avec des bancs, tout autour de l'église; et les gens viennent pour s'asseoir, contempler la vue et profiter de la brise. Je pense que je viendrai et m'assiérai ici moi-même très souvent pour travailler. De fait, je suis en train d'écrire à présent avec mon cahier sur les genoux, écoutant le bavardage de trois vieux qui sont assis à côté de moi. On dirait qu'ils ne font rien d'autre de leur journée que d'être assis ici à bavasser. Le port s'étend à mes pieds. Tout au bout, il est clos par un long mur de granit s'achevant dans la mer, ainsi que par une lourde digue. D'un côté, la digue fait un coude, et de l'autre surgit un phare. Entre ces deux hauteurs s'ouvre un étroit passage, qui s'élargit ensuite. C'est très joli à marée haute; mais quand la marée est basse, il n'y a plus qu'un banc de sable, et simplement le cours de l'Esk, coulant au milieu parmi des rochers épars. A l'extérieur du port, de ce côté, à un demi-mille environ, on aperçoit un grand récif, dont la pointe acérée surgit juste au sud du phare. A son extrémité se trouve une bouée, chargée d'une cloche, qui sonne par mauvais temps et envoie par le vent un son désolé. Ils ont une légende, ici, qui dit que lorsqu'un bateau se perd en mer, on entend sonner les cloches. Je dois demander des détails à ce propos au vieil homme, qui arrive justement vers moi. C'est un drôle de vieux bonhomme, qui doit être affreusement âgé, car son visage est marqué et tordu comme un tronc d'arbre. Il me dit qu'il approche de cent ans, et qu'il était marin dans la marine de pêche du Groenland à l'époque de Waterloo. Il semble être quelqu'un de très sceptique, car quand je lui ai demandé de me parler des cloches de mer et de la Dame Blanche à l'abbaye, il m'a répondu très brusquement : « Si j'étais vous mamzelle, j'perdrais pas mon temps avec ces histoires… Tous ces trucs là n'existent plus. Ah ça, je ne dis pas que ça a jamais existé, mais je dis que moi, de mon temps, je les ai pas vues. Toutes ces histoires sont bonnes pour les arrivants, les promeneurs et tout ça, mais pas pour une jeune dame comme vous. Ceux qui viennent à pied de York et de Leeds et qui mangent du hareng saur et qui boivent du thé et qui cherchent toujours à s'acheter des trucs pas chers,
pourraient peut-être y croire. Encore que je me demande qui pourrait bien perdre son temps à leur raconter ces sornettes - même les journaux, qui sont pourtant plein d'idioties. » J'ai pensé qu'il serait passionnant de l'interviewer, et je lui ai demandé si ça le dérangerait de me raconter un peu la pêche à la baleine dans les temps anciens. Il s'apprêtait à commencer quand la cloche a sonné 6 heures, sur quoi il s'est levé avec difficulté, et m'a dit : « Y faut que j'retourne à la maison maintenant, miss. Ma petite-fille est pas du genre à aimer attendre quand le thé est prêt, et moi, ça me prend beaucoup de temps de descendre toutes ces marches. Faut pas que je rate le rendez-vous." Il est parti en boitant, et je l'ai regardé se dépêcher, tant bien que mal, pour descendre les marches. Les marches sont la grande affaire de ce lieu. Elles mènent de la ville à l'église, et il y en a des centaines - je ne sais pas combien exactement - elles serpentent délicatement; leur pente est si douce qu'un cheval pourrait aisément les monter et les descendre. Je pense qu'à l'origine elles avaient quelque chose à voir avec l'abbaye. Je vais rentrer aussi. Lucy est sortie avec sa mère, et comme il s'agissait seulement d'accomplir leurs visites de courtoisie, je ne les ai pas accompagnées. Elles devraient être rentrées à présent. 1er août Je suis montée ici il y a une heure à peine avec Lucy, et nous avons eu un entretien des plus intéressants avec mon vieil ami, et ses deux comparses qui ne le quittent pas d'une semelle. Il est, de toute évidence, le prophète de ce petit groupe, et je dirais qu'il a dû être en son temps un véritable dictateur. Il n'est d'accord avec rien, et regarde les autres de haut. Quand il ne peut pas argumenter pour les contredire, il les tyrannise, puis feint de prendre leur silence pour un assentiment. Lucy était ravissante dans sa robe blanche; elle a un teint splendide depuis qu'elle est ici. J'ai remarqué que depuis qu'elle est là, les vieux se hâtent de monter et de venir s'asseoir à côté d'elle. Elle est si douce avec les vieilles personnes, je crois qu'ils sont tous tombés raides amoureux d'elle. Même mon vieux dictateur a succombé et l'a laissée parler sans la contredire - en me donnant double dose de contradiction pour compenser. Je l'ai questionné au sujet des légendes, et il s'est lancé immédiatement dans une sorte de sermon. Je dois essayer de m'en souvenir et de le transcrire : « Tout ça, c'est un ramassis de sornettes; c'est comme ça que ça s'appelle, et pas autrement. Ces sorts, ces vapeurs, ces fantômes, ces elfes, ces créatures, c'est juste pour endormir les enfants et les bonne-femmes. Rien que des bulles d'air. Tout ça, les sorts, les signes, les présages, c'est tout inventé par des pasteurs et des concierges d'hôtel qui veulent pousser les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie. Ca me rend malade rien que d'y penser. C'est toujours les mêmes qui, non contents d'imprimer leurs bobards, et de les prêcher en chaire, veulent les graver sur les tombes. Regardez donc autour de vous, dans la direction que vous voulez : elles sont toutes penchées, les tombes, elles essaient de relever la tête avec fierté, mais elles penchent vers le sol, entrainées par le poids des mensonges qu'elles portent gravés. « Ci-gît le corps de… » ou « à la mémoire sacrée de… », qu'on voit écrit partout, alors qu'une bonne moitié des tombes ne contiennent aucun cadavre; et leur mémoire en vrai, on s'en soucie comme d'une guigne, c'est beaucoup moins sacré. Des mensonges partout, rien que des mensonges de toutes sortes ! Ah, ce sera un fameux ramassis, au jour du Jugement Dernier, quand ils vont se relever avec leur linceul, et essayer de trimballer leurs pierres tombales avec eux pour prouver qu'ils étaient des types bien; j'en vois déjà certains trembler, avec leurs mains toutes pourries et glissantes après leur séjour en mer… » J'ai constaté, à son air satsifait et à la façon dont il cherchait autour de lui l'approbation de ses acolytes, qu'il s'agissait de sa phrase finale, et je l'ai incité à continuer : « Oh, Mister Swales, vous plaisantez… Sans doute ces tombes ne racontent pas toutes n'importe quoi ! » « Billevesées ! Y'en a peut-être une ou deux qui ne soient pas mensongères, sauf pour ce qui est de faire paraître les morts meilleurs qu'ils n'étaient - parce que vous savez y'a des gens qui pensent que leur bol de baume est aussi grand que la mer, juste parce que c'est le leur. Tout ça c'est que des cracks. Maintenant regardez par ici, vous qui arrivez ici en étrangère, et voyez cette paroissaillerie…
Je hochai la tête, parce que je pensais préférable de donner mon assentiment, bien que je ne comprisse pas très bien son dialecte. Je savais que cela avait un rapport avec l'église. Il continua : « Est-ce que vous vous imaginez que toutes ces pierres recouvrent des gens qui seraient là tranquillement ? » Je hochai à nouveau la tête. « Alors c'est justement ça l'mensonge. Pour sûr, y'a des tripotées de ces couchettes qui sont aussi vides que la boîte du vieux Dun un vendredi soir !