Part (10)
Je n'aurai sans doute pas le plaisir de discuter avec vous ce soir, car de nombreuses tâches m'attendent ; mais allez dormir, je vous en prie. » Je passai dans ma chambre et me mis au lit, et, chose étrange, je dormis d'un sommeil sans rêves. Le désespoir est parfois pourvoyeur d'apaisement. 31 mai Ce matin en m'éveillant, je me dis que je devrais prendre dans mon sac du papier et des enveloppes, et les garder dans ma poche, afin d'être en mesure d'écrire si j'en avais l'opportunité, mais à nouveau, ce fut la surprise, le choc ! Toutes les feuilles de papier avaient disparu, et avec elles toutes mes notes, mon indicateur des chemins de fer, ma lettre d'introduction ; en fait, tout ce qui aurait pu m'être utile si je pouvais sortir du château. Je m'assis, et pris un moment pour réfléchir ; et alors une pensée me vint à l'esprit, et je me mis à la recherche de ma malle, et fouillai la garde-robe où j'avais placé mes vêtements. Mon habit de voyage avait disparu, et aussi mon manteau et ma couverture ; je ne pus en trouver aucune trace nulle part. Voilà qui ressemblait à un nouveau et cruel stratagème… 17 juin
Ce matin, tandis que j'étais assis au bord de mon lit, occupé à me torturer l'esprit, j'entendis au-dehors le claquement d'un fouet, et le martèlement des sabots de chevaux sur le sentier rocheux derrière la cour. Transporté de joie, je me précipitai à la fenêtre, et vis rentrer dans la cour, deux grands chariots, chacun tiré par huit robustes chevaux. Ils étaient conduits par deux Slovaques, avec leur grand chapeau, leur grande ceinture cloutée, une peau de mouton sale et de hautes bottes. Ils avaient aussi leur grande hache à la main. Je courus à la porte, espérant pouvoir les rejoindre en passant par le grand hall, pensant qu'on avait dû l'ouvrir pour eux. Mais à nouveau, ce fut un choc : la porte de ma chambre était fermée de l'extérieur. Alors je courus à la fenêtre et me mis à crier. Ils levèrent les yeux et me regardèrent stupidement, se contant de me montrer du doigt, mais alors, le « hetman » des tziganes arriva, et voyant qu'ils désignaient du doigt ma fenêtre, il dit quelque chose, et ils se mirent à rire. Par la suite, aucun effort de ma part, aucun cri désespéré, aucune supplication ne put m'obtenir ne fut-ce qu'un regard de leur part. Ils se détournaient volontairement de moi. Les chariots contenaient de grandes boites carrées, avec d'épaisses poignées de corde ; elles étaient visiblement vides, car les Slovaques les portaient sans peine, et elles résonnaient tandis qu'on les déplaçait sans ménagement. Quand elles furent toutes déchargées, et empilées en un gros tas dans un coin de la cour, les Tziganes donnèrent de l'argent aux Slovaques, et ces derniers, après avoir craché sur les pièces pour attirer la chance, retournèrent nonchalamment près de leurs chevaux. Peu après, j'entendis le claquement de leurs fouets s'évanouir au loin. 24 juin, avant l'aube La nuit dernière, le Comte m'a quitté tôt, et s'est enfermé dans sa propre chambre. Dès que je l'osai, je montai en hâte l'escalier en colimaçon, et regardai par la fenêtre qui donnait sur le sud. Je voulais surveiller le Comte, car j'avais l'impression qu'il se passait quelque chose. Les Tziganes sont quelque part dans le château, et effectuent un certain travail. Je le sais, car de temps en temps, j'entends le son lointain et étouffé de houes et de pelles ; je ne sais pas de quoi il s'agit, mais il s'agit encore sans doute d'une abominable infamie. Je restai à la fenêtre un peu moins d'une demi-heure, quand je vis quelque chose sortir de la fenêtre du Comte. Je me reculai et regardai attentivement, et je le vis sortir entièrement. Ce fut un nouveau choc pour moi de constater qu'il portait les vêtements que j'avais mis pour venir ici, et qu'il portait en bandoulière ce sac terrible que j'avais vu les femmes emporter. Il ne pouvait y avoir aucun doute quant à son but, et tout cela avec mes vêtements, qui plus est ! Voilà donc quelle était sa nouvelle diablerie : permettre aux autres de me voir moi, penseraient-ils, afin qu'il puisse prouver qu'on m'avait vu en ville ou dans un village poster mes lettres, mais aussi, afin qu'on m'attribue toutes les horreurs qu'il pourrait perpétrer. J'enrage à l'idée que tout cela se déroule tandis que je suis assis là, véritablement prisonnier, mais sans la protection de la loi, qui est à la fois le droit et la consolation du prisonnier, même pour le criminel. Je pensais attendre le retour du Comte, et pendant un long moment, je restais résolument à la fenêtre. Puis je remarquai d'étranges petits points qui flottaient dans les rayons de la lune. C'était comme de minuscules grains de poussière, qui tourbillonnaient et se rassemblaient en nuées vaporeuses. J'éprouvais une sorte d'apaisement et de calme à les contempler. Je m'installai dans l'embrasure de la fenêtre dans une position plus confortable, afin de mieux jouir de ballet nocturne. Quelque chose me fit sursauter, le hurlement sourd et pitoyable de chiens quelque part dans la vallée, hors de ma vue. Le son gagna en clarté, et les grains de poussière qui flottaient dans le ciel se mirent à dessiner de nouvelles formes en dansant dans le clair de lune. Quant à moi, je sentais que je combattais pour réveiller en moi des instincts endormis ; non, c'était mon âme elle-même qui luttait, et des sentiments à demi oubliés s'efforçaient de répondre à cet appel. J'étais hypnotisé ! Les poussières dansaient de plus en plus vite, et les rayons de lune qui arrivaient sur moi semblaient trembler en franchissant cette masse frissonnante, qui s'agglomérait de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle semble prendre des formes fantomatiques. Et alors je sursautai, maintenant pleinement éveillé et en pleine possession de mes sens, et je m'enfuis en criant. Les formes spectrales, qui se matérialisaient graduellement sous les rayons de la lune, étaient celles de ces trois femmes de l'au-delà auxquelles j'étais maintenant lié. Je m'enfuis, et retrouvai quelque sentiment de sécurité dans ma propre chambre, où la lumière de la lune n'entrait pas, et où la lampe brillait avec éclat. Après environ deux heures, j'entendis un bruit troublant dans la chambre du Comte, quelque chose comme un gémissement aigu vite réprimé. Puis ce fut le silence, un silence profond et affreux, qui me glaça le sang. Le cœur battant, j'essayai d'ouvrir la porte, mais j'étais enfermé, et ne pouvais rien faire. Je m'assis, et me mis simplement à pleurer.
Tandis que j'étais assis, j'entendis un son dans la cour au-dehors, un terrible cri de femme. Je courus à la fenêtre, et je me penchai pour regarder à travers les barreaux. Et je vis en effet une femme, les cheveux en désordre, portant les mains à son cœur comme si elle avait couru à perdre haleine. Elle s'appuyait contre le coin de la grille. Quand elle vit mon visage à la fenêtre, elle se lança en avant et lança, d'une voix lourde de menace : « Monstre ! Rendez-moi mon enfant ! » Elle se jeta à genoux, puis, levant les mains, cria à nouveau les mêmes mots d'un ton qui me déchira le cœur. Puis elle se tordit les cheveux et se frappa la poitrine, et s'abandonna aux violences les plus extravagantes que lui inspirait son émotion. Finalement, elle s'avança, et bien que je ne pusse la voir, je l'entendis frapper de ses mains nues la porte d'entrée. Haut au-dessus de moi, probablement dans la tour, j'entendis la voix du Comte. Il appelait de son ton dur et métallique. A son appel sembla répondre, dans le lointain, le hurlement des loups. Après seulement quelques minutes, une horde surgit et déferla, comme l'eau surgissant d'un barrage rompu, à travers la large entrée de la cour. La femme ne cria pas, et le hurlement des loups ne dura pas longtemps. Avant peu ils s'éloignèrent l'un après l'autre, en se léchant les babines. Je ne pouvais pas la plaindre, car je savais maintenant ce qu'il était advenu de son enfant, et il valait mieux qu'elle meure. Que faire ? Que puis-je faire ? Comment m'échapper de ce lieu monstrueux de ténèbres et de terreur ? 25 juin, au matin – Nul homme ne peut savoir, tant qu'il n'a pas affronté la nuit, combien est douce et chère à son cœur la venue du matin. Quand le soleil fut suffisamment haut dans le ciel pour venir frapper le haut de la grande porte qui faisait face à ma fenêtre, il me semblait que c'était comme si la colombe de l'arche s'y posait. Ma peur s'évanouit comme s'il se fût agi d'un vêtement diaphane se dissolvant dans la chaleur. Il me faut agir d'une façon ou d'une autre tant que je ressens en moi le courage que me donne le jour. La nuit dernière, l'une de mes lettres antidatées a été postée : la première de cette fatale série qui doit effacer de la surface de la terre toute trace de mon existence. N'y pensons plus, il faut agir ! Chaque fois que je me suis senti maltraité ou menacé, ou que j'ai ressenti la peur, c'était la nuit. Je n'ai encore jamais vu le Comte à la lumière du jour. Se pourrait-il qu'il dorme, tandis que les autres sont éveillés, et qu'il soit éveillé quand ils dorment à leur tour ? Si seulement je pouvais pénétrer dans sa chambre ! Mais c'est impossible. La porte est toujours fermée à clé, il n'y a pas moyen. Si, il y a un moyen, si j'ose m'y risquer. Là où le Comte peut se rendre, pourquoi un autre ne pourrait-il pas aller ? Je l'ai vu sortir de cette fenêtre en rampant. Pourquoi ne pourrais-je l'imiter, et rentrer par cette même fenêtre ? C'est une entreprise sans espoir, mais ma situation l'est plus encore. Je vais tenter la chose. Au pire, je pourrais trouver la mort, mais la mort d'un homme n'est pas celle d'une bête, et la porte de l'au-delà me sera peut-être encore ouverte. Que Dieu m'assiste ! Adieu, Mina, si j'échoue ! Adieu, mon ami fidèle et second père, adieu vous tous, et enfin adieu Mina ! Le même jour, un peu plus tard – J'ai tenté la chose, et, avec l'aide de Dieu, je suis parvenu à revenir sain et sauf dans cette pièce. Je dois rapporter dans l'ordre chaque détail de mon aventure. Tant que mon courage était ferme, je suis allé droit à la fenêtre sud, et sans attendre je suis sorti, prenant appui sur l'étroite margelle de pierre qui de ce côté, court tout le long du bâtiment. Les pierres sont grandes et grossièrement taillées, et le mortier entre elles a depuis longtemps été emporté par le passage des années. J'enlevai mes bottes, et m'aventurai au-dehors sans beaucoup d'espoir. Une seule fois je regardai vers le bas, pour m'assurer que je pourrais résister si d'aventure je jetais un regard dans cet horrible précipice, mais par la suite, je me gardai bien de recommencer. Je savais très bien dans quelle direction et à quelle distance se trouvait la fenêtre du Comte, et je m'y rendis comme je le pus, profitant de toutes les opportunités que je trouvais. Je n'avais pas le vertige – je suppose que j'étais trop excité – et je me retrouvai sur le rebord de la fenêtre après un temps qui me sembla ridiculement court, essayant de relever la fenêtre à guillotine. J'étais très agité, toutefois, quand je me courbai et passai par la fenêtre, les pieds en premier. Alors, je regardai autour de moi, cherchant le Comte, mais je fis une découverte qui m'emplit de joie : la pièce était
vide ! Elle était sommairement décorée, et les meubles, qui étaient à peu près les mêmes que dans les chambres du sud, étaient couverts de poussière et semblaient n'avoir jamais été utilisés. Je cherchai la clé, mais elle n'était pas dans la serrure, et je ne pus la trouver nulle part.