V. — Les Vingt-Sept (2)
Pour livrer l'un de ces noms il est obligé, s'il veut qu'on attache du crédit à son accusation, de publier la liste même, c'est-à-dire de se dessaisir du document, ou du moins de la photographie de ce document, et en faisant cela il provoque le scandale, mais se prive désormais de tout moyen d'action et de chantage.
— Oui et non, dit-elle.
— Comment le savez-vous ?
— Par Daubrecq, par Daubrecq qui est venu me voir, le misérable, et qui m'a raconté cyniquement son entrevue avec mon mari et les paroles échangées. Or il n'y a pas que cette liste, il n'y a pas que ce fameux bout de papier sur lequel le caissier notait les noms et les sommes touchées, et sur lequel, rappelez-vous, le président de la compagnie, avant de mourir, a mis sa signature en lettres de sang. Il n'y a pas que cela. Il y a certaines preuves plus vagues, que les intéressés ne connaissent pas : correspondance entre le président de la compagnie et son caissier, entre le président et ses avocats-conseils, etc. Seule compte, évidemment, la liste griffonnée sur le morceau de papier ; celle-là est la preuve unique, irrécusable, qu'il ne servirait de rien de copier ou de photographier, car son authenticité peut être contrôlée, dit-on, de la façon la plus rigoureuse. Mais, tout de même, les autres indices sont dangereux. Ils ont suffi à démolir déjà deux députés. Et de cela Daubrecq sait jouer à merveille. Il effraye la victime choisie, il l'affole, il lui montre le scandale inévitable, et l'on verse la somme exigée, ou bien l'on se tue comme mon mari. Comprenez-vous, maintenant ?
— Oui, dit Lupin.
Et, dans le silence qui suivit, il reconstitua la vie de Daubrecq. Il le voyait maître de cette liste, usant de son pouvoir, sortant peu à peu de l'ombre, jetant à pleines mains l'argent qu'il extorquait à ses victimes, se faisant nommer conseiller général, député, régnant par la menace et par la terreur, impuni, inaccessible, inattaquable, redouté du gouvernement qui aime mieux se soumettre à ses ordres que de lui déclarer la guerre, respecté par les pouvoirs publics, si puissant enfin qu'on avait nommé secrétaire général de la préfecture de police, contre tous droits acquis, Prasville, pour ce seul motif qu'il haïssait Daubrecq d'une haine personnelle.
— Et vous l'avez revu ? dit-il.
— Je l'ai revu. Il le fallait. Mon mari était mort, mais son honneur demeurait intact. Nul n'avait soupçonné la vérité. Pour défendre tout au moins le nom qu'il me laissait, j'ai accepté une première entrevue avec Daubrecq.
— Une première, en effet, car il y en a eu d'autres ?…
— Beaucoup d'autres, prononça-t-elle d'une voix altérée, oui, beaucoup d'autres… au théâtre… ou certains soirs à Enghien… ou bien à Paris, la nuit… car j'avais honte de le voir, cet homme, et je ne veux pas qu'on le sache… Mais il le fallait… un devoir plus impérieux que tout me le commandait… le devoir de venger mon mari…
Elle se pencha sur Lupin, et ardemment :
— Oui, la vengeance, ce fut la raison de ma conduite et le souci de toute ma vie. Venger mon mari, venger mon fils perdu, me venger, moi, de tout le mal qu'il m'a fait… je n'avais plus d'autre rêve, d'autre but. Je voulais cela, l'écrasement de cet homme, sa misère, ses larmes — comme s'il pouvait encore pleurer ! — ses sanglots, son désespoir…
— Sa mort, interrompit Lupin, qui se souvenait de la scène entre eux dans le bureau de Daubrecq.
— Non, pas sa mort. J'y ai pensé souvent. J'ai même levé le bras sur lui. Mais à quoi bon ! Il a dû prendre ses précautions. Le papier subsisterait. Et puis, ce n'est pas se venger que de tuer. Ma haine allait plus loin. Elle voulait sa perte et sa déchéance, et pour cela, un seul moyen, lui arracher ses griffes. Daubrecq privé de ce document qui le rend si fort, Daubrecq n'existe plus. C'est la ruine immédiate, le naufrage, et dans quelles conditions lamentables ! Voilà ce que j'ai cherché.
— Mais Daubrecq ne pouvait se méprendre sur vos intentions ?
— Certes non. Et ce fut, je vous le jure, d'étranges rendez-vous que les nôtres, moi le surveillant, tâchant de deviner derrière ses gestes et derrière ses paroles le secret qu'il cache… et lui… et lui…
— Et lui, dit Lupin, achevant la pensée de Clarisse Mergy… lui, guettant la proie qu'il désire… la femme qu'il n'a jamais cessé d'aimer… et qu'il aime… et qu'il veut de toutes ses forces, et de toute sa rage…
Elle baissa la tête et dit simplement :
— Oui.
Duel étrange, en effet, qui opposait l'un à l'autre ces deux êtres que séparaient tant de choses implacables. Comme il fallait que la passion de Daubrecq fût effrénée pour qu'il risquât ainsi cette menace perpétuelle de la mort et qu'il introduisît auprès de lui, dans son intimité, cette femme dont il avait dévasté l'existence ! Mais comme il fallait également qu'il se sentît en pleine sécurité !
— Et vos recherches aboutirent à quoi ? demanda Lupin.
— Mes recherches, dit-elle, furent longtemps infructueuses. Les procédés d'investigation que vous avez suivis, ceux que la police a suivis de son côté, moi, des années avant vous, je les ai employés et vainement. Je commençais à désespérer quand, un jour, en allant chez Daubrecq, dans sa villa d'Enghien, je ramassai sous sa table de travail, le début d'une lettre chiffonnée et jetée parmi les paperasses d'une corbeille. Ces quelques lignes étaient écrites de sa main, en mauvais anglais. Je pus lire :
Évidez le cristal à l'intérieur, de manière à laisser un vide qu'il soit impossible de soupçonner.
Peut-être n'aurais-je pas attaché à cette phrase toute l'importance qu'elle méritait, si Daubrecq, qui se trouvait alors dans le jardin, n'était survenu en courant et ne s'était mis à fouiller la corbeille, avec une hâte significative.
Il me regarda d'un air soupçonneux.
— Il y avait là… une lettre…
Je fis semblant de ne pas comprendre. Il n'insista point, mais son agitation ne m'avait pas échappé, et je dirigeai mes recherches dans le même sens. C'est ainsi qu'un mois après je découvris, au milieu des cendres de la cheminée du salon, la moitié d'une facture anglaise. John Howard, verrier à Stourbridge, avait fourni au député Daubrecq un flacon de cristal conforme au modèle. Le mot « cristal » me frappa. Je partis pour Stourbridge, je soudoyai le contremaître de la verrerie, et j'appris que le bouchon de ce flacon, d'après la formule même de la commande, avait été évidé intérieurement de manière à laisser un vide qu'il fût impossible de soupçonner.
Lupin hocha la tête.
— Le renseignement ne laissait aucun doute. Pourtant il ne m'a pas semblé que, même sous la couche d'or… Et puis la cachette serait bien exiguë.
— Exiguë, mais suffisante, dit-elle.
— Comment le savez-vous ?
— Par Prasville.
— Vous le voyez donc ?
— Depuis cette époque, oui. Auparavant, mon mari et moi, nous avions cessé toutes relations avec lui, à la suite de certains incidents assez équivoques. Prasville est un homme de moralité plus que douteuse, un ambitieux sans scrupules, et qui certainement a joué dans l'affaire du canal des Deux-Mers un vilain rôle. A-t-il touché ? C'est probable. N'importe, j'avais besoin d'un secours. Il venait d'être nommé secrétaire général de la préfecture. C'est donc lui que je choisis.
— Connaissait-il, interrogea Lupin, la conduite de votre fils Gilbert ?
— Non. Et j'eus la précaution, justement en raison de la situation qu'il occupe, de lui confirmer, comme à tous nos amis, le départ et la mort de Gilbert. Pour le reste, je lui dis la vérité, c'est-à-dire les motifs qui avaient déterminé le suicide de mon mari, et le but de vengeance que je poursuivais. Quand je l'eus mis au courant de mes découvertes, il sauta de joie, et je sentis que sa haine contre Daubrecq n'avait point désarmé. Nous causâmes longtemps, et j'appris de lui que la liste était écrite sur un bout de papier pelure, extrêmement mince, et qui, réduit en une sorte de boulette, pouvait parfaitement tenir dans un espace des plus restreints. Pour lui comme pour moi, il n'y avait pas la moindre hésitation. Nous connaissions la cachette. Il fut entendu que nous agirions chacun de notre côté, tout en correspondant secrètement. Je le mis en rapport avec Clémence, la concierge du square Lamartine qui m'était toute dévouée…
— Mais qui l'était moins à Prasville, dit Lupin, car j'ai la preuve qu'elle le trahit.
— Maintenant peut-être, au début non, et les perquisitions de la police furent nombreuses. C'est à ce moment, il y a de cela dix mois, que Gilbert reparut dans ma vie. Une mère ne cesse pas d'aimer son fils, quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse. Et puis Gilbert a tant de charme !… Vous le connaissez. Il pleura, il embrassa mon petit Jacques, son frère… Je pardonnai.
Elle prononça, la voix basse, les yeux fixés au sol :
— Plût au ciel que je n'aie pas pardonné ! Ah ! si cette heure pouvait renaître ! comme j'aurais l'affreux courage de le chasser ! Mon pauvre enfant… c'est moi qui l'ai perdu…
Elle continua pensivement :
— J'aurais eu tous les courages s'il avait été tel que je me l'imaginais, et tel qu'il fut longtemps, m'a-t-il dit… marqué par la débauche et par le vice, grossier, déchu… Mais, s'il était méconnaissable comme apparence, au point de vue, comment dirais-je ? au point de vue moral, sûrement il y avait une amélioration. Vous l'aviez soutenu, relevé, et quoique son existence me fût odieuse… tout de même il gardait une certaine tenue, quelque chose comme un fond d'honnêteté qui remontait à la surface. Il était gai, insouciant, heureux. Et il me parlait de vous avec tant d'affection !
Elle cherchait ses mots, embarrassée, n'osant trop condamner devant Lupin le genre d'existence qu'avait choisi Gilbert, et cependant ne pouvant en faire l'éloge.
— Après ? dit Lupin.
— Après, je le revis souvent. Il venait me voir, furtivement, ou bien j'allais le retrouver, et nous nous promenions dans la campagne. C'est ainsi que, peu à peu, j'ai été amenée à lui raconter notre histoire. Tout de suite, il s'enflamma. Lui aussi voulait venger son père, et, en dérobant le bouchon de cristal, se venger lui-même du mal que Daubrecq lui avait fait. Sa première idée — et là-dessus je dois le dire, il ne varia jamais — fut de s'entendre avec vous.
— Eh bien, s'écria Lupin, il fallait…
— Oui, je sais… et j'étais du même avis. Par malheur, mon pauvre Gilbert, vous savez comme il est faible ! subissait l'influence d'un de ses camarades.
— Vaucheray, n'est-ce pas ?
— Oui, Vaucheray, une âme trouble, pleine de fiel et d'envie, un ambitieux sournois, un homme de ruse et de ténèbres, et qui avait pris sur mon fils un empire considérable. Gilbert eut le tort de se confier à lui et de lui demander conseil. Tout le mal vient de là. Vaucheray le convainquit, et me convainquit moi aussi, qu'il valait mieux agir par nous-mêmes. Il étudia l'affaire, en prit la direction, et finalement organisa l'expédition d'Enghien et, sous votre conduite, le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, que Prasville et ses agents n'avaient pu visiter à fond, par suite de la surveillance active du domestique Léonard. C'était de la folie. Il fallait, ou bien s'abandonner à votre expérience, ou bien vous tenir absolument en dehors du complot, sous peine de malentendu funeste et d'hésitation dangereuse. Mais que voulez-vous, Vaucheray nous dominait. J'acceptai une entrevue avec Daubrecq au théâtre. Pendant ce temps, l'affaire eut lieu. Quand je rentrai chez moi vers minuit, j'en appris le résultat effroyable, le meurtre de Léonard, l'arrestation de mon fils… Aussitôt, j'eus l'intuition de l'avenir. L'épouvantable prédiction de Daubrecq se réalisait : c'étaient les assises, c'était la condamnation. Et cela par ma faute, par la faute de moi, la mère, qui avait poussé mon fils vers l'abîme d'où rien ne pouvait plus le tirer.
Clarisse se tordait les mains et des frissons de fièvre la secouaient des pieds à la tête. Quelle souffrance peut se comparer à celle d'une mère qui tremble pour la tête de son fils ? Ému de pitié, Lupin lui dit :
— Nous le sauverons. Là-dessus, il n'y pas l'ombre d'un doute. Mais il est nécessaire que je connaisse tous les détails.