VII. — Le profil de Napoléon (2)
Et quelles journées pour Clarisse Mergy ! Chacune d'elles rapprochait Gilbert de l'échéance terrible. Chacune d'elles était une fois de moins vingt-quatre heures avant la date qu'elle avait involontairement fixée dans son esprit. Et elle disait à Lupin, que la même anxiété obsédait :
— Encore cinquante-cinq jours… Encore cinquante… Que peut-on faire en si peu de jours ? Oh ! je vous en prie… je vous en prie…
Que pouvait-on faire, en effet ? Lupin ne s'en remettant à personne du soin de surveiller le marquis, ne dormait pour ainsi dire plus. Mais le marquis avait repris sa vie régulière, et, défiant sans doute, ne se hasardait à aucune absence.
Une seule fois, il alla, dans la journée, chez le duc de Montmaur, dont l'équipage chassait le sanglier en forêt de Durlaine, et avec lequel il n'entretenait que des relations sportives.
— Il n'y a pas à supposer, dit Prasville, que le richissime duc de Montmaur, qui ne s'occupe que de ses terres et de ses chasses, et ne fait pas de politique, se prête à la séquestration, dans son château, du député Daubrecq.
Lupin fut de cet avis, mais, comme il ne voulait rien laisser au hasard, la semaine suivante, un matin, apercevant d'Albufex qui partait en tenue de cavalier, il le suivit jusqu'à la gare du Nord et prit le train pour le suivre.
Il descendit à la station d'Aumale, où d'Albufex trouva une voiture qui le conduisit vers le château de Montmaur.
Lupin déjeuna tranquillement, loua une bicyclette, et parvint en vue du château au moment où les invités débouchaient du parc, en automobile, ou à cheval. Le marquis d'Albufex se trouvait au nombre des cavaliers.
Trois fois, au cours de la journée, Lupin le revit qui galopait, et il le retrouva le soir à la station où d'Albufex se rendit à cheval suivi d'un piqueur.
L'épreuve était donc décisive, et il n'y avait rien de suspect de ce côté. Pourquoi cependant Lupin résolut-il de ne pas s'en tenir aux apparences ? Et pourquoi, le lendemain, envoya-t-il Le Ballu faire une enquête aux environs de Montmaur ? Surcroît de précautions qui ne reposait sur aucun raisonnement, mais qui concordait avec sa manière d'agir méthodique et minutieuse.
Le surlendemain, il recevait de Le Ballu, outre des informations sans intérêt, la liste de tous les invités, de tous les domestiques et de tous les gardes de Montmaur.
Un nom le frappa, parmi ceux des piqueurs. Il télégraphia aussitôt :
« Se renseigner sur le piqueur Sébastiani. » La réponse de Le Ballu ne tarda pas. « Sébastiani (Corse) a été recommandé au duc de Montmaur par le marquis d'Albufex. Il habite, à une lieue du château, un pavillon de chasse élevé parmi les débris de la forteresse féodale qui fut le berceau de la famille de Montmaur. » — Ça y est, dit Lupin à Clarisse Mergy, en lui montrant la lettre de Le Ballu. Tout de suite, ce nom de Sébastiani m'avait rappelé que d'Albufex est d'origine corse. Il y avait là un rapprochement…
— Alors, votre intention ?
— Mon intention est, si Daubrecq se trouve enfermé dans ces ruines, d'entrer en communication avec lui.
— Il se défiera de vous.
— Non. Ces jours-ci, sur les indications de la police, j'ai fini par découvrir les deux vieilles dames qui ont enlevé votre petit Jacques à Saint-Germain, et qui, le soir même, voilées, l'ont ramené à Neuilly. Ce sont deux vieilles filles, les cousines de Daubrecq, qui reçoivent de lui une petite rente mensuelle. J'ai rendu visite à ces demoiselles Rousselot (rappelez-vous leur nom et leur adresse, 134 bis, rue du Bac), je leur ai inspiré confiance, je leur ai promis de retrouver leur cousin et bienfaiteur, et l'aînée, Euphrasie Rousselot, m'a remis une lettre par quoi elle supplie Daubrecq s'en rapporter absolument au sieur Nicole. Vous voyez que toutes les précautions sont prises. Je pars cette nuit.
— Nous partons, dit Clarisse.
— Vous !
— Est-ce que je peux vivre ainsi dans l'inaction, dans la fièvre !
Et elle murmura :
— Ce n'est plus les jours que je compte… les trente-huit ou quarante jours au plus qui nous restent… ce sont les heures…
Lupin sentit en elle une résolution trop violente pour qu'il essayât de la combattre. À cinq heures du matin, ils s'en allaient tous deux en automobile. Grognard les accompagnait.
Afin de ne pas éveiller les soupçons, Lupin choisit comme quartier général une grande ville. D'Amiens, où il installa Clarisse, il n'était séparé de Montmaur que par une trentaine de kilomètres.
Vers huit heures, il retrouva Le Ballu non loin de l'ancienne forteresse, connue dans la région sous le nom de Mortepierre, et, dirigé par lui, il examina les lieux.
Sur les confins de la forêt, la petite rivière du Ligier qui s'est creusé, à cet endroit, une vallée très profonde, forme une boucle que domine l'énorme falaise de Mortepierre.
— Rien à faire de ce côté, dit Lupin. La falaise est abrupte, haute de soixante ou soixante-dix mètres, et la rivière l'enserre de toutes parts.
Ils trouvèrent plus loin un pont qui aboutissait au bas d'un sentier dont les lacets les conduisirent, parmi les sapins et les chênes, jusqu'à une petite esplanade, où se dressait une porte massive, bardée de fer, hérissée de clous et flanquée de deux grosses tours.
— C'est bien là, dit Lupin, que le piqueur Sébastiani habite ?
— Oui, fit Le Ballu, avec sa femme, dans un pavillon situé au milieu des ruines. J'ai appris, en outre, qu'il avait trois grands fils et que tous trois étaient soi-disant partis en voyage, et cela précisément le jour où l'on enlevait Daubrecq.
— Oh ! oh ! fit Lupin, la coïncidence vaut la peine d'être retenue. Il est bien probable que le coup fut exécuté par ces gaillards-là et par le père.
À la fin de l'après-midi, Lupin profita d'une brèche pour escalader la courtine, à droite des tours. De là il put voit le pavillon du garde et les quelques débris de la vieille forteresse — ici, un pan de mur où se devine le manteau d'une cheminée ; plus loin, une citerne ; de ce côté, l'arcade d'une chapelle ; de cet autre, un amoncellement de pierres éboulées.
Sur le devant, un chemin de ronde borde la falaise, et, à l'une des extrémités de ce chemin, il y a les vestiges d'un formidable donjon presque rasé au niveau du sol.
Le soir, Lupin retourna près de Clarisse Mergy. Et, dès lors, il fit la navette entre Amiens et Mortepierre, laissant Grognard et Le Ballu en observation permanente.
Et six jours passèrent… Les habitudes de Sébastiani semblaient uniquement soumises aux exigences de son emploi. Il allait au château de Montmaur, se promenait dans la forêt, relevait les passages des bêtes, faisait des rondes de nuit.
Mais le septième jour, ayant su qu'il y avait chasse, et qu'une voiture était partie le matin pour la station d'Aumale, Lupin se posta dans un groupe de lauriers et de buis qui entouraient la petite esplanade, devant la porte.
À deux heures, il entendit les aboiements de la meute. Ils se rapprochèrent, accompagnés de clameurs, puis s'éloignèrent. Il les entendit de nouveau vers le milieu de l'après-midi, moins distincts, et ce fut tout. Mais soudain, dans le silence, un galop de cheval parvint jusqu'à lui, et quelques minutes plus tard, il vit deux cavaliers qui escaladaient le sentier de la rivière.
Il reconnut le marquis d'Albufex et Sébastiani. Arrivés sur l'esplanade, tous deux mirent pied à terre, tandis qu'une femme, la femme du piqueur sans doute, ouvrait la porte. Sébastiani attacha les brides des montures à des anneaux scellés dans une borne qui se dressait à trois pas de Lupin, et, en courant, il rejoignit le marquis. La porte se ferma derrière eux.
Lupin n'hésita pas, et, bien que ce fût encore le plein jour, comptant sur la solitude de l'endroit, il se hissa au creux de la brèche. Passant la tête, il aperçut les deux hommes et la femme de Sébastiani qui se hâtaient vers les ruines du donjon.
Le garde souleva un rideau de lierre et découvrit l'entrée d'un escalier qu'il descendit, ainsi que d'Albufex, laissant sa femme en faction sur la terrasse.
Comme il ne fallait pas songer à s'introduire à leur suite, Lupin regagna sa cachette. Il n'attendit pas longtemps avant que la porte se rouvrît.
Le marquis d'Albufex semblait fort en courroux. Il frappait à coups de cravache la tige de ses bottes et mâchonnait des paroles de colère que Lupin discerna quand la distance fut moins grande.
— Ah ! le misérable, je l'y forcerai bien… Ce soir, tu entends, Sébastiani… ce soir, à dix heures, je reviendrai… Et nous agirons… Ah ! l'animal !…
Sébastiani détachait les chevaux. D'Albufex se tourna vers la femme :
— Que vos fils fassent bonne garde… Si on essayait de le délivrer, tant pis pour lui… La trappe est là… Je peux compter sur eux ?
— Comme sur leur père, monsieur le marquis, affirma le piqueur. Ils savent ce que monsieur le marquis a fait pour moi, et ce qu'il veut faire pour eux. Ils ne reculeront devant rien.
— À cheval, dit d'Albufex, et rejoignons la chasse.
Ainsi donc, les choses s'accomplissaient comme Lupin l'avait supposé. Au cours de ces parties de chasse, d'Albufex, galopant de son côté, poussait une pointe jusqu'à Mortepierre, sans que personne pût se douter de son manège. Sébastiani qui, pour des raisons anciennes, et d'ailleurs inutiles à connaître, lui était dévoué corps et âme, Sébastiani l'accompagnait, et ils allaient voir ensemble le captif, que les trois fils du piqueur et sa femme surveillaient étroitement.
— Voilà où nous en sommes, dit Lupin à Clarisse Mergy, lorsqu'il l'eut retrouvée dans une auberge des environs. Ce soir, à dix heures, le marquis fera subir à Daubrecq l'interrogatoire… un peu brutal, mais indispensable, auquel je devais procéder moi-même.
— Et Daubrecq livrera son secret… dit Clarisse, déjà bouleversée.
— J'en ai peur.
— Alors ?
— Alors, répondit Lupin, qui paraissait très calme, j'hésite entre deux plans. Ou bien empêcher cette entrevue…
— Mais comment ?
— En devançant d'Albufex. À neuf heures, Grognard, Le Ballu et moi, nous franchissons les remparts. Envahissement de la forteresse, assaut du donjon, désarmement de la garnison… le tour est joué. Daubrecq est à nous.
— Si toutefois les fils de Sébastiani ne l'ont pas jeté par cette trappe à laquelle le marquis a fait allusion…
— Aussi, dit Lupin, ai-je bien l'intention de ne risquer ce coup de force qu'en désespoir de cause, et au cas où mon autre plan ne serait pas réalisable.
— Et cet autre plan ?
— C'est d'assister à l'entrevue. Si Daubrecq ne parle pas, cela nous donne le loisir nécessaire pour préparer son enlèvement dans des conditions plus favorables. S'il parle, si on le contraint à révéler l'endroit où se trouve la liste des vingt-sept, je saurai la vérité en même temps que d'Albufex, et je jure Dieu que j'en tirerai parti avant lui.
— Oui… oui… prononça Clarisse… Mais par quel moyen comptez-vous assister…
— Je ne sais pas encore, avoua Lupin. Cela dépend de certains renseignements que doit m'apporter Le Ballu… et de ceux que je réunirai moi-même.
Il sortit de l'auberge et n'y revint qu'une heure plus tard, à la nuit tombante. Le Ballu l'y rejoignit.
— Tu as le bouquin ? dit-il à son complice.
— Oui, patron. C'était bien ce que j'avais vu chez le marchand de journaux d'Aumale. Je l'ai eu pour dix sous.
— Donne.
Le Ballu lui donna une vieille brochure usée, salie, sur laquelle on lisait :
Une visite à Mortepierre, 1824, avec dessins et plans.
Tout de suite, Lupin chercha le plan du donjon.
— C'est bien cela, dit-il… Il y avait, au-dessus du sol, trois étages qui ont été rasés, et, au-dessous, creusés dans le roc même, deux étages, dont l'un a été envahi par les décombres, et dont l'autre… Tenez, voilà où gît notre ami Daubrecq. Le nom est significatif… La salle des tortures… Pauvre ami !… Entre l'escalier et la salle, deux portes. Entre ces deux portes, un réduit, où se tiennent évidemment les trois frères, un fusil à la main.