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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (17)

Livre 1 - La Vie Publique (17)

Le 2 mars, Bernadette se rendit de nouveau auprès de M. le Curé de Lourdes et lui parla une seconde fois au nom de l'Apparition.

— Elle veut qu'on construise une chapelle et qu'on fasse des processions à la Grotte, déclara l'enfânt.

Les faits avaient marché, la Source avait jailli, les guérisons avaient eu lieu, les miracles étaient venus témoigner au nom de Dieu de la véracité de Bernadette. Le prêtre n'avait plus de preuves à demander : il n'en demanda point. Sa conviction était faite. Le doute ne pouvait désormais effleurer sa foi.

La « Dame » invisible de la Grotte n'avait point dit son nom. Mais l'homme de Dieu l'avait reconnue à ses bienfaits maternels, et peut-être ajoulait-il déjà à ses litanies et à ses oraisons: « Notre-Dame de Lourdes, priez pour nous. »

Toutefois, malgré le secret enthousiasme qui remplissait son coeur ardent au spectacle de ces grandes choses, il avait, par une rare prudence su contenir l'expression prématurée des sentiments profonds et doux dont il était agité, à la pensée que la Reine du Ciel était descendue parmi l'humble troupeau de ses paroissiens, et il avait maintenu vis-à-vis de son clergé la défense formelle d'aller à la Grotte.

— Je te crois, dit-il à Bernadette en cette seconde entrevue. Mais ce que tu me demandes au nom de l'Apparition ne dépend pas de moi. Cela dépend de Mgr l'Évêque, que j'ai déjà instruit de ce qui se passe. Aujourd'hui même j'irai le voir pour lui faire part de cette nouvelle démarche. C'est à lui seul qu'il appartient d'agir.

En dépit de l'hostilité inquiète et ombrageuse du monde officiel, la renommée de ces faits merveilleux s'était propagée dans toutes les contrées environnantes avec une électrique rapidité.

Toute la Bigorre et tout le Béarn, déjà agités par les premiers bruits de l'Apparition, étaient entrés dans un profond émoi à la nouvelle du jaillissement de la Source et des guérisons miraculeuses. Toutes les routes du département étaient couvertes de voyageurs, accourant en grande hâte. A tout instant, de tous les côtés, par tous les chemins, par tous les sentiers qui aboutissent à Lourdes, arrivaient en foule et pêle-mêle des véhicules de toute sorte, calèches, charrettes, chars-à-bancs,des cavaliers, des piétons.

La nuit même ralentisait à peine ce mouvement. Les habitants de la Montagne descendaient à la lueur des étoiles pour se trouver à la Grotte dès le matin.

Les voyageurs précédemment arrivés étaient pour la plupart restés à Lourdes, ne voulant rien perdre de ces scènes extraordinaires, comme on n'en avait certainement point vu depuis des siècles comme on n'en avait peut-être vu jamais. Les hôtels, les auberges, les maisons particulières regorgeaient de monde. Il devint presque impossible d'héberger les nouvelles foules qui survenaient. On passait la nuit en prière devant la Grotte illuminée, afin de se trouver le lendemain plus près de la Voyante.

Le jeudi, 4 mars, était le dernier jour de la Quinzaine.

Lorsque l'aurore commença à blanchir l'horizon, une multitude plus prodigieuse encore que précédemment inondait les abords de la Grotte.

Un peintre comme Raphaëlou Michel-Ange eût tiré de ce vivant spectacle le sujet d'un admirable tableau.

Ici, tout courbé par les ans et vénérable comme un patriarche, un vieux montagnard s'appuyait de ses mains tremblantes sur son énorme bâton ferré, dont le poids et les oscillations faisaient crier le gravier. Autour de lui se pressait toute sa famille, depuis l'aïeule, la matrone antique aux traits anguleux, au visage hâté et ridé, encapuchonnée dans sa grande mante noire doublée de rouge, jusqu'au dernier fils qui se dressait sur ses pieds afin de mieux voir. Les mains jointes avec ferveur, belles, paisibles et graves comme les vierges splendides de la campagne romaine, les jeunes filles de la Montagne priaient isolément ou par groupes. Plusieurs faisaient courir entre leurs doigts les perles rustiques de leur chapelet. Quelques-unes lisaient en silence dans leur livre d'église. D'autres, tenant en main ou même sur la tête une cruche de terre pour la remplir de l'eau miraculeuse, rappelaient les figures bibliques de Rébecca ou de Rachel.

Là, c'était le paysan du Gers à la tête ronde et forte, au cou de taureau, au corps ramassé et trapu. A côté se profilait la tête fine du Béarnais, que les innombrables portraits d'Henri IV ont rendue si populaire.

De taille moyenne, mais paraissant grands tant ils sont merveilleusement droits, les Basques, à la poitrine saillante, aux épaules un peu hautes et aux membres agiles, regardaient dans une immobilité absolue et semblaient plantés dans le sol comme des statues, Leur large front, leur menton étroit et proéminent, leur visage maigre et osseux, taillé dans l'angle d'un V, leurs traits caractéristiques, la netteté de leur type, indiquaient la pureté primordiale de cette race, la plus ancienne peut-être du pays des Gaules.

Présentant des formes moins rudes, mais aussi moins accentuées, plus effacés ou plus polis, plus distingués selon les uns, plus vulgaires selon les autres, des hommes du monde de toute profession, des magistrats, des négociants, des notaires, des avocats, des employés, des médecins, étaient mêlés en grand nombre à cette foule.

Les dames, en chapeau et en voile, les mains plongées dans leurs manchons, se sentaient, malgré leurs précautions contre le froid, pénétrées par l'air glacial du matin. On les voyait à tout moment changer de place et s'agiter pour se réchauffer.

Impassibles et dignes, debout et drapés du haut en bas dans leurs grands manteaux aux vastes plis, quelques Espagnols se tenaient çà et là et attendaient, dans une tranquillité sculpturale. Ils regardaient la Grotte et priaient. Un incident, une ondulation de la multitude les tiraient-ils forcément de leur contemplation, ils détournaient à peine la tête; ils promenaient un instant sur la foule la flamme noire de leur regard et se remettaient à prier.

En plusieurs endroits, les pèlerins, fatigués par le voyage ou par la station de la nuit, s'étaient assis à terre. Il y en avait qui, dans leur prévoyance, avaient avec eux des havre-sacs garnis de provisions. D'autres portaient en bandoulière une gourde remplie de vin. Plusieurs enfants s'étaient endormis, étendus sur le sol. Les mères, se dépouillant de leur capulet, les en recouvraient avec précaution.

Quelques militaires, appartenant au régiment de cavalerie de Tarbes ou au dépôt de Lourdes, étaient venus à cheval et se tenaient hors du tohu-bohu, dans le courant du Gave. Beaucoup de pèlerins ou de curieux étaient grimpés sur les arbres; et, autour de ces têtes isolées qui dominaient les autres et ressortaient vivement, tous les champs, toutes les prairies, tous les chemins, tous les coteaux, tous les tertres, toutes les roches d'où l'on pouvait avoir vue sur la Grotte, étaient littéralement couverts d'une multitude innombrable d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de gens du monde, d'ouvriers, de paysans, de soldats, agités, pressés et ondoyants comme les épis mûrs. Les costumes pittoresques de ces pays se détachaient en voyantes couleurs aux premiers rayons du Soleil, dont le disque commençait à paraître derrière les cimes du Ger. De loin, des coteaux de Vizens, par exemple, les capulets des femmes, les uns d'un blanc de neige, les autres d'un rouge flamboyant; les grands bérets bleus des paysans béarnais, éclataient comme des marguerites, des coquelicots et des bleuets, au milieu de cette moisson humaine. Les casques des cavaliers campés dans le Gave étincelaient à la naissante lueur qui venait de l'orient.

Il y avait bien là plus de vingt mille hommes répandus sur la rive du Gave, et cette multitude grossissait incessamment par l'arrivée de nouveaux pèlerins qui débouchaient de tous les côtés.

[Cette évaluation est celle des divers témoins que nous avons consultés. Quant aux détails du tableau que nous faisons de cette scène et du mouvement général de toute la contrée, ils sont, pour la plupart, littéralement empruntés à un journal très hostile à l'événement, à l'Ère impériale de Tarbes, dans son numéro du 26 mars.

Quatre ou cinq semaines après, en avril, alors que la Quinzaine demandée par l'Apparition était terminée depuis un mois et que Bernadette n'allait plus régulièrement à la Grotte, le Maire fit faire le dénombrement de la foule. Or, ce jour-là, un jour ordinaire, alors que l'on ne savait pas à l'avance que l'enfant dût s'y rendre, il s'y trouvait encore neuf mille soixante personnes. (Lettre du Maire au Préfet, en date du 7 avril. Archives de la Mairie de Lourdes, No 86.)]

La foi, la prière, la curiosité, le scepticisme se peignaient sur ces visages. Toutes les classes, toutes les idées, tous les sentiments étaient représentés dans cette immense multitude. Il était là, le rude chrétien des premiers âges, qui sait que rien n'est impossible à Dieu. Il était là, le chrétien tourmenté par le doute et venant, devant ces roches sauvages, chercher des arguments pour sa foi. Elle était là, la femme croyante, demandant à la divine Mère de guérir quelque cher malade, de convertir quelque âme bien-aimée. Il était là aussi, le négateur de parti pris, ayant des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Il était là, l'esprit frivole, oublieux de son âme, en quête seulement, devant le paradis entr'ouvert, d'un amusement curieux et d'un vain spectacle.

Autour de cette foule et sur le chemin couraient, allaient, s'empressaient, criaient, dans une sorte d'effarement, les Sergents de ville et les Gendarmes. L'Adjoint, revêtu de son écharpe, se tenait immobile.

Attentifs à toutes choses et prêts à sévir au moindre désordre, on remarquait sur une petite hauteur Jacomet et le Procureur impérial.

Une rumeur énorme, vague, multiple, confuse, indescriptible, composée de mille bruits divers, de paroles, de conversations, de prières, de cris, sortait de cette multitude et ressemblait à l'inapaisable tumulte des flots.

Tout à coup une clameur vole sur toutes les bouches: « Voilà la Sainte! voilà la Sainte! » s'écrie-t-on de toutes parts, et une agitation extraordinaire se fait au milieu de cette foule. Tous les coeurs, même les plus froids, sont émus; toutes les têtes se dressent, tous les yeux se fixent sur le même point : instinctivement tous les fronts se découvrent.

Bernadette, accompagnée de sa mère, venait de paraître sur le sentier que la Confrérie des carriers avait tracé les jours précédents, et descendait paisiblement vers cet océan humain. Bien qu'elle eût tout ce vaste peuple sous les yeux et qu'elle fût sans doute heureuse de ce témoignage d'adoration pour « la Dame » merveilleuse, elle était tout entière à la pensée de revoir cette incomparable Beauté. Quand le ciel est près de s'ouvrir, qui donc regarde la terre? Elle était tellement absorbée par l'espérance joyeuse qui remplissait son coeur, que les cris: « Voilà la Sainte! » et les explosions enthousiastes de la vénération populaire ne semblaient point l'atteindre. Elle était si pleine de l'image de la Vision, elle était si parfaitement humble, qu'elle n'avait pas même la vanité d'être confuse et de rougir.

Les Gendarmes cependant étaient accourus; et, pérçant ces masses compactes devant Bernadette, ils formaient une escorte à l'enfant et lui faisaient un passage jusqu'à la Grotte.

Ces braves gens, de même que les soldats, étaient croyants; de sorte que leur attitude sympathique, émue, religieuse, avait empêché la foule de s'irriter de ce déploiement de la force armée, et trompé le calcul des habiles.

Les mille rumeurs de la multitude s'étaient tues peu à peu et il s'était fait un grand silence. Il n'y a pas, au moment de la Messe, un jour d'Ordination ou de Communion, plus de recueillement dans les églises de la Chrétienté. Ceux-là mêmes qui ne croyaient pas étaient saisis de respect. Chacun retenait en quelque sorte sa respiration. Quelqu'un qui eût fermé les yeux n'aurait jamais deviné qu'il y eût là une immense foule, et, au milieu du silence universel, il n'aurait eu l'oreille frappée que par le fracas du Gave. Ceux qui étaient près de la Grotte entendaient le murmure de la Source miraculeuse, qui s'écoulait paisiblement dans le petit réservoir par la rigole de bois qu'on y avait naguère placée.

Quand Bernadette se prosterna, tout ce peuple, d'un mouvement unanime, tomba à genoux.


Livre 1 - La Vie Publique (17) Buch 1 - Das öffentliche Leben (17) Book 1 - Public Life (17)

Le 2 mars, Bernadette se rendit de nouveau auprès de M. le Curé de Lourdes et lui parla une seconde fois au nom de l'Apparition.

— Elle veut qu'on construise une chapelle et qu'on fasse des processions à la Grotte, déclara l'enfânt.

Les faits avaient marché, la Source avait jailli, les guérisons avaient eu lieu, les miracles étaient venus témoigner au nom de Dieu de la véracité de Bernadette. Le prêtre n'avait plus de preuves à demander : il n'en demanda point. Sa conviction était faite. Le doute ne pouvait désormais effleurer sa foi.

La « Dame » invisible de la Grotte n'avait point dit son nom. Mais l'homme de Dieu l'avait reconnue à ses bienfaits maternels, et peut-être ajoulait-il déjà à ses litanies et à ses oraisons: « Notre-Dame de Lourdes, priez pour nous. »

Toutefois, malgré le secret enthousiasme qui remplissait son coeur ardent au spectacle de ces grandes choses, il avait, par une rare prudence su contenir l'expression prématurée des sentiments profonds et doux dont il était agité, à la pensée que la Reine du Ciel était descendue parmi l'humble troupeau de ses paroissiens, et il avait maintenu vis-à-vis de son clergé la défense formelle d'aller à la Grotte.

— Je te crois, dit-il à Bernadette en cette seconde entrevue. Mais ce que tu me demandes au nom de l'Apparition ne dépend pas de moi. Cela dépend de Mgr l'Évêque, que j'ai déjà instruit de ce qui se passe. Aujourd'hui même j'irai le voir pour lui faire part de cette nouvelle démarche. C'est à lui seul qu'il appartient d'agir.

En dépit de l'hostilité inquiète et ombrageuse du monde officiel, la renommée de ces faits merveilleux s'était propagée dans toutes les contrées environnantes avec une électrique rapidité.

Toute la Bigorre et tout le Béarn, déjà agités par les premiers bruits de l'Apparition, étaient entrés dans un profond émoi à la nouvelle du jaillissement de la Source et des guérisons miraculeuses. Toutes les routes du département étaient couvertes de voyageurs, accourant en grande hâte. A tout instant, de tous les côtés, par tous les chemins, par tous les sentiers qui aboutissent à Lourdes, arrivaient en foule et pêle-mêle des véhicules de toute sorte, calèches, charrettes, chars-à-bancs,des cavaliers, des piétons.

La nuit même ralentisait à peine ce mouvement. Les habitants de la Montagne descendaient à la lueur des étoiles pour se trouver à la Grotte dès le matin.

Les voyageurs précédemment arrivés étaient pour la plupart restés à Lourdes, ne voulant rien perdre de ces scènes extraordinaires, comme on n'en avait certainement point vu depuis des siècles comme on n'en avait peut-être vu jamais. Les hôtels, les auberges, les maisons particulières regorgeaient de monde. Il devint presque impossible d'héberger les nouvelles foules qui survenaient. On passait la nuit en prière devant la Grotte illuminée, afin de se trouver le lendemain plus près de la Voyante.

Le jeudi, 4 mars, était le dernier jour de la Quinzaine.

Lorsque l'aurore commença à blanchir l'horizon, une multitude plus prodigieuse encore que précédemment inondait les abords de la Grotte.

Un peintre comme Raphaëlou Michel-Ange eût tiré de ce vivant spectacle le sujet d'un admirable tableau.

Ici, tout courbé par les ans et vénérable comme un patriarche, un vieux montagnard s'appuyait de ses mains tremblantes sur son énorme bâton ferré, dont le poids et les oscillations faisaient crier le gravier. Autour de lui se pressait toute sa famille, depuis l'aïeule, la matrone antique aux traits anguleux, au visage hâté et ridé, encapuchonnée dans sa grande mante noire doublée de rouge, jusqu'au dernier fils qui se dressait sur ses pieds afin de mieux voir. Les mains jointes avec ferveur, belles, paisibles et graves comme les vierges splendides de la campagne romaine, les jeunes filles de la Montagne priaient isolément ou par groupes. Plusieurs faisaient courir entre leurs doigts les perles rustiques de leur chapelet. Quelques-unes lisaient en silence dans leur livre d'église. D'autres, tenant en main ou même sur la tête une cruche de terre pour la remplir de l'eau miraculeuse, rappelaient les figures bibliques de Rébecca ou de Rachel.

Là, c'était le paysan du Gers à la tête ronde et forte, au cou de taureau, au corps ramassé et trapu. A côté se profilait la tête fine du Béarnais, que les innombrables portraits d'Henri IV ont rendue si populaire.

De taille moyenne, mais paraissant grands tant ils sont merveilleusement droits, les Basques, à la poitrine saillante, aux épaules un peu hautes et aux membres agiles, regardaient dans une immobilité absolue et semblaient plantés dans le sol comme des statues, Leur large front, leur menton étroit et proéminent, leur visage maigre et osseux, taillé dans l'angle d'un V, leurs traits caractéristiques, la netteté de leur type, indiquaient la pureté primordiale de cette race, la plus ancienne peut-être du pays des Gaules.

Présentant des formes moins rudes, mais aussi moins accentuées, plus effacés ou plus polis, plus distingués selon les uns, plus vulgaires selon les autres, des hommes du monde de toute profession, des magistrats, des négociants, des notaires, des avocats, des employés, des médecins, étaient mêlés en grand nombre à cette foule.

Les dames, en chapeau et en voile, les mains plongées dans leurs manchons, se sentaient, malgré leurs précautions contre le froid, pénétrées par l'air glacial du matin. On les voyait à tout moment changer de place et s'agiter pour se réchauffer.

Impassibles et dignes, debout et drapés du haut en bas dans leurs grands manteaux aux vastes plis, quelques Espagnols se tenaient çà et là et attendaient, dans une tranquillité sculpturale. Ils regardaient la Grotte et priaient. Un incident, une ondulation de la multitude les tiraient-ils forcément de leur contemplation, ils détournaient à peine la tête; ils promenaient un instant sur la foule la flamme noire de leur regard et se remettaient à prier.

En plusieurs endroits, les pèlerins, fatigués par le voyage ou par la station de la nuit, s'étaient assis à terre. Il y en avait qui, dans leur prévoyance, avaient avec eux des havre-sacs garnis de provisions. D'autres portaient en bandoulière une gourde remplie de vin. Plusieurs enfants s'étaient endormis, étendus sur le sol. Les mères, se dépouillant de leur capulet, les en recouvraient avec précaution.

Quelques militaires, appartenant au régiment de cavalerie de Tarbes ou au dépôt de Lourdes, étaient venus à cheval et se tenaient hors du tohu-bohu, dans le courant du Gave. Beaucoup de pèlerins ou de curieux étaient grimpés sur les arbres; et, autour de ces têtes isolées qui dominaient les autres et ressortaient vivement, tous les champs, toutes les prairies, tous les chemins, tous les coteaux, tous les tertres, toutes les roches d'où l'on pouvait avoir vue sur la Grotte, étaient littéralement couverts d'une multitude innombrable d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de gens du monde, d'ouvriers, de paysans, de soldats, agités, pressés et ondoyants comme les épis mûrs. Les costumes pittoresques de ces pays se détachaient en voyantes couleurs aux premiers rayons du Soleil, dont le disque commençait à paraître derrière les cimes du Ger. De loin, des coteaux de Vizens, par exemple, les capulets des femmes, les uns d'un blanc de neige, les autres d'un rouge flamboyant; les grands bérets bleus des paysans béarnais, éclataient comme des marguerites, des coquelicots et des bleuets, au milieu de cette moisson humaine. Les casques des cavaliers campés dans le Gave étincelaient à la naissante lueur qui venait de l'orient.

Il y avait bien là plus de vingt mille hommes répandus sur la rive du Gave, et cette multitude grossissait incessamment par l'arrivée de nouveaux pèlerins qui débouchaient de tous les côtés.

[Cette évaluation est celle des divers témoins que nous avons consultés. Quant aux détails du tableau que nous faisons de cette scène et du mouvement général de toute la contrée, ils sont, pour la plupart, littéralement empruntés à un journal très hostile à l'événement, à l'Ère impériale de Tarbes, dans son numéro du 26 mars.

Quatre ou cinq semaines après, en avril, alors que la Quinzaine demandée par l'Apparition était terminée depuis un mois et que Bernadette n'allait plus régulièrement à la Grotte, le Maire fit faire le dénombrement de la foule. Or, ce jour-là, un jour ordinaire, alors que l'on ne savait pas à l'avance que l'enfant dût s'y rendre, il s'y trouvait encore neuf mille soixante personnes. (Lettre du Maire au Préfet, en date du 7 avril. __Archives de la Mairie de Lourdes__, No 86.)]

La foi, la prière, la curiosité, le scepticisme se peignaient sur ces visages. Toutes les classes, toutes les idées, tous les sentiments étaient représentés dans cette immense multitude. Il était là, le rude chrétien des premiers âges, qui sait que rien n'est impossible à Dieu. Il était là, le chrétien tourmenté par le doute et venant, devant ces roches sauvages, chercher des arguments pour sa foi. Elle était là, la femme croyante, demandant à la divine Mère de guérir quelque cher malade, de convertir quelque âme bien-aimée. Il était là aussi, le négateur de parti pris, ayant des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Il était là, l'esprit frivole, oublieux de son âme, en quête seulement, devant le paradis entr'ouvert, d'un amusement curieux et d'un vain spectacle.

Autour de cette foule et sur le chemin couraient, allaient, s'empressaient, criaient, dans une sorte d'effarement, les Sergents de ville et les Gendarmes. L'Adjoint, revêtu de son écharpe, se tenait immobile.

Attentifs à toutes choses et prêts à sévir au moindre désordre, on remarquait sur une petite hauteur Jacomet et le Procureur impérial.

Une rumeur énorme, vague, multiple, confuse, indescriptible, composée de mille bruits divers, de paroles, de conversations, de prières, de cris, sortait de cette multitude et ressemblait à l'inapaisable tumulte des flots.

Tout à coup une clameur vole sur toutes les bouches: « Voilà la Sainte! voilà la Sainte! » s'écrie-t-on de toutes parts, et une agitation extraordinaire se fait au milieu de cette foule. Tous les coeurs, même les plus froids, sont émus; toutes les têtes se dressent, tous les yeux se fixent sur le même point : instinctivement tous les fronts se découvrent.

Bernadette, accompagnée de sa mère, venait de paraître sur le sentier que la Confrérie des carriers avait tracé les jours précédents, et descendait paisiblement vers cet océan humain. Bien qu'elle eût tout ce vaste peuple sous les yeux et qu'elle fût sans doute heureuse de ce témoignage d'adoration pour « la Dame » merveilleuse, elle était tout entière à la pensée de revoir cette incomparable Beauté. Quand le ciel est près de s'ouvrir, qui donc regarde la terre? Elle était tellement absorbée par l'espérance joyeuse qui remplissait son coeur, que les cris: « Voilà la Sainte! » et les explosions enthousiastes de la vénération populaire ne semblaient point l'atteindre. Elle était si pleine de l'image de la Vision, elle était si parfaitement humble, qu'elle n'avait pas même la vanité d'être confuse et de rougir.

Les Gendarmes cependant étaient accourus; et, pérçant ces masses compactes devant Bernadette, ils formaient une escorte à l'enfant et lui faisaient un passage jusqu'à la Grotte.

Ces braves gens, de même que les soldats, étaient croyants; de sorte que leur attitude sympathique, émue, religieuse, avait empêché la foule de s'irriter de ce déploiement de la force armée, et trompé le calcul des habiles.

Les mille rumeurs de la multitude s'étaient tues peu à peu et il s'était fait un grand silence. Il n'y a pas, au moment de la Messe, un jour d'Ordination ou de Communion, plus de recueillement dans les églises de la Chrétienté. Ceux-là mêmes qui ne croyaient pas étaient saisis de respect. Chacun retenait en quelque sorte sa respiration. Quelqu'un qui eût fermé les yeux n'aurait jamais deviné qu'il y eût là une immense foule, et, au milieu du silence universel, il n'aurait eu l'oreille frappée que par le fracas du Gave. Ceux qui étaient près de la Grotte entendaient le murmure de la Source miraculeuse, qui s'écoulait paisiblement dans le petit réservoir par la rigole de bois qu'on y avait naguère placée.

Quand Bernadette se prosterna, tout ce peuple, d'un mouvement unanime, tomba à genoux.