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Vol de Nuit, XIX

XIX

Robineau le tira de sa solitude :

— Monsieur le Directeur, j'ai pensé... on pourrait peut-être essayer...

Il n'avait rien à proposer, mais témoignait ainsi de sa bonne volonté. Il aurait tant aimé trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle d'un rébus. Il trouvait toujours des solutions que Rivière n'écoutait jamais : « Voyez-vous, Robineau, dans la vie il n'y a pas de solutions. Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent. » Aussi Robineau bornait-il son rôle à créer une force en marche dans la corporation des mécaniciens. Une humble force en marche, qui préservait de la rouille les moyeux d'hélice.

Mais les événements de cette nuit-ci trouvaient Robineau désarmé. Son titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un équipage fantôme, qui vraiment ne se débattait plus pour une prime d'exactitude, mais pour échapper à une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la mort.

Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.

* * *

La femme de Fabien se fit annoncer. Poussée par l'inquiétude, elle attendait, dans le bureau des secrétaires, que Rivière la reçût. Les secrétaires, à la dérobée, levaient les yeux vers son visage. Elle en éprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle : tout ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils marchaient sur un corps, ces dossiers où la vie humaine, la souffrance humaine ne laissaient qu'un résidu de chiffres durs. Elle cherchait des signes qui lui eussent parlé de Fabien. Chez elle tout montrait cette absence : le lit entrouvert, le café servi, un bouquet de fleurs... Elle ne découvrait aucun signe. Tout s'opposait à la pitié, à l'amitié, au souvenir. La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'élevait la voix devant elle, fut le juron d'un employé, qui réclamait un bordereau. « ... Le bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expédions à Santos. » Elle leva les yeux sur cet homme, avec une expression d'étonnement infini. Puis sur le mur où s'étalait une carte. Ses lèvres tremblaient un peu, à peine.

Elle devinait, avec gêne, qu'elle exprimait ici une vérité ennemie, regrettait presque d'être venue, eût voulu se cacher, et se retenait, de peur qu'on la remarquât trop, de tousser, de pleurer. Elle se découvrait insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa vérité était si forte, que les regards fugitifs remontaient, à la dérobée, inlassablement, la lire dans son visage. Cette femme était très belle. Elle révélait aux hommes le monde sacré du bonheur. Elle révélait à quelle matière auguste on touche, sans le savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle révélait quelle paix, sans le savoir, on peut détruire.

Rivière la reçut.

Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son café servi, sa chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible tremblement de lèvres la reprit. Elle aussi découvrait sa propre vérité, dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour presque sauvage, tant il était fervent, de dévouement, lui semblait prendre ici un visage importun, égoïste. Elle eût voulu fuir :

— Je vous dérange...

— Madame, lui dit Rivière, vous ne me dérangez pas. Malheureusement, Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.

Elle eut un faible haussement d'épaules, dont Rivière comprit le sens : « A quoi bon cette lampe, ce dîner servi, ces fleurs que je vais retrouver... » Une jeune mère avait confessé un jour à Rivière : « La mort de mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui sont dures, ses vêtements que je retrouve, et, si je me réveille la nuit, cette tendresse qui me monte quand même au coeur, désormais inutile, comme mon lait... » Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain à peine, dans chaque acte désormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait lentement sa maison. Rivière taisait une pitié profonde.

— Madame...

La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa propre puissance.

Rivière s'assit, un peu lourd.

« Mais elle m'aide à découvrir ce que je cherchais... »

Il tapotait distraitement les télégrammes de protection des escales Nord. Il songeait.

« Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors... »

Ses regards tombèrent sur les télégrammes :

« Et voilà par où, chez nous, s'introduit la mort : ces messages qui n'ont plus de sens... »

Il regarda Robineau. Ce garçon médiocre, maintenant inutile, n'avait plus de sens. Rivière lui dit presque durement :

— Faut-il vous donner, moi-même, du travail?

Puis Rivière poussa la porte qui donnait sur la salle des secrétaires, et la disparition de Fabien le frappa, évidente, à des signes que Mme Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B. 903, l'avion de Fabien, figurait déjà, au tableau mural, dans la colonne du matériel indisponible. Les secrétaires qui préparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il serait retardé, travaillaient mal. Du terrain on demandait par téléphone des instructions pour les équipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les fonctions de vie étaient ralenties. « La mort, la voilà! » pensa Rivière. Son oeuvre était semblable à un voilier en panne, sans vent, sur la mer.

* * *

Il entendit la voix de Robineau :

— Monsieur le Directeur... ils étaient mariés depuis six semaines...

— Allez travailler.

Rivière regarda toujours les secrétaires, et au-delà des secrétaires, les manoeuvres, les mécaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidé dans son oeuvre, avec une foi de bâtisseurs. Il pensa aux petites villes d'autrefois qui entendaient parler des « Iles » et se construisaient un navire. Pour le charger de leur espérance. Pour que les hommes pussent voir leur espérance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirés hors d'eux-mêmes, tous délivrés par un navire. « Le but peut-être ne justifie rien, mais l'action délivre de la mort. Ces hommes duraient par leur navire. »

Et Rivière luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux télégrammes leur plein sens, leur inquiétude aux équipes de veille et aux pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette oeuvre, comme le vent ranime un voilier, en mer.

XIX XIX XIX XIX XIX XIX XIX

Robineau le tira de sa solitude : Robineau drew him out of his solitude:

— Monsieur le Directeur, j'ai pensé... on pourrait peut-être essayer... - Mr. Director, I thought... maybe we could try...

Il n'avait rien à proposer, mais témoignait ainsi de sa bonne volonté. He had nothing to offer, but was showing his good will. Il aurait tant aimé trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle d'un rébus. He would have loved to find a solution, and was looking for it like in a rebus. Il trouvait toujours des solutions que Rivière n'écoutait jamais : « Voyez-vous, Robineau, dans la vie il n'y a pas de solutions. He always came up with solutions that Rivière never listened to: "You see, Robineau, there are no solutions in life. Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent. There are forces at work: they need to be created, and solutions need to follow. » Aussi Robineau bornait-il son rôle à créer une force en marche dans la corporation des mécaniciens. "So Robineau limited his role to creating a moving force in the mechanics' guild. Une humble force en marche, qui préservait de la rouille les moyeux d'hélice. A humble force in motion, protecting the propeller hubs from rust.

Mais les événements de cette nuit-ci trouvaient Robineau désarmé. But the events of that night left Robineau disarmed. Son titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un équipage fantôme, qui vraiment ne se débattait plus pour une prime d'exactitude, mais pour échapper à une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la mort. His title of inspector had no power over the storms, nor over a phantom crew, who were really no longer struggling for an accuracy bonus, but to escape a single sanction, which cancelled out Robineau's: death.

Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi. And Robineau, now useless, wandered the offices, jobless.

* * *

La femme de Fabien se fit annoncer. Poussée par l'inquiétude, elle attendait, dans le bureau des secrétaires, que Rivière la reçût. Driven by anxiety, she waited in the secretaries' office for Rivière to receive her. Les secrétaires, à la dérobée, levaient les yeux vers son visage. The secretaries, in secret, looked up into his face. Elle en éprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle : tout ici la refusait. She felt a kind of shame and looked around fearfully: everything here refused her. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils marchaient sur un corps, ces dossiers où la vie humaine, la souffrance humaine ne laissaient qu'un résidu de chiffres durs. These men continued their work, as if walking over a body, these files where human life, human suffering left only a residue of hard numbers. Elle cherchait des signes qui lui eussent parlé de Fabien. Chez elle tout montrait cette absence : le lit entrouvert, le café servi, un bouquet de fleurs... Elle ne découvrait aucun signe. Everything in her home showed this absence: the bed ajar, the coffee served, a bouquet of flowers... She couldn't find a sign. Tout s'opposait à la pitié, à l'amitié, au souvenir. Everything stood in the way of pity, friendship and remembrance. La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'élevait la voix devant elle, fut le juron d'un employé, qui réclamait un bordereau. The only sentence she heard, for no one raised their voice to her, was the swearword of an employee demanding a slip. La única frase que oyó, ya que nadie levantó la voz delante de ella, fue la palabrota de un empleado que exigía un resguardo. « ... Le bordereau des dynamos, bon Dieu! " ... The dynamo slip, for God's sake! que nous expédions à Santos. which we ship to Santos. » Elle leva les yeux sur cet homme, avec une expression d'étonnement infini. "She looked up at the man with an expression of infinite astonishment. Puis sur le mur où s'étalait une carte. Then on the wall, where a map was displayed. Ses lèvres tremblaient un peu, à peine. Her lips trembled a little, barely.

Elle devinait, avec gêne, qu'elle exprimait ici une vérité ennemie, regrettait presque d'être venue, eût voulu se cacher, et se retenait, de peur qu'on la remarquât trop, de tousser, de pleurer. She guessed, with embarrassment, that she was expressing an enemy's truth here, almost regretted having come, wished she'd hidden, and held back, lest she be noticed too much, from coughing and crying. Se sintió avergonzada al darse cuenta de que estaba expresando la verdad de un enemigo, casi se arrepintió de haber venido, deseó poder esconderse y se contuvo de toser y llorar por miedo a que se notara demasiado. Elle se découvrait insolite, inconvenante, comme nue. She discovered herself to be unusual, unseemly, as if naked. Mais sa vérité était si forte, que les regards fugitifs remontaient, à la dérobée, inlassablement, la lire dans son visage. But her truth was so strong, that the fleeting glances went up, stealthily, tirelessly, to read her face. Cette femme était très belle. Elle révélait aux hommes le monde sacré du bonheur. She revealed to men the sacred world of happiness. Elle révélait à quelle matière auguste on touche, sans le savoir, en agissant. It revealed what august matter we touch, without knowing it, by acting. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Under so many gazes, she closed her eyes. Elle révélait quelle paix, sans le savoir, on peut détruire. It revealed the kind of peace we can unknowingly destroy.

Rivière la reçut.

Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son café servi, sa chair jeune. She came to plead shyly for her flowers, her served coffee, her young flesh. Vino a suplicar tímidamente por sus flores, su café servido, su carne joven. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible tremblement de lèvres la reprit. Once again, in that even colder office, the faint trembling of her lips returned. Elle aussi découvrait sa propre vérité, dans cet autre monde, inexprimable. She too was discovering her own truth, in this other, inexpressible world. Tout ce qui se dressait en elle d'amour presque sauvage, tant il était fervent, de dévouement, lui semblait prendre ici un visage importun, égoïste. All the almost wild love, so fervent was her devotion, seemed to take on an unwelcome, selfish face here. Elle eût voulu fuir : She wanted to flee:

— Je vous dérange...

— Madame, lui dit Rivière, vous ne me dérangez pas. Malheureusement, Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre. Unfortunately, Madame, you and I can do no better than wait.

Elle eut un faible haussement d'épaules, dont Rivière comprit le sens : « A quoi bon cette lampe, ce dîner servi, ces fleurs que je vais retrouver... » Une jeune mère avait confessé un jour à Rivière : « La mort de mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. She gave a faint shrug, the meaning of which Rivière understood: "What's the point of this lamp, this dinner served, these flowers I'm going to find...". A young mother had once confessed to Rivière: "I still don't understand my child's death. Ce sont les petites choses qui sont dures, ses vêtements que je retrouve, et, si je me réveille la nuit, cette tendresse qui me monte quand même au coeur, désormais inutile, comme mon lait... » Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain à peine, dans chaque acte désormais vain, dans chaque objet. It's the little things that are hard, his clothes that I find again, and, if I wake up at night, this tenderness that still rises to my heart, now useless, like my milk... " For this woman, too, Fabien's death would barely begin tomorrow, in every now vain act, in every object. Fabien quitterait lentement sa maison. Fabien would slowly leave his home. Rivière taisait une pitié profonde. Rivière sintió una profunda lástima.

— Madame...

La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa propre puissance. The young woman withdrew, smiling almost humbly, unaware of her own power.

Rivière s'assit, un peu lourd. Rivière sat down, a little heavy.

« Mais elle m'aide à découvrir ce que je cherchais... » "But it helps me discover what I was looking for..."

Il tapotait distraitement les télégrammes de protection des escales Nord. He absent-mindedly tapped the protection telegrams for the northern ports of call. Il songeait. He mused.

« Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. "We're not asking to be eternal, but not to see acts and things suddenly lose their meaning. Le vide qui nous entoure se montre alors... » The emptiness that surrounds us then shows itself... "

Ses regards tombèrent sur les télégrammes :

« Et voilà par où, chez nous, s'introduit la mort : ces messages qui n'ont plus de sens... » "And here's where death comes in: messages that no longer make sense...".

Il regarda Robineau. Ce garçon médiocre, maintenant inutile, n'avait plus de sens. Rivière lui dit presque durement :

— Faut-il vous donner, moi-même, du travail? - Do I have to give you a job myself?

Puis Rivière poussa la porte qui donnait sur la salle des secrétaires, et la disparition de Fabien le frappa, évidente, à des signes que Mme Fabien n'avait pas su voir. Then Rivière pushed open the door to the secretaries' room, and Fabien's disappearance struck him, evident in signs that Madame Fabien had failed to see. La fiche du R.B. The R.B. sheet 903, l'avion de Fabien, figurait déjà, au tableau mural, dans la colonne du matériel indisponible. 903, Fabien's aircraft, was already listed in the unavailable equipment column on the wall. Les secrétaires qui préparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il serait retardé, travaillaient mal. The secretaries who prepared the paperwork for the mail from Europe, knowing that it would be delayed, worked poorly. Du terrain on demandait par téléphone des instructions pour les équipes qui, maintenant, veillaient sans but. From the field, instructions were requested by telephone for the teams, who were now standing around aimlessly. Les fonctions de vie étaient ralenties. Life functions were slowed down. « La mort, la voilà! » pensa Rivière. Son oeuvre était semblable à un voilier en panne, sans vent, sur la mer. His work was like a broken-down, windless sailboat on the sea.

* * *

Il entendit la voix de Robineau :

— Monsieur le Directeur... ils étaient mariés depuis six semaines... - Monsieur le Directeur... they had been married for six weeks...

— Allez travailler.

Rivière regarda toujours les secrétaires, et au-delà des secrétaires, les manoeuvres, les mécaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidé dans son oeuvre, avec une foi de bâtisseurs. Rivière always looked at the secretaries, and beyond the secretaries, at the labourers, the mechanics, the pilots, all those who had helped him in his work, with the faith of builders. Il pensa aux petites villes d'autrefois qui entendaient parler des « Iles » et se construisaient un navire. He thought of the small towns of yesteryear that would hear about the "Islands" and build themselves a ship. Pour le charger de leur espérance. To charge it with their hope. Pour que les hommes pussent voir leur espérance ouvrir ses voiles sur la mer. So that men could see their hope open its sails on the sea. Tous grandis, tous tirés hors d'eux-mêmes, tous délivrés par un navire. All grown, all drawn out of themselves, all delivered by a ship. « Le but peut-être ne justifie rien, mais l'action délivre de la mort. "The goal may justify nothing, but the action delivers from death. Ces hommes duraient par leur navire. These men lasted for their ship. Estos hombres duraron gracias a su barco. »

Et Rivière luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux télégrammes leur plein sens, leur inquiétude aux équipes de veille et aux pilotes leur but dramatique. And Rivière will be fighting death too, when he restores the full meaning of telegrams, the concern of watch teams and the dramatic purpose of pilots. Lorsque la vie ranimera cette oeuvre, comme le vent ranime un voilier, en mer. When life revives this work, like the wind revives a sailboat at sea.