04b. Le pont du Diable. Partie 2/2.
Satan réfléchit un instant.
– Oh !
Je désire que l'âme du premier individu qui passera sur ce pont m'appartienne, répondit-il. – Soit, dit le bailli.
– Rédigeons l'acte, continua Satan.
– Dictez vous-même.
Le bailli prit une plume, de l'encre et du papier, et se prépara à écrire.
Cinq minutes après, un sous-seing en bonne forme, fait double et de bonne foi, était signé par Satan en son propre nom, et par le bailli au nom et comme fondé de pouvoir de ses paroissiens.
Le diable s'engageait formellement, par cet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durer cinq cents ans ; et le magistrat, de son côté, concédait, en paiement de ce pont, l'âme du premier individu que le hasard ou la nécessité forcerait de traverser la Reuss sur le passage diabolique que Satan devait improviser. Le lendemain, au point du jour, le pont était bâti.
Bientôt le bailli parut sur le chemin de Goschenen ; il venait vérifier si le diable avait accompli sa promesse.
Il vit le pont, qu'il trouva fort convenable, et, à l'extrémité opposée à celle par laquelle il s'avançait, il aperçut Satan, assis sur une borne et attendant le prix de son travail nocturne. – Vous voyez que je suis homme de parole, dit Satan.
– Et moi aussi, répondit le bailli.
– Comment, mon cher Curtius, reprit le diable stupéfait, vous dévoueriez-vous pour le salut de vos administrés ?
– Pas précisément, continua le bailli en déposant à l'entrée du pont un sac qu'il avait apporté sur son épaule, et dont il se mit incontinent à dénouer les cordons.
– Qu'est-ce ?
dit Satan, essayant de deviner ce qui allait se passer. – Prrrrrooooou !
dit le bailli.
Et un chien, traînant une poêle à sa queue, sortit tout épouvanté du sac, et, traversant le pont, alla passer en hurlant aux pieds de Satan.
– Eh !
dit le bailli, voilà votre âme qui se sauve ; courez donc après, monseigneur. Satan était furieux ; il avait compté sur l'âme d'un homme, et il était forcé de se contenter de celle d'un chien.
Il y aurait eu de quoi se damner, si la chose n'eût pas été faite. Cependant, comme il était de bonne compagnie, il eut l'air de trouver le tour très drôle, et fit semblant de rire tant que le bailli fut là ; mais à peine le magistrat eut-il le dos tourné que Satan commença à s'escrimer des pieds et des mains pour démolir le pont qu'il avait bâti ; il avait fait la chose tellement en conscience qu'il se retourna les ongles et se déchaussa les dents avant d'en avoir pu arracher le plus petit caillou. – J'étais un bien grand sot, dit Satan.
Puis, cette réflexion faite, il mit les mains dans ses poches et descendit les rives de la Reuss, regardant à droite et à gauche, comment aurait pu le faire un amant de la belle nature.
Cependant, il n'avait pas renoncé à son projet de vengeance. Ce qu'il cherchait des yeux, c'était un rocher d'une forme et d'un poids convenables, afin de le transporter sur la montagne qui domine la vallée, et de le laisser tomber de cinq cents pieds de haut sur le pont que lui avait escamoté le bailli de Goschenen. Il n'avait pas fait trois lieues qu'il avait trouvé son affaire.
C'était un joli rocher, gros comme une des tours de Notre-Dame : Satan l'arracha de terre avec autant de facilité qu'un enfant aurait fait d'une rave, le chargea sur son épaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de la montagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie et jouissant d'avance de la désolation du bailli quand il trouverait le lendemain son pont effondré.
Lorsqu'il eut fait une lieue, Satan crut distinguer sur le pont un grand concours de populace ; il posa son rocher par terre, grimpa dessus, et, arrivé au sommet, aperçut distinctement le clergé de Goschenen, croix en tête et bannière déployée, qui venait de bénir l'œuvre satanique et de consacrer à Dieu le pont du Diable.
Satan vit bien qu'il n'y avait rien de bon à faire pour lui ; il descendit tristement, et, rencontrant une pauvre vache qui n'en pouvait mais, il la tira par la queue et la fit tomber dans un précipice. Quant au bailli de Goschenen, il n'entendit jamais reparler de l'architecte infernal ; seulement, la première fois qu'il fouilla à son escarcelle, il se brûla vigoureusement les doigts : c'était le lingot qui était redevenu charbon.
Le pont subsista cinq cents ans, comme l'avait promis le diable.