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Lettres de mon moulin (Alphonse Daudet, 1887), INSTALLATION.

INSTALLATION.

Ce sont les lapins qui ont été étonnés !… Depuis si longtemps qu'ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait quelque chose comme un quartier général, un centre d'opérations stratégiques : le moulin de Jemmapes des lapins… La nuit de mon arrivée, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en train de se chauffer les pattes à un rayon de lune… Le temps d'entrouvrir une lucarne, frrt ! voilà le bivouac en déroute, et tous ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l'air, dans le fourré. J'espère bien qu'ils reviendront. Quelqu'un de très étonné aussi, en me voyant, c'est le locataire du premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur, qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Je l'ai trouvé dans la chambre du haut, immobile et droit sur l'arbre de couche, au milieu des plâtras, des tuiles tombées. Il m'a regardé un moment avec son œil rond ; puis, tout effaré de ne pas me reconnaître, il s'est mis à faire : « Hou ! hou ! » et à secouer péniblement ses ailes grises de poussière ; — ces diables de penseurs ! ça ne se brosse jamais… N'importe ! tel qu'il est, avec ses yeux clignotants et sa mine renfrognée, ce locataire silencieux me plaît encore mieux qu'un autre, et je me suis empressé de lui renouveler son bail. Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une entrée par le toit ; moi je me réserve la pièce du bas, une petite pièce blanchie à la chaux, basse et voûtée comme un réfectoire de couvent.

C'est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil. Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu'au bas de la côte. À l'horizon, les Alpilles découpent leurs crêtes fines… Pas de bruit… À peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route… Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière. Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris bruyant et noir ? Je suis si bien dans mon moulin ! C'est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des journaux, des fiacres, du brouillard !… Et que de jolies choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j'ai déjà la tête bourrée d'impressions et de souvenirs… Tenez ! pas plus tard qu'hier soir, j'ai assisté à la rentrée des troupeaux dans un mas (une ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle pour toutes les premières que vous avez eues à Paris cette semaine. Jugez plutôt.

Il faut vous dire qu'en Provence, c'est l'usage, quand viennent les chaleurs, d'envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l'herbe jusqu'au ventre ; puis, au premier frisson de l'automne, on redescend au mas, et l'on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin… Donc hier soir les troupeaux rentraient. Depuis le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants ; les bergeries étaient pleines de paille fraîche. D'heure en heure on se disait : « Maintenant, ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou. » Puis, tout à coup, vers le soir, un grand cri : « Les voilà ! » et là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s'avancer dans une gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui… Les vieux béliers viennent d'abord, la corne en avant, l'air sauvage ; derrière eux le gros des moutons, les mères un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes ; — les mules à pompons rouges portant dans des paniers les agnelets d'un jour qu'elles bercent en marchant ; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu'à terre, et deux grands coquins de bergers drapés dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes. Tout cela défile devant nous joyeusement et s'engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d'averse… Il faut voir quel émoi dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, à crête de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler, qui s'endormait, se réveille en sursaut. Tout le monde est sur pied : pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est comme folle ; les poulets parlent de passer la nuit !… On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum d'Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui fait danser. C'est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux béliers s'attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n'ont jamais vu la ferme, regardent autour d'eux avec étonnement. Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu'elles dans le mas. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche : le seau du puits, tout plein d'eau fraîche, a beau leur faire signe : ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers attablés dans la salle basse. Alors seulement ils consentent à gagner le chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs camarades de la ferme ce qu'ils ont fait là-haut dans la montagne, un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosée jusqu'au bord.

INSTALLATION. INSTALLATION. FACILITY. INSTALACIÓN. INSTALLATION.

Ce sont les lapins qui ont été étonnés !… Depuis si longtemps qu'ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait quelque chose comme un quartier général, un centre d'opérations stratégiques : le moulin de Jemmapes des lapins… La nuit de mon arrivée, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en train de se chauffer les pattes à un rayon de lune… Le temps d'entrouvrir une lucarne, frrt ! It was the rabbits who were astonished!… For so long that they had seen the door of the mill closed, the walls and the platform invaded by weeds, they had come to believe that the race of millers was extinct, and, finding the place good, they had made it something like a headquarters, a center of strategic operations: the Jemmapes mill for rabbits… The night of my arrival, there were indeed, without lying, about twenty of them sitting in a circle on the platform, warming up your paws in the moonlight… Time to open a skylight, frrt! Het waren de konijnen die verbaasd waren!... Zo lang hadden ze de poort van de molen gesloten gezien, de muren en het platform overwoekerd met onkruid, dat ze waren gaan geloven dat het ras van de molenaars was uitgestorven, en omdat ze de plek goed vonden, hadden ze er een soort hoofdkwartier van gemaakt, een centrum van strategische operaties: De Jemmapes molen van de konijnen... De nacht dat ik aankwam, waren er een stuk of twintig, geen leugen, die in een cirkel op het platform zaten en hun poten opwarmden in het maanlicht... De tijd die nodig was om een dakraam te openen, frrt! voilà le bivouac en déroute, et tous ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l'air, dans le fourré. there's the bivouac in disarray, and all those little white bottoms scurrying off, tails in the air, into the thicket. J'espère bien qu'ils reviendront. Quelqu'un de très étonné aussi, en me voyant, c'est le locataire du premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur, qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Someone else who was very surprised to see me was the first tenant, a sinister old owl with the head of a thinker, who has lived in the mill for over twenty years. Je l'ai trouvé dans la chambre du haut, immobile et droit sur l'arbre de couche, au milieu des plâtras, des tuiles tombées. I found him in the upstairs bedroom, motionless and upright on the bedpost, amidst the plaster and fallen tiles. Il m'a regardé un moment avec son œil rond ; puis, tout effaré de ne pas me reconnaître, il s'est mis à faire : « Hou ! He looked at me for a moment with his round eye; then, startled at not recognizing me, he went: "Hou! hou ! » et à secouer péniblement ses ailes grises de poussière ; — ces diables de penseurs ! "and shaking his dust-grey wings; - those devilish thinkers! ça ne se brosse jamais… N'importe ! it's never brushed... Whatever! tel qu'il est, avec ses yeux clignotants et sa mine renfrognée, ce locataire silencieux me plaît encore mieux qu'un autre, et je me suis empressé de lui renouveler son bail. As he is, with his flashing eyes and scowl, I like this silent tenant even better than the next, and I was quick to renew his lease. Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une entrée par le toit ; moi je me réserve la pièce du bas, une petite pièce blanchie à la chaux, basse et voûtée comme un réfectoire de couvent. As in the past, he keeps the upper part of the mill, with an entrance through the roof; I reserve the lower room for myself, a small whitewashed room, low and vaulted like a convent refectory.

C'est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil. Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu'au bas de la côte. A lovely wood of pine trees, all sparkling with light, tumbles down before me to the bottom of the hill. À l'horizon, les Alpilles découpent leurs crêtes fines… Pas de bruit… À peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route… Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière. On the horizon, the Alpilles cut their slender ridges... No sound... Scarcely, from far and wide, the sound of a fife, a curlew in the lavender, a mule's bell on the road... All this beautiful Provencal landscape lives only by the light. Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris bruyant et noir ? And now, how do you expect me to miss your noisy, black Paris? Je suis si bien dans mon moulin ! C'est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des journaux, des fiacres, du brouillard !… Et que de jolies choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j'ai déjà la tête bourrée d'impressions et de souvenirs… Tenez ! I've only been here eight days, and already my head is full of impressions and memories... Here! pas plus tard qu'hier soir, j'ai assisté à la rentrée des troupeaux dans un mas (une ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle pour toutes les premières que vous avez eues à Paris cette semaine. Just last night, I witnessed the return of the herds to a mas (farmhouse) at the bottom of the hill, and I swear I wouldn't give this show away for all the premieres you've had in Paris this week. Jugez plutôt. Judge for yourself.

Il faut vous dire qu'en Provence, c'est l'usage, quand viennent les chaleurs, d'envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l'herbe jusqu'au ventre ; puis, au premier frisson de l'automne, on redescend au mas, et l'on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin… Donc hier soir les troupeaux rentraient. Animals and people spend five or six months up there, living under the stars, in grass up to their bellies; then, at the first chill of autumn, they come down to the farmhouse, and return to graze bourgeoisly on the small gray hills scented with rosemary... So last night the herds returned. Depuis le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants ; les bergeries étaient pleines de paille fraîche. Since morning, the gate had been waiting, open at both ends; the sheepfolds were full of fresh straw. D'heure en heure on se disait : « Maintenant, ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou. By the hour we were saying to ourselves: "Now they're in Eyguières, now they're in Paradou. » Puis, tout à coup, vers le soir, un grand cri : « Les voilà ! » et là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s'avancer dans une gloire de poussière. "And over there, in the distance, we see the herd advancing in a glory of dust. Toute la route semble marcher avec lui… Les vieux béliers viennent d'abord, la corne en avant, l'air sauvage ; derrière eux le gros des moutons, les mères un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes ; — les mules à pompons rouges portant dans des paniers les agnelets d'un jour qu'elles bercent en marchant ; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu'à terre, et deux grands coquins de bergers drapés dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes. The whole road seems to walk with him... The old rams come first, horns forward, looking wild; behind them the bulk of the sheep, the mothers a little weary, their infants in their paws; - the mules with red tassels carrying in baskets the day-old lambs they cradle as they walk; then the dogs all sweaty, with tongues down to the ground, and two big rascals of shepherds draped in coats of russet cadis that fall over their heels like chapes. Tout cela défile devant nous joyeusement et s'engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d'averse… Il faut voir quel émoi dans la maison. All this joyfully passes in front of us and rushes under the gate, stomping with the sound of rain... You have to see the commotion in the house. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, à crête de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. From their perches, the big green and gold peacocks with their tulle crests have recognized the arrivals and welcome them with a tremendous blast of their trumpets. Le poulailler, qui s'endormait, se réveille en sursaut. Tout le monde est sur pied : pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est comme folle ; les poulets parlent de passer la nuit !… On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum d'Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui fait danser. C'est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux béliers s'attendrissent en revoyant leur crèche. The old rams are moved by the sight of their crib. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n'ont jamais vu la ferme, regardent autour d'eux avec étonnement. Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu'elles dans le mas. But the most touching still are the dogs, these brave sheepdogs, all busy after their animals and seeing only in the farmhouse. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche : le seau du puits, tout plein d'eau fraîche, a beau leur faire signe : ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers attablés dans la salle basse. The watchdog may call them from the bottom of his kennel: the bucket of the well, full of fresh water, may beckon them: they don't want to see or hear anything, before the cattle have returned, the big latch pushed on the little slatted door, and the shepherds seated in the lower room. Alors seulement ils consentent à gagner le chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs camarades de la ferme ce qu'ils ont fait là-haut dans la montagne, un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosée jusqu'au bord. Only then do they agree to go to the kennel, and there, while lapping their cup of soup, they tell their comrades on the farm what they did up there in the mountains, a black country where there are wolves. and large purple digitalis full of dew to the edge.