Part (16)
22h00 Je lui ai rendu une nouvelle visite et je l'ai trouvé assis dans un coin, en pleine réflexion. Quand je suis entré, il s'est jeté lui-même à genoux devant moi pour m'implorer de le laisser avoir un chat; disant que son salut en dépendait. Je suis resté ferme, cependant, et lui ai dit qu'il ne pourrait pas l'avoir, sur quoi il est parti sans un mot, et s'est assis, se rongeant les doigts, dans le coin où je l'avais trouvé. Je retournerai le voir demain matin à la première heure. 20 juillet - Ai visité Renfield très tôt, avant même que le gardien fasse sa ronde. Je l'ai trouvé debout et fredonnant un air. Il était en train de répandre sur la fenêtre le sucre qu'il avait réservé, et commençait manifestement sa chasse à la mouche; il y mettait du coeur à l'ouvrage et entamait cette journée avec bonne humeur. J'ai cherché des yeux ses oiseaux, et, ne les voyant pas, je lui ai demandé où ils étaient. Il m'a répondu, sans se retourner, qu'ils s'étaient tous envolés. Il y avait quelques plumes dans la pièce, et sur son oreiller une goutte de sang. Je n'ai rien dit, mais j'ai été dire au gardien de me prévenir s'il voyait quoi que ce soit d'étrange au cours de la journée. 11h00 - Le gardien vient juste de me dire que Renfield est très malade et a vomi un grand nombre de plumes. « Ce que je crois, docteur », a-t-il dit, « c'est qu'il a mangé ses oiseaux, qu'il les a tout simplement attrapés et mangés tout crus. » 23h00 - J'ai donné à Renfield une forte dose d'opium cette nuit, assez pour le faire dormir, et lui dérober son carnet pour le lire. La pensée qui me trottait dans la tête depuis un moment est maintenant complète, et ma théorie est confirmée. Mon maniaque homicide est d'un genre très particulier. Il faudrait que j'invente une nouvelle classification pour lui, et que je l'appelle un maniaque zoophage (mangeur de vies); ce qu'il désire absorber, c'est le plus de vies possibles, et il y parvient de manière cumulative. Il a donné beaucoup de mouches à chaque araignée, et beaucoup d'araignées à chaque oiseau, et voulait ensuite donner beaucoup d'oiseaux à un chat. Quelles auraient donc été les étapes suivantes ? Il vaudrait presque la peine de le laisser terminer cette expérience. Cela pourrait être fait, mais il faudrait une raison suffisante. Les hommes se moquent de la vivisection, et pourtant voyez le résultat aujourd'hui ! Pourquoi ne pas faire avancer la science dans son domaine le plus vital et le plus difficile : la connaissance du cerveau ? Si je perçais le secret d'un seul esprit malade - si j'avais la clé de la folie d'un seul aliéné - je pourrais faire avancer mon domaine scientifique à tel point que la physiologie de Burdon- Sanderson ou les connaissances sur le cerveau de Ferrier seraient totalement dépassées. Si seulement il y avait une raison suffisante ! Je ne dois pas trop y penser, ou je risque de céder à la tentation; une bonne raison pourrait faire tourner les choses en ma faveur, car… ne serais-je pas moi aussi congénitalement un cerveau d'exception ? Comme cet homme est logique dans son raisonnement ! … les aliénés sont toujours très rationnels dans leur folie. Je me demande à combien de vies il évalue un homme, ou si un homme ne vaut qu'une vie. Il a clôturé son calcul avec beaucoup de précision, et aujourd'hui il a commencé une nouvelle page. Combien d'entre nous commencent une nouvelle page avec chaque jour de leur vie ? Pour moi, il me semble que c'était hier que ma vie entière s'arrêtait avec mes espérances nouvelles, et que je tournais la page. Et cette nouvelle page ne s'arrêtera que lorsque le Grand Rapporteur m'appellera et soldera mes comptes pour estimer si leur balance est à la perte ou au profit. Oh, Lucy, Lucy, je ne peux pas vous en vouloir, comme je ne peux en vouloir à mon ami dont vous faites le bonheur; je dois simplement attendre sans espoir et travailler. Travailler ! Travailler ! Si seulement j'avais moi aussi, comme mon pauvre fou d'ami, une forte cause, une bonne cause désintéressée, pour me faire travailler - je crois que ce serait une forme de bonheur. Journal de Mina Murray
26 Juillet Je suis angoissée, et cela m'apaise de m'exprimer dans ce journal; c'est comme de se murmurer quelque chose à soi-même et de l'écouter en même temps. Il y a aussi quelque chose de particulier avec les symboles sténographiques, que je ne retrouve pas avec l'écriture traditionnelle. Je suis malheureuse à cause de Lucy et de Jonathan. Je n'avais aucune nouvelle de lui depuis longtemps, et me sentais vraiment inquiète; mais hier ce cher Mister Hawkins, qui est toujours si gentil, m'a envoyé une lettre de lui. J'avais écrit pour lui demander s'il avait des nouvelles, et il m'a répondu que la missive qu'il me joignait venait juste d'arriver. C'est une ligne, seulement, écrite du Château de Dracula, qui dit qu'il commence à peine son voyage de retour. Cela ne ressemble pas à Jonathan; je ne comprends pas cette missive, et cela me met mal à l'aise. Ensuite, Lucy, bien que tout aille bien pour elle, a repris récemment sa vieille habitude de marcher pendant son sommeil. Sa mère m'en a parlé, et nous avons décidé que je fermerais à clé la porte de notre chambre toutes les nuits. Mrs Westenra ne peut se départir de l'idée que les somnambules se rendent inévitablement sur les toits des maisons, marchent au bord des précipices, puis, lorsqu'ils se réveillent brusquement, dégringolent dans un hurlement désespéré qui retentit au loin. Pauvre chère femme, elle est naturellement anxieuse quand il s'agit de Lucy, et elle me dit que son mari, le père de Lucy, était affligé de cette même particularité; qu'il était capable de se lever au milieu de la nuit, de s'habiller et de sortir, si personne ne l'arrêtait. Lucy doit se marier à l'automne, et elle commence déjà à penser à ses robes et à l'arrangement de sa maison. Je suis en phase avec elle, parce que je pense à la même chose, à la différence que Jonathan et moi commencerons dans la vie avec des moyens beaucoup plus modestes, et devrons essayer de joindre les deux bouts. Mister Holmwood - il est sir Arthur Holmwood, fils unique de Lord Godalming - doit se montrer ici incessamment - dès qu'il peut se dérober à ses devoirs en ville, car son père ne va pas bien, et je pense que Lucy compte les jours qui la séparent de lui. Elle veut l'emmener là haut sur le banc, au bord du promontoire de l'église, et lui montrer la beauté de Whitby. Je pense que c'est cette attente qui la perturbe; et qu'elle ira tout à fait bien quand il sera là. 27 Juillet - Aucune nouvelle de Jonathan. Bien que je ne sache pas pourquoi, je me sens de plus en plus perturbée par ce silence; et j'aimerais qu'il écrive, même une simple ligne. Le somnambulisme de Lucy s'aggrave, et chaque nuit je suis réveillée par ses mouvements dans la chambre. Heureusement, il fait si chaud qu'elle ne peut pas attraper froid; mais malgré tout l'anxiété et le fait d'être réveillée sans cesse commencent à me porter sur les nerfs, et j'ai moi-même du mal à m'endormir. Grâce à Dieu, la santé de Lucy se maintient. Mister Holmwood a été appelé soudainement à Ring, parce que l'état de son père, qui a été sérieusement malade, requérait sa présence. Lucy souffre de devoir attendre encore pour le voir, mais cela ne se voit pas. Elle a pris un peu de poids, et ses joues sont d'un rose charmant. Elle a perdu cet air anémique qu'elle avait, et je prie pour que cela dure. 3 août Encore une semaine de passée, et toujours aucune nouvelle de Jonathan, pas même à Mister Hawkins, qui me l'a spécifié. Oh, j'espère qu'il n'est pas malade. Il aurait sûrement écrit. Je regarde sa dernière lettre, mais étrangement elle ne me satisfait pas. Ces mots ne semblent pas provenir de lui, et pourtant c'est bien son écriture. Il n'y a pas de doute là-dessus. Lucy n'a pas beaucoup marché pendant son sommeil cette dernière semaine, mais elle a cette curieuse concentration que je ne m'explique pas; même dans son sommeil j'ai l'impression qu'elle m'observe. Elle essaie de sortir, et lorsqu'elle se rend compte que la porte est verrouillée, elle parcourt la chambre à la recherche de la clé.
6 août Trois jours encore, et pas de nouvelles. Cette attente devient atroce. Si seulement je savais où adresser mes lettres, où me rendre, je me sentirais mieux, mais personne n'a reçu aucun mot de Jonathan depuis sa dernière lettre. Je ne peux que prier Dieu pour qu'il m'accorde la patience. Lucy devient extrêmement nerveuse, mais se porte bien malgré tout. La nuit dernière était particulièrement menaçante, et les pêcheurs disent que nous allons essuyer une tempête. Je dois essayer de surveiller et d'anticiper les signes météorologiques. Aujourd'hui il fait gris, et tandis que j'écris le soleil est caché derrière d'épais nuages, bien au-dessus de Kettleness. Tout est gris, excepté l'herbe verte, qui prend presque une couleur d'émeraude, par contraste; gris du sol rocheux; gris des nuages, ourlés de lumière dans le lointain, suspendus au-dessus du gris de la mer, de laquelle les pointes de sable surgissent comme des doigts gris. La mer déferle dans un rugissement qui parvient jusqu'à la terre, porté et étouffé par les brumes de mer. L'horizon se perd dans un brouillard gris. Tout semble immense; les nuages sont amassés comme des rochers énormes, et il y a un « murmure » au-dessus de la mer, qui sonne comme une malédiction. Des silhouettes sombres jonchent la plage, parfois à-demi noyés dans la brume, et ressemblent à des « arbres marchant comme des hommes ». Les bateaux de pêche se hâtent de rentrer, et s'élèvent et plongent dans la houle alors qu'ils naviguent vers le port. Mais voici le vieux Mister Swales. Il marche droit sur moi, et, à sa façon de soulever son chapeau, je vois bien qu'il a envie de parler… J'ai été profondément touchée par le changement qui s'est opéré dans ce pauvre vieil homme. Quand il s'est assis près de moi, il a dit, d'une manière très douce : « Je veux vous dire quelque chose, miss ». Je voyais bien qu'il était mal à l'aise, alors j'ai pris sa pauvre vieille main ridée dans la mienne et je lui ai demandé de parler à coeur ouvert; et il a dit, en laissant sa main dans la mienne : « Je crains, ma chérie, de vous avoir tourneboulée avec toutes les méchantes choses que j'ai racontées sur les morts, et tout le toutim, pendant les semaines passées; mais je ne les pensais pas, et je voudrais que vous en ayez souvenance quand je n'y serai plus. Nous autres vieilles carnes, avec un pied dans la tombe, c'est qu'on n'aime pas trop y penser, à la mort, et puis on ne veut pas être peureux, c'est pourquoi j'ai pris le parti d'en rigoler, pour me réchauffer un peu le coeur. Mais, Dieu vous bénisse, miss, j'ai pas peur de mourir, pas du tout, seulement j'ai pas envie de mourir si je peux l'éviter. Mon temps doit être bientôt venu, maintenant, parce que je suis vieux, et que cent ans c'est plus que ce qu'aucun homme peut espérer; et j'en suis si proche que la Camarde est déjà en train d'aiguiser sa faux. Vous voyez, je peux pas m'empêcher de blaguer avec ça - on n'se refait pas. Un jour prochain l'ange de la mort soufflera dans sa trompette juste pour moi. Mais faut pas que ça vous attriste, ma chérie ! » - car il vit que je pleurais - « s'il devait m'appeler cette nuit-même je ne me déroberais pas à son appel. Parce que d'un sens, on passe notre vie à toujours attendre quelque chose d'autre que ce qu'on est en train de faire, et la mort c'est la seule chose sur laquelle on puisse compter.