Part (18)
Il se trouvait qu'il n'y avait personne, à ce moment-là, à Tate Hill Pier, car tous les riverains étaient soit couchés, soit avec les autres badauds, un peu plus haut. C'est ainsi que le garde-côte de service sur la partie Est du port, qui était immédiatement descendu sur la jetée, fut le premier à grimper à bord. Les hommes qui actionnaient le projecteur, après avoir en vain scruté l'entrée du port, le braquèrent sur l'épave et le laissèrent ainsi. Le garde-côte courut à l'arrière, et quand il s'approcha du gouvernail, et se pencha pour l' examiner, il eut un soudain mouvement de recul, comme saisi d'une vive émotion. Cela piqua la curiosité générale, et beaucoup de gens se mirent à courir. Il y a une bonne distance entre le West Cliff Drawbridge et le Tate Hill Pier, mais votre correspondant, heureusement, est un excellent coureur, et arriva avant le gros de la foule. Quand j'arrivai cependant, il y avait déjà une masse de curieux, que le garde-côte et la police refusaient de laisser monter à bord. On m'accorda, grâce à la courtoisie du marinier en chef, la permission de monter sur le pont, et j'ai eu le privilège, en tant que votre correspondant, de faire partie du petit groupe qui a vu le marin mort alors qu'il était encore enchaîné au gouvernail. Il n'était guère surprenant que le garde-côte eût éprouvé de la surprise, et même de la terreur, car c'était un spectacle des plus singuliers. L'homme était simplement attaché par les mains, liées l'une sur l'autre à un rayon du gouvernail. Entre la paume et le bois, se trouvait un crucifix, dont le chapelet prenait les deux poignets et le gouvernail, le tout consolidé par le cordage. Le pauvre malheureux avait peut-être été assis au début - mais le claquement et le gonflement des voiles avaient fait pression sur la barre du gouvernail, et l'avaient fait bringuebaler à tel point que les cordes avaient entamé ses chairs jusqu'à l'os. On prit bonne note de toutes ces choses, et un docteur - le chirurgien J. M. Caffyn, demeurant 33, East Elliot Place - qui arriva immédiatement après moi, déclara après examen que l'homme avait dû mourir depuis au moins deux jours. Dans sa poche se trouvait une bouteille, soigneusement bouchée, qui ne contenait rien d'autre qu'un petit rouleau de papier, qui s'avéra être un addendum au journal de bord. Le garde-côte dit que l'homme avait dû s'attacher lui-même les mains, en serrant les noeuds avec ses dents. Le fait que ce fût un garde-côte qui entrât à bord le premier épargna à l'Amirauté beaucoup de complications, car les garde-côtes, au contraire des simples citoyens, ne peuvent revendiquer la possession d'une épave s'ils sont les premiers à y pénétrer. Ce détail fait couler beaucoup de salive parmi les juristes, et un jeune étudiant en droit se targue d'affirmer que les droits du possédant sont déjà complètement lésés, sa propriété étant en contravention complète avec les statuts de mainmorte, puisque la barre, de manière évidente sinon prouvée, est tenue par une main morte, à qui l'on ne peut déléguer une possession. Il est inutile de dire que le marin mort fut délicatement déplacé de l'endroit où il tint sa garde et son quart jusqu'à la mort -une résistance aussi héroïque que celle du jeune Casablanca - et placé à la morgue dans l'attente de plus amples investigations. Déjà cette tempête soudaine est en train de passer, et sa férocité décroît; la foule se disperse vers les maisons, et le ciel commence à rougir au dessus du Yorkshire. Je vous enverrai, à temps pour le prochain tirage, de plus amples détails sur l'épave de ce navire qui, en pleine tempête, trouva son chemin si miraculeusement jusqu'au port. . Whitby 9 août Les suites de l'étrange arrivée de l'épave, par la tempête de la nuit dernière, sont encore plus étonnantes que cette arrivée elle-même. Il s'avère que la goélette est un navire russe de Varna, et qu'elle porte le nom de « Demeter ». Elle est presque entièrement lestée de sable argenté, à cause d' un chargement inhabituellement léger - à peine quelques grandes boîtes de bois remplies de terre. Ce cargo était enregistré au nom d'un solliciteur de Whitby, Mr S.F. Billington, résidant au 7, The Crescent, qui ce matin est monté à bord et a officiellement pris possession des biens qui lui appartenaient. Le consul Russe, lui, suivant les clauses de la charte-partie, prit officiellement possession du bateau, régla les frais portuaires, etc. On ne parle aujourd'hui que de ces étranges circonstances; les officiels du ministère du Commerce ont pris toutes les libertés nécessaires pour appliquer les règlements existants. Comme cette affaire apparaît comme un miracle sans lendemain, ils sont évidemment déterminés à éviter toute possibilité de contestation. On s'intéresse aussi beaucoup au chien qui a accosté lorsque le navire s'est échoué, et plus d'un membre de la SPA, très puissante à Whitby, a essayé d'amadouer l'animal. A la consternation générale, cependant, on ne put le trouver nulle part; il semble avoir totalement disparu de la ville. Il se peut que dans sa frayeur il se soit frayé un chemin jusqu'aux landes où il est peut-être encore en train de se cacher. Certains considèrent cette possibilité comme inquiétante, car ce chien, qui est évidement une bête sauvage, pourrait devenir en lui-même un danger. Tôt ce matin, un grand chien, un croisé mastiff appartenant à un marchand de charbon proche de Tate Hill Pier, a été retrouvé mort sur la route, en face du jardin de son maître. Il s'était battu, manifestement contre forte partie, car sa gorge était tranchée, et son ventre était déchiré comme par une griffe sauvage. Plus tard - Par la grâce de l'inspecteur du ministère du Commerce, j'ai eu la permission de consulter le journal de bord du Demeter, qui a été tenu régulièrement jusqu'à trois jours avant l'accident, mais ne contenait rien d'intéressant en dehors de la mention de la disparition d'hommes. Le plus intéressant, toutefois, est le papier trouvé dans la bouteille, qui a été aujourd'hui examiné pour l'enquête; et qui contient un récit des plus étranges, que je me dois de vous dévoiler. Comme il n'y a aucun motif particulier pour garder le secret, je suis autorisé à l'utiliser, et à vous en envoyer une transcription, à la simple condition de ne pas mentionner les détails techniques relatif aux techniques de navigation ou au fret. On dirait presque, à la lecture du journal, que le capitaine a été victime d'une sorte d'obsession ou de manie, dès le début du voyage, et que cette manie n'a fait que s'amplifier durant la traversée. Bien sûr cette transcription est à prendre avec des pincettes, car j'écris sous la dictée d'un clerc du consulat Russe, qui a l'amabilité de traduire le journal pour moi, le temps manquant. JOURNAL DE BORD DU « DEMETER » De Varna à Whitby Ecrit le 18 juillet : Il se passe, à bord, des choses si étranges, que je vais les consigner minutieusement à partir d'aujourd'hui et jusqu'à notre arrivée. Le 6 juillet nous avons fini de charger, sable argenté et boîtes de terre. A midi mise à la voile. Vent d'Est, frais. Equipage de 5 personnes… deux seconds, le cuisinier et moi-même (capitaine).
Le 11 juillet à l'aube nous pénétrons dans le Bosphore. Des officiers des douanes Turques montent à bord. Backsheesh. Tout est en ordre. Nous partons à 16h. Le 12 juillet nous traversons les Dardanelles. Encore des officiers de la douane et un bateau portant drapeau des gardes- côtes. Encore un backsheesh. Travail des officiers minutieux, mais rapide. Ils souhaitent nous voir partir au plus tôt. A la tombée de la nuit nous passons dans l'Archipel. Le 13 juillet nous passons le Cap Matapan. L'équipage est mécontent de quelque chose. Ils ont l'air d'avoir peur, mais ne veulent pas parler. Le 14 juillet, inquiétude au sujet de l'équipage. Tous des gars solides, qui ont déjà navigué avec moi par le passé. Le second n'a pas réussi à comprendre ce qui n'allait pas, ils ont seulement dit qu'il y avait quelque chose, et se sont signés. Le second a perdu son sang froid avec l'un d'entre eux ce jour là et l'a frappé. Je m'attendais à une grosse querelle, mais ils ont été très calmes. Le 16 juillet, le second a rapporté au matin qu'un membre de l'équipage, Petrofsky, manquait à l'appel de manière inexplicable. Il a pris son quart à huit heures la nuit dernière, a été relevé par Abramoff, mais ne s'est jamais rendu au dortoir. Hommes plus abattus que jamais. Tous ont dit qu'ils s'attendaient à quelque chose dans ce genre, mais n'ont pas voulu dire autre chose que : « il y a quelque chose à bord. » Le Second a perdu patience avec eux; des problèmes de discipline sont à craindre. Le 17 juillet, hier, l'un des hommes, Olgaren, est venu dans ma cabine, et, frappé de terreur, m'a confié qu'il pensait qu'il y avait un homme étrange à bord du bateau. Il a dit que pendant son quart il s'abritait derrière le rouf, car il y avait une averse, quand il vit un homme grand et maigre, qui ne ressemblait à aucun des membres de l'équipage, surgir de l'escalier, marcher le long du deck vers l'avant, et disparaître. Il l'a suivi prudemment, mais quand il est arrivé à la proue, il ne trouva personne, et toutes les issues étaient fermées. Il était dans une sorte de panique superstitieuse, et je crains que cette panique ne se répande. Pour l'éviter, je vais aujourd'hui faire une fouille complète du bateau, de la proue à la poupe. Plus tard, ce même jour, j'ai rassemblé l'ensemble de l'équipage, et je leur ai dit, comme il semblait évident qu'ils pensaient qu'il y avait quelqu'un dans le bateau, que nous allions faire une fouille complète. Le Second paraissait mécontent, dit que c'était de la folie, et que céder à de telles idioties allait démoraliser les hommes; il dit qu'il préconisait plutôt de maintenir l'ordre par la force. Je l'ai laissé tenir la barre, tandis que le reste de l'équipage commençait sa fouille minutieuse, le souffle suspendu, avec des lanternes : nous ne laissâmes aucun coin non-fouillé. Comme il n'y avait à la cale que les grandes boîtes de bois, il n'y avait pas de recoins où un homme pouvait se cacher. Les hommes furent très soulagés quand la fouille fut terminée, et retournèrent travailler avec plus d'entrain. Le second prit son air renfrogné, mais ne dit rien. 22 juillet - Gros temps ces trois derniers jours, et tous les hommes occupés à naviguer - pas de temps pour avoir peur. Les hommes semblent avoir oublié leur terreur. Le second a retrouvé le sourire et tout le monde s'entend bien à nouveau. J'ai félicité les hommes pour leur travail dans le gros temps. Nous avons passé Gibraltar par Straits. Tout va bien. 24 juillet - Ce bateau semble maudit. Après une première perte, en pénétrant dans la Baie de Biscay avec un gros temps devant nous, nous avons encore perdu un homme - disparu. Comme le premier, il a quitté son quart et n'a jamais reparu. Hommes tous fous de terreur; donné l'ordre de doubler le quart, puisqu'ils craignent d'être tout seuls. Second mécontent. Je crains des querelles, et que lui ou l'un des hommes ne devienne violent.
28 juillet - Quatre jours en enfer, plongés dans une sorte de maelström, et avec un vent de tempête. Aucun sommeil pour personne. Hommes tous épuisés. Ne sais comment organiser les quarts, étant donné que personne ne semble capable de continuer. Le second officier s'est porté volontaire pour rester et faire le quart, tandis que les hommes prenaient quelques heures de repos. Vent affaibli, vagues toujours déchaînées, mais on les sent moins, car le bateau est plus stable. 29 juillet _ Nouvelle tragédie. Le quart était simple cette nuit, car l'équipage était trop fatigué pour le doubler. A la relève du matin, personne sur le pont en dehors du barreur. Branlebas de combat, et tous viennent sur le pont. Fouille minutieuse, mais personne. Nous tournons donc maintenant sans second officier, et avec l'équipage en panique.