Part (15)
» Il encouragea l'un de ses compagnons, et ils rirent tous. « Eh mordiou, comment qu'y pourrait en être autrement ? Regardez celle-là, lisez ! » J'allai où il m'indiquait et lus : « Edward Spencelagh, capitaine au long cours, assassiné par des pirates au large de la Cordillière des Andes, en avril 1854, à l'âge de 30 ans » Quand je revins Mister Swales continua : « Qui c'est qui l'a ramené, je vous le demande ? Assassiné au large des Andes ! Et vous croyez que son corps repose là- dessous ! Eh ben, je peux vous en indiquer une douzaine dont les ossements reposent au Groenland » - il pointa le doigt en direction du Nord - « ou à tout autre endroit où les courants les auront emportés…Il y aura les tombes autour de vous. Vous pouvez, avec vos jeunes yeux, lire les petits caractères de ces mensonges d'ici. Ce Braithwaite Lowrey - j'ai connu son père, perdu avec la Vivace, dans la mer du Groenland, en 20; ou Andrew Woodhouse, noyé dans la même mer en 1777; ou encore John Paxton, noyé au Cap Farewell un an après, ou le vieux John Rawling, dont le grand-père a navigué avec moi, noyé dans le golfe de Finlande en 50. Pensez-vous que tous ces gars auront à se dépêcher d'atteindre Whitby quand les trompettes sonneront ? J'ai ma petite idée là-dessus. Je vous fiche mon billet qu'ils feront la course de telle manière qu'on croira retrouver les anciens combats sur glace d'antan, quand on s'écharpait de l'aube au crépuscule, et qu'on essayait de recoudre les blessures à la lueur d'une aurore boréale. » C'était manifestement une plaisanterie locale, parce qu'à ces mots le vieux se mit à caqueter, et ses sbires se joignirent à lui dans une belle unisson. « Mais, dis-je, il y a quelque chose qui me gêne dans ce que vous dites, car vous êtes parti du principe que tous ces pauvres gens, ou leurs âmes, auront à trimbaler leur pierre tombale le jour du Jugement. Pensez-vous que ce soit vraiment nécessaire ? » « Eh bien, à quoi d'autre ces tombes peuvent-elles servir ? Répondez à cette question si vous le pouvez ! » « A contenter leurs parents, je suppose. » « A contenter leurs parents, que vous supposez ? » Ceci était dit avec une intense ironie. « Et comment que ça va leur apporter des contentements, à leurs parents, de savoir qu'il y a des mensonges écrits sur eux, et que tout le monde ici sait que ce sont des mensonges ? » Il désigna une pierre à nos pieds qui avait été couchée comme une dalle, et sur laquelle le banc reposait, au bord du précipice. « Lisez donc les mensonges sur cette satanée pierre », dit-il. Les lettres étaient écrites à l'envers, d'où je me situais, mais Lucy était plus en face, et se pencha pour lire : « A la mémoire sacrée de George Canon, qui est mort, dans l'attente d'une glorieuse résurrection, le 29 juillet 1873, en tombant du haut des rochers de Kettleness. Cette tombe a été érigée par sa mère éplorée pour son fils bien-aimé. Il était le fils unique de sa mère, qui était veuve. » « Vraiment, Mister Swales, je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans! » Elle prononça ce commentaire avec beaucoup de gravité et même un peu sévèrement. « Vous ne voyez pas ce qu'y a de drôle ! Ha! Ha ! Mais c'est parce que vous n'avez pas pigé que la mère éplorée était en réalité une vraie mégère qui le détestait parce qu'il était estropié, et lui, il la haïssait tellement qu'il s'est suicidé pour qu'elle ne puisse jamais toucher son assurance-vie. Il s'est arraché la moitié de la tête avec un vieux mousquet qu'ils avaient pour effrayer les corbeaux. Ah, là c'était pas pour les corbeaux qu'il a tiré, et c'est comme ça qu'il est soi-disant tombé des rochers… Quant à l'espoir d'une glorieuse résurrection, je l'ai souvent entendu dire qu'il espérait aller en enfer, parce que sa mère était une telle grenouille de bénitier qu'elle était sûre d'aller au ciel, et il ne voulait sûrement se trouver au même étage qu'elle. Et maintenant que vous connaissez l'histoire, cette tombe n'est-elle pas - il la martela de son bâton tandis qu'il parlait
- un ramassis de mensonges ? Est-ce que ça ne fera pas horreur à Gabriel, quand Geordie montera les marches tant bien que mal avec sa pierre tombale sur le dos, et demandera à ce qu'on l'accepte pour preuve ! » Je ne savais que dire, mais Lucy mit fin à la conversation en se levant et en disant : « Oh, pourquoi donc nous avez-vous raconté ceci ? C'est mon banc préféré, j'y suis sans cesse, et maintenant je découvre que je dois rester assise sur la tombe d'un suicidé ! » « Ca vous fera pas de mal, ma belle; et ça rendra ce pauvre Geordie heureux d'avoir une si belle fille à son chevet. Ça vous fera pas de mal. Moi, je suis resté assis là pendant vingt ans, et ça m'a rien fait. Vous préoccupez donc pas de ce qui repose ou ne repose pas sous vos pieds ! Il sera bien temps pour vous d'avoir peur quand les pierres tombales se seront fait la malle, et que le lieu sera nu comme un champ de chaume. Ah! C'est la cloche qui sonne, je dois y aller. Mes hommages, ladies ! » Lucy et moi sommes restées un moment, et tout était si beau devant nous que nous nous sommes pris les mains, et elle a recommencé à me parler d'Arthur et de leur futur mariage. Cela m'a donné un peu de vague à l'âme, car je n'ai pas eu de nouvelles de Jonathan depuis tout un mois. Le même jour : Je suis revenue seule, parce que je suis très triste. Il n'y avait toujours pas de lettre pour moi. J'espère qu'il n'est rien arrivé à Jonathan. L'horloge vient de sonner neuf heures. Je vois les lumières s'allumer progressivement sur la ville, certaines en ligne là où il y a des rues, et d'autres isolées; elles courent jusqu'à l'Esk puis disparaissent au loin, à l'angle de la vallée. A ma gauche, mon champ de vision est coupé par la ligne noire des toits de la vieille maison qui jouxte l'abbaye. J'entends le bêlement des moutons et des agneaux derrière moi, et le bruit de sabots d'un âne sur la route pavée au dessous. L'orchestre, sur le ponton, joue une valse un peu mécaniquement, et il y a un rassemblement de l'Armée du Salut, dans une rue de derrière, un peu plus loin sur le quai. Aucun des deux orchestres n'entend l'autre, mais d'ici, je vois et j'entends les deux. Je me demande où est Jonathan, et s'il pense à moi ! J'aimerais qu'il soit là. Journal du Dr Seward 5 juin Le cas de Renfield devient de plus en plus passionnant au fur et à mesure de mes découvertes sur lui. Certaines de ses facultés sont exceptionnellement développées; l'égoïsme, le secret, et la détermination. J'aimerais arriver à comprendre quel est l'objet de cette détermination. Il semble avoir en tête un programme particulier, mais je ne parviens pas à savoir lequel. Ce qui le sauve un peu est son amour pour les animaux, même s'il se manifeste de manière si curieuse qu'il m'arrive parfois de le penser anormalement cruel. Ses animaux de compagnie sont étrangement choisis. En ce moment cela l'amuse d'attraper des mouches. Il en a une telle quantité maintenant que j'ai dû finir par le lui reprocher. A mon grand étonnement, il n'a pas piqué de crise de fureur, comme je m'y attendais, mais a pris la chose très au sérieux. Il a réfléchi pendant un temps, puis a demandé : « Puis-je avoir trois jours ? Je m'en débarrasserai alors. » Bien sûr, j'ai dit que cela irait. Il faut que je le surveille. 18 juin
Maintenant, son esprit se focalise sur les araignées, et il en a plusieurs spécimens très volumineux dans une boîte. Il les nourrit avec ses mouches, dont la population commence à décroître sensiblement, bien qu'il ait utilisé la moitié de sa nourriture à en attirer de nouvelles dans sa chambre. 1er juillet Ses araignées sont devenues aussi gênantes, maintenant, que ses mouches, et aujourd'hui j'ai dû lui dire de s'en débarrasser. Cela l'a plongé dans une grande tristesse, alors j'ai dit qu'il devait au moins se débarrasser de certaines d'entre elles. Il a accepté avec chaleur, et je lui ai laissé le même délai que précédemment pour cette diminution. Lorsque j'étais avec lui, il a fait quelque chose qui m'a profondément dégoûté : lorsqu'une horrible mouche bleue, gorgée de charogne, est entrée toute vrombissante dans la pièce, il l'a attrapée, l'a tenue, exultant, entre son pouce et son index pendant un long moment, et, avant que j'aie compris ce qu'il était en train de faire, il l'a mise dans sa bouche et l'a mangée. Je l'ai grondé, mais il s'est défendu tranquillement en disant que c'était très bon, très sain, que c'était une vie, une vie forte, qui lui apportait de la vie. Cela m'a donné une idée - ou du moins une ébauche d'idée. Je dois surveiller comment il se débarrasse de ses araignées. Il a manifestement un grave problème mental, car il tient un petit carnet dans lequel il est sans cesse en train de prendre des notes. Des pages entières de ce carnet sont recouvertes de nombres, en général des chiffres isolés traités par lots, et dont les sommes sont à nouveau additionnées, comme s'il était en train de calculer quelque chose. 8 juillet Il y a une méthode dans sa folie, et mon ébauche d'idée est en train de se préciser dans mon esprit. Ce sera bientôt une idée complète, et alors, oh ! configuration inconsciente ! il faudra t'ouvrir à ton frère conscient. Je me suis tenu éloigné de mon ami pendant quelques jours, afin de voir si cela provoquait un changement. Les choses sont demeurées telles quelles, sauf qu'il s'est séparé de certains de ses animaux et en a trouvé un autre. Il a réussi à attraper un moineau, et l'a déjà largement apprivoisé. Sa méthode de dressage est simple, car le nombre d'araignées a diminué. Celles qui restent, cependant, sont bien nourries, car il continue à leur apporter les mouches qu'il attire avec sa nourriture. 19 juillet Nous progressons. Mon ami a maintenant toute une colonie de moineaux, et ses mouches et araignées sont quasiment éradiquées. Quand je suis arrivé il est accouru et m'a dit qu'il souhaitait me demander une immense faveur - vraiment, très, très importante; et tout en parlant il me flattait comme un chien. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait, et il a dit, avec une sorte de ravissement sensible aussi bien dans sa voix que dans son maintien : « Un chaton, un joli petit chaton luisant et joueur, avec lequel je pourrais jouer, à qui je pourrais apprendre des tours, et que je pourrais nourrir - et nourrir - et nourrir ! » Sa demande ne m'a pas pris par surprise, car j'avais remarqué que ses animaux devenaient de plus en plus grands, et il ne m'importait pas que sa jolie petite famille de moineaux soit décimée de la même manière que les mouches et les araignées; alors je lui ai dit que j'allais voir ce que je pouvais faire, et lui ai demandé s'il ne préférait pas un chat plutôt qu'un chaton. Son avidité l'a trahi lorsqu'il a répondu : « Oh oui, j'aimerais beaucoup un chat ! J'ai demandé un chaton seulement parce que je pensais que vous n'accepteriez pas de me donner un chat. Mais personne ne me refuserait un chaton, n'est-ce pas ? » J'ai secoué ma tête, et j'ai dit qu'à présent je craignais que ce ne soit pas possible, mais que je verrais ce que je pourrais faire. Son visage s'est décomposé, et j'ai pu y voir une sorte d'avertissement - car il avait soudain un air féroce et oblique qui annonçait le meurtre. Cet homme est un
maniaque homicide qui ne s'est pas révélé. Je vais tester sa résistance à ce désir irrépressible, et voir comment il s'en sort; cela sera très éclairant pour moi.