Part (12)
C'était là l'être que j'avais aidé à se transporter à Londres, où, peut- être pour les siècles à venir, il pourrait étancher sa soif de sang avec cette fourmilière humaine, et créer puis élargir un cercle de demi-démons qui se repaîtraient des faibles. Cette seule pensée me rendit malade. Je fus pris d'un désir irrépressible de débarrasser le monde d'un tel monstre. Je n'avais aucune arme à la main, mais je saisis une pelle que les ouvriers avaient utilisée pour remplir les caisses, et la levant bien haut, je frappai, la lame vers le bas, ce visage détesté. Mais à ce moment, la tête se tourna, et les yeux me lancèrent un regard démoniaque qui me paralysa, et la pelle m'échappa des mains et ne fit qu'effleurer le visage, laissant une marque profonde sur le front. La pelle tomba sur la boîte, et comme je voulais la récupérer, le coin de la lame accrocha le couvercle qui retomba sur la boîte, et me cacha la chose horrible qui s'y trouvait. Le dernier aperçu que j'en eus, ce fut le visage boursouflé et souillé de sang, avec ce sourire malveillant qui semblait venir du plus profond des enfers. Je réfléchis et réfléchis encore à ce que je devais faire maintenant, mais mon cerveau était en feu, et j'attendis, sentant croître en moi le désespoir. Tandis que j'attendais, j'entendis au loin un chant de Tziganes, entonné par des voix joyeuses qui se rapprochaient, et le bruit de grosses roues et le claquement des fouets : les Tziganes et les Slovaques dont avait parlé le Comte arrivaient. Après avoir jeté un dernier regard autour de moi, puis à la caisse où se trouvait ce corps infâme, je quittai l'endroit et courus vers la chambre du Comte, déterminé à me précipiter dehors quand la porte s'ouvrirait. Je tendis l'oreille, et j'entendis en bas le grincement de la clé dans l'imposante serrure, et la lourde porte qui s'ouvrait. Il devait y avoir d'autres moyens d'accéder au château, ou alors quelqu'un avait la clé d'une des portes. Puis j'entendis le bruit de nombreux pas lourds, qui s'évanouirent en passant dans quelque passage en renvoyant un écho métallique. Je me retournais pour descendre à nouveau dans les caveaux, où je pourrais peut-être trouver une sortie, mais à ce moment il y eut un violent coup de vent, et la porte qui menait à l'escalier en colimaçon claqua violemment, et fit voler la poussière qui était sur le linteau ; et quand je me précipitai pour l'ouvrir, je vis que c'était sans espoir. J'étais à nouveau prisonnier, et le destin resserrait ses filets autour de moi toujours plus étroitement.
Tandis que j'écris, j'entends dans le passage en-dessous le bruit de nombreux pas, et le fracas de lourdes charges qu'on pose au sol, sans aucun doute les caisses avec leur chargement de terre. Puis il y a un bruit de marteau : c'est la boite que l'on cloue. Maintenant j'entends les bruits de pas lourds dans le hall, suivis d'autres pas plus légers. J'entends la porte qui se referme, puis le bruit des chaînes, puis le grincement de la clé dans la serrure, puis j'entends qu'on la retire ; enfin une autre porte s'ouvre puis se referme ; et on la ferme à clé et au verrou. J'entends dans la cour, et plus bas sur le sentier rocheux, le bruit des lourdes roues, le claquement des fouets, et le chœur des Tziganes qui peu à peu disparaît dans le lointain. Je suis seul dans le château avec ces horribles femmes. Mais non ! Mina est une femme, et elle n'a rien en commun avec elles. Ce sont des démons des abymes ! Je ne resterai pas ici avec elles. Je vais essayer d'escalader le mur du château plus loin que je ne l'ai fait jusqu'ici. Je vais prendre de l'or avec moi, au cas où j'en aie besoin plus tard. Peut-être trouverai-je le moyen de quitter ce terrible endroit. Et ensuite, en route pour retrouver les miens, vers le train le plus proche et le plus rapide ! Je fuirai ce lieu maudit, ce pays maudit, où le diable et ses enfants parcourent encore la surface de la terre ! La miséricorde de Dieu est préférable à celle de ces monstres. Le précipice est haut et escarpé, mais à son pied, un homme peut dormir – comme un homme. Adieu à tous ! Mina !
Chapitre 5 Lettre de Miss Mina Murray à Miss Lucy Westenra. 9 mai. Ma très chère Lucy, Il faut que tu me pardonnes le temps que j'ai pris pour t'écrire, mais j'ai été tout simplement submergée de travail. La vie d'une maîtresse d'école est parfois éprouvante. Je me languis d'être avec toi, au bord de la mer, où nous pourrons causer ensemble librement et construire nos châteaux en Espagne. J'ai travaillé très dur ces temps derniers, pour Jonathan, et j'ai pratiqué la sténographie avec beaucoup d'assiduité. Quand nous serons mariés, je serai utile à Jonathan si je suis capable de sténographier correctement : je pourrai noter ce qu'il veut dire, et le coucher par écrit sur une machine à écrire. Je m'entraîne très dur aussi à la dactylographie. Lui et moi nous nous écrivons parfois en sténo, et il tient un journal de bord sténographié de ses voyages à l'étranger. Quand je serai avec toi je tiendrai aussi le même genre de journal. Je ne veux pas dire l'un de ces journaux que l'on tient « deux-pages-par-semaine-avec-la-page-du-dimanche-cornée", mais un journal où je pourrais écrire à chaque fois que j'en ai envie. Je ne pense pas qu'il puisse être d'un grand intérêt pour les autres, mais il ne leur est pas destiné. Je le montrerai peut-être à Jonathan un jour s'il y a dedans quelque chose qui soit digne d'être partagé, mais ce sera plutôt un cahier d'exercices. J'essaierai de faire ce que je vois faire les femmes journalistes : interviewer et écrire des descriptions, et essayer de retenir les conversations. On m'a dit qu'avec un peu de pratique, on pouvait se souvenir de tout ce qui arrive et de tout ce qu'on entend dans une journée. Enfin, nous verrons bien. Je te parlerai de mes petits projets quand nous nous verrons. Je viens de recevoir quelques lignes rapides de Jonathan, de Transylvanie. Il va bien, et reviendra dans une semaine environ. J'ai hâte d'entendre toutes ses nouvelles. Ce doit être si agréable de découvrir des pays étrangers… Je me demande si nous - je veux dire Jonathan et moi - irons là-bas un jour ensemble. La pendule sonne dix heures. Au-revoir. Affectueusement, Ta Mina PS : Raconte-moi tout quand tu écriras. Tu ne m'as rien raconté depuis longtemps. J'entends des rumeurs, et particulièrement à propos d'un homme grand, beau, aux cheveux bouclés ? Lettre de Lucy Westenra à Mina Murray. 17 Chattam Street. Mercredi. Laisse-moi te dire que je te trouve très injuste quand tu m'accuses de négligence dans notre correspondance. Je t'ai écrit deux fois depuis que nous nous sommes vues, et ta dernière lettre n'était que la seconde. De plus, je n'ai rien à te raconter. Il n'y a vraiment rien d'intéressant pour toi. La ville est très agréable en ce moment, et nous allons beaucoup visiter les galeries d'art, nous promener à pied ou à cheval dans le parc. En ce qui concerne le grand homme aux cheveux bouclés, je suppose qu'il s'agit de l'homme qui m'accompagnait au dernier concert. Quelqu'un a manifestement inventé des histoires. C'était Mister Holmwood. Il vient souvent nous voir, et il s'entend très bien avec Maman; ils ont beaucoup de sujets d'intérêt en
commun. Nous avons rencontré il y a quelque temps un homme qui aurait été parfait pour toi, si tu n'étais pas déjà fiancée à Jonathan. C'est un excellent parti, étant donné qu'il est beau, riche et de haute naissance. C'est un docteur, et des plus intelligents. Imagine-toi qu'il n'a que 29 ans, et il a un immense asile psychiatrique entièrement sous sa responsabilité. Il nous a été présenté par Mister Holmwood, puis il a appelé pour nous voir, et nous rend de fréquentes visites depuis. Je trouve que c'est l'un des hommes les plus déterminés que j'aie jamais vus, et malgré tout d'un calme extrême. Il paraît absolument imperturbable. Je peux imaginer quel merveilleux pouvoir il doit avoir sur ses patients. Il a la curieuse habitude de vous regarder droit dans les yeux comme s'il essayait de lire dans vos pensées. Il le fait beaucoup avec moi, mais je me flatte d'être une dure-à-cuire. Je le sais grâce à mon miroir. Essaies-tu parfois de lire ton propre visage ? Moi je le fais, et je peux te dire que ce n'est pas du tout un exercice inutile, et beaucoup plus difficile que ce que tu pourrais croire sans l'avoir jamais essayé. Il dit que je lui offre un cas curieux d'étude psychologique, et je pense humblement que c'est vrai. Tu sais que je ne m'intéresse pas assez à l'habillement pour être capable de décrire les nouvelles modes. L'habillement est une purge. Voici une expression argotique, mais qu'importe ? (Arthur dit souvent : « qu'importe »). Voilà, tout est là. Mina, nous nous sommes toujours confié tous nos secrets depuis que nous sommes enfants; nous avons dormi et mangé ensemble, et ri et pleuré; et maintenant, alors que j'ai fini de parler, je voudrais parler encore. Oh Mina, ne peux-tu le deviner ? Je l'aime. J'en rougis alors que j'écris, parce que bien que je pense qu'il m'aime, il ne me l'a jamais formulé. Mais oh, Mina, je l'aime, je l'aime, je l'aime ! Voilà, cela me fait du bien. J'aimerais être avec toi, ma chère, assise près du feu, en chemise de nuit, comme nous en avions l'habitude; et j'essaierais de t'expliquer ce que je ressens. Je ne sais pas comment j'ose écrire ceci, même à toi. J'ai peur de m'arrêter, de crainte de déchirer la lettre, et je ne veux pas m'arrêter, car j'ai une folle envie de tout te raconter. Fais-moi signe immédiatement, et dis-moi ce que tu en penses. Mina, je dois m'arrêter. Bonne nuit. Bénis-moi dans tes prières, et, Mina, prie pour mon bonheur. Lucy PS Je n'ai pas besoin de préciser qu'il s'agit d'un secret. A nouveau, bonne nuit ! Lettre de Lucy Westenra à Mina Murray 24 mai Merci, merci, et merci encore pour ta douce réponse ! C'était si agréable de pouvoir tout te dire et d'obtenir ta sympathie. Mon amie, un bonheur n'arrive jamais seul. Combien de vérité contiennent ces anciens proverbes… Eh bien voilà que moi, qui aurai vingt ans en Septembre, et qui n'ai jamais reçu de véritable proposition de mariage avant aujourd'hui, aujourd'hui j'en ai reçu trois. T'imagines-tu ? Trois demandes en mariage le même jour ! N'est-ce pas abominable ? Je me sens désolée, vraiment sincèrement désolée, pour deux de ces pauvres garçons. Oh, Mina, je suis si heureuse que je ne sais pas quoi faire de moi. Et trois demandes ! Mais, bonté divine, ne le rapporte pas aux filles, ou elles vont développer toutes sortes d'idées extravagantes, et s'imaginer offensées et humiliées si dès leur arrivée à la maison elles n'en reçoivent pas six au minimum. Certaines filles sont si pleines de vanité. Toi et moi, Mina, qui sommes fiancées et qui allons nous établir très bientôt, décemment, comme de vieilles épouses, nous pouvons mépriser la vanité. Bon, il faut quand même que je te raconte ces trois demandes, mais tu dois garder cela secret, pour tout le monde, à l'exception de Jonathan. Tu le lui diras, parce que moi, à ta place, je le dirais certainement à Arthur. Une femme ne devrait-elle pas tout dire à son mari ? Et je dois être honnête. Les hommes aiment, surtout quand il s'agit de leurs épouses, retrouver chez
les femmes leur propre honnêteté - et les femmes, j'en ai bien peur, ne sont pas toujours tout à fait aussi honnêtes qu'elles le devraient. Enfin, ma chère, le numéro un est arrivé juste avant le déjeuner. Je t'en ai déjà parlé, John Seward, l'homme de l'asile d'aliénés, avec la mâchoire carrée et un beau front. Il avait des dehors très calmes, mais était malgré tout nerveux.