#85 - La France va-t-elle légaliser le cannabis ? (2)
L'alcool et le tabac sont présents dans les sociétés occidentales depuis plusieurs siècles. Ils ont toujours été socialement acceptés et on a même encouragé leur consommation. Ça, j'en ai parlé dans ma dernière vidéo YouTube sur les enfants français et le vin. Au contraire, le cannabis est arrivé chez nous beaucoup plus récemment, au XIXème siècle. Avec le développement du commerce international, et surtout avec les guerres coloniales, les Européens ont découvert de nouvelles drogues comme l'opium et le haschich, autrement dit le cannabis. Ces drogues ont rapidement été adoptées dans les milieux artistiques de l'époque. Par exemple, dans les poèmes de Charles Baudelaire, on trouve de nombreuses références aux hallucinations provoquées par l'opium.
En 1844, il y a même un docteur, le docteur Moreau de Tours, qui a créé un club pour étudier les effets du haschich. Ça s'appellait «le club des Hashischins» ! Le docteur organisait des séances avec des personnes très influentes, des scientifiques, des hommes de lettres, des artistes. On sait par exemple que Flaubert, Balzac et le peintre Delacroix ont participé à des séances. Alors, à cette époque, ils ne fumaient pas le haschich, ils le mangeaient. Et après, ils discutaient des effets qu'ils ressentaient. Personnellement, j'aurais bien aimé assister à une de leurs séances pour voir ce qu'ils racontaient. Ça devait être vraiment marrant !
Quelques décennies plus tard, pendant la 1ère Guerre mondiale, l'opium, la morphine et même la cocaïne ont commencé à être utilisés pour calmer la douleur des soldats blessés. Comme ce sont des drogues très addictives, les médecins ont vite remarqué que les soldats y devenaient accros. Donc progressivement, les gouvernements ont adopté des lois pour réglementer leur production et interdire leur consommation en dehors des hôpitaux. Et le cannabis a lui aussi été ajouté à la liste de ces narcotiques interdits.
Jusqu'aux années 60, la consommation de cannabis était assez marginale en France. Mais il y a un évènement qui a changé la donne : mai 68. Mai 1968, ça a été un mois décisif dans l'histoire de la France. D'ailleurs, j'y ai déjà consacré un épisode, l'épisode 43 qui s'appelle «La 2ème révolution française» donc je vous invite à l'écouter si vous voulez mieux comprendre cet événement.
Pour faire simple, en 1968, il y a eu des grèves ouvrières et des manifestations étudiantes violentes dans tout le pays. La France était complètement divisée. D'un côté, il y avait les ouvriers et les étudiants qui réclamaient un changement radical. Ils voulaient une société nouvelle avec plus de liberté et moins d'inégalités. Ils étaient contre le gouvernement du Général de Gaulle. Et de l'autre côté, il y avait les générations plus âgées qui ne voulaient pas de ces changements, les gens qui souhaitaient conserver le modèle de société existant et qui soutenaient le Général De Gaulle.
Les étudiants qui participaient à ces manifestations, ils étaient très influencés par le mouvement hippy né aux États-Unis quelques années plus tôt. Or, une des revendications du mouvement hippy, c'était la dépénalisation du cannabis, une drogue qui était très appréciée et consommée. Donc à partir de ce moment-là, on peut dire que le cannabis est devenu un symbole de liberté et de contestation pour les jeunes. Mais pour l'autre camp, les hommes au pouvoir et les générations plus âgées, le cannabis est devenu le signe de la déviance de la jeunesse, une drogue qu'il fallait faire disparaître à tout prix.
C'est dans ce contexte, en 1970, que le gouvernement français a approuvé la loi sur la lutte contre les stupéfiants que j'ai mentionnée plus tôt et qui sert encore de référence.
De nos jours, le cannabis est un sujet qui divise toujours autant les Français et les Françaises.
D'un côté, il y a les parents qui s'inquiètent des effets de cette drogue pour la santé de leurs enfants. Les nombreuses études qui ont été faites sur le sujet montrent que la marijuana est dangereuse pour les adolescents parce qu'elle affecte le développement de leur cerveau.
C'était la conclusion d'une étude menée en Nouvelle-Zélande par des chercheurs de l'université de Duke et du King's College de Londres, une étude publiée en 2012 dans les Actes de l'Académie américaine des sciences. Cette étude a duré 40 ans et elle a mis en évidence que fumer du cannabis régulièrement à l'adolescence entraîne une baisse des capacités intellectuelles à l'âge adulte, notamment parce que ça cause des problèmes de mémoire et de concentration. Les personnes qui avaient commencé à consommer du cannabis à l'adolescence, eh bien ensuite, à 38 ans, elles avaient 8 points de quotient intellectuel de moins que les personnes qui n'en avaient pas consommé. Donc c'est une différence assez significative. Les résultats de cette étude ont été largement diffusés dans les médias et, logiquement, ça a beaucoup inquiété les parents.
En plus, un autre rapport de l'OFDT a montré que les jeunes qui sont dans une situation d'échec scolaire, les jeunes qui ne réussissent pas à l'école, ils ont statistiquement plus de chance de fumer du cannabis. Donc ça crée un cercle vicieux.
De manière plus générale, on sait aussi que ces problèmes ne concernent pas seulement les adolescents. Chez les adultes aussi, le cannabis peut provoquer des troubles de la concentration, de l'anxiété, des crises de panique ou de paranoïa et des états dépressifs. Et comme l'alcool, c'est une substance très dangereuse si elle est consommée avant de prendre le volant, avant de conduire, vu qu'elle provoque une baisse de l'attention et un ralentissement des réflexes. On estime que conduire sous l'influence du cannabis multiplie par 1,7 le risque d'être responsable d'un accident mortel de la route.
Tout ça, ce sont des arguments qu'on retrouve dans le camp des personnes opposées à une légalisation, ou même à une simple dépénalisation de la consommation de cannabis. On peut très bien comprendre les parents qui ont peur pour leurs enfants.
Mais d'un autre côté, personne ne dit qu'il faut autoriser la vente de cannabis aux mineurs. Dans les pays où sa consommation est légale, elle reste interdite aux mineurs, exactement comme les cigarettes ou l'alcool.
Justement, quand on connaît les effets nocifs de l'alcool, et aujourd'hui, ils sont parfaitement connus, c'est difficile de comprendre pourquoi, en France, c'est un produit qu'on peut acheter et consommer librement un peu partout, tandis que posséder quelques grammes de cannabis est puni d'une amende de 200€. On sait que l'alcool et le tabac sont des drogues plus addictives et dangereuses que le cannabis. Donc d'un point de vue scientifique, autoriser l'un et interdire l'autre, ça n'a pas vraiment de sens.
En fait, l'explication est plutôt d'ordre culturel et historique. Comme on l'a vu, le cannabis est apparu beaucoup plus récemment dans nos sociétés que l'alcool et le tabac. Ça fait déjà plusieurs siècles que l'alcool et le tabac sont des drogues socialement acceptées. Mais le cannabis a encore sa mauvaise image liée aux mouvements contestataires et aux sous-cultures comme les hippies. Ce sont des choses qui mettent du temps à changer dans l'imaginaire collectif.
Mais comme on l'a vu, l'expérimentation du cannabis se développe de plus en plus d'une génération à l'autre. Aujourd'hui, ce n'est plus une drogue réservée aux marginaux. En France, c'est même le contraire. Comme on l'a vu dans l'étude que j'ai citée précédemment, pour les personnes de mon âge, si vous n'avez jamais fumé de joint, vous faites partie de la minorité, des 40% qui n'ont jamais essayé.
Comme la consommation de cannabis se démocratise, les opinions évoluent. Il y a encore une dizaine d'années, la majorité des Français était opposée à sa légalisation. Mais d'après des études d'opinions récentes, aujourd'hui, c'est plutôt 50/50 : la moitié des Français et des Françaises y est favorable, et l'autre moitié y est défavorable. Cette division, elle correspond vraiment à un clivage générationnel, une différence d'opinion entre les générations. Mais la tendance va plutôt dans le sens d'une plus grande tolérance de l'opinion publique vis-à-vis de cette drogue.
Il y a aussi la question de l'usage thérapeutique du cannabis, par exemple pour soulager la douleur des patients atteints de certaines maladies chroniques. Là, l'opinion publique y est nettement favorable. Dans une enquête publiée en 2018, 8 Français sur 10 étaient pour une autorisation du cannabis sur ordonnance médicale, autrement dit avec la recommandation du médecin. Donc ça, c'est quelque chose qui est déjà largement accepté.
Alors attention, je ne dis pas que c'est bien ou mal. Je n'encourage personne à fumer de l'herbe, surtout pas aux adolescents qui écoutent ce podcast ! J'essaye simplement de vous décrire la position de mes compatriotes quant à cette question.
Du côté des politiciens, les mentalités évoluent encore moins vite. Parmi les partis de gauche, il y en a quelques uns qui souhaitent dépénaliser le cannabis, c'est-à-dire faire en sorte que consommer du cannabis ne soit plus considéré comme une infraction. Mais globalement, c'est un sujet qui fait peur aux politiciens parce qu'il est très risqué, surtout pour ceux qui ont un électorat âgé. Vous savez que l'opinion publique est très divisée sur cette question. Donc ce n'est pas un sujet qui est souvent débattu à l'Assemblée nationale.
C'est aussi le cas pour le cannabis thérapeutique. Je vous ai dit que 8 Français sur 10 y sont favorables, mais pour le moment, ce n'est toujours pas autorisé en France. Il devait y avoir une première expérimentation cette année pour voir si c'était faisable d'un point de vue logistique, pour prescrire et distribuer les produits aux patients, mais elle a été repoussée à l'année prochaine à cause du covid.
Maintenant, il y a un dernier point très important dont on n'a pas encore discuté, c'est la dimension économique du cannabis. Parce que oui, comme pour les autres produits, le cannabis, c'est un marché. Il y a des producteurs, des distributeurs et des clients. Évidemment, comme c'est un produit illégal, c'est un peu difficile de connaître la taille exacte de ce marché. Mais la dernière étude sérieuse l'estimait à 1,1 milliards d'euros, soit la moitié du total du marché des drogues en France. Sachant que c'est une étude qui date de 2010, on peut imaginer que le marché est encore plus grand aujourd'hui. Pour comparer, le marché des compléments alimentaires en France, c'est environ 2 milliards d'euros, comme le marché des drogues. Donc vous voyez que le poids économique du cannabis est loin d'être négligeable.
Mais le pire, c'est qu'il coûte aussi de l'argent à l'État donc aux contribuables, aux Français qui payent leurs impôts. Eh oui ! Pour faire respecter la loi et combattre les trafiquants, les dealers, il faut des policiers. Et puis, il faut aussi arrêter les gens, faire des procès, les garder en prison. On estime que chaque année, il y a 200 000 arrestations liées au trafic ou à la consommation de cannabis. Au total, tous ces coûts, ça représente un budget annuel d'environ 570 millions d'euros pour l'État.
En plus, les économistes ont montré que cette politique de prohibition est un échec complet ! Au lieu de faire baisser la consommation de cannabis, la stratégie répressive du gouvernement l'a favorisée. Vous vous souvenez, je vous ai dit que la part des personnes qui expérimentent avec le cannabis augmente d'une génération à l'autre, et que la France est le pays européen où cette part est la plus élevée. Et ça, ça s'explique en grande partie par le fait que c'est une drogue que les mineurs peuvent acheter facilement. Bah oui, vous imaginez bien que les dealers ne demandent pas à leurs clients de montrer leur carte d'identité. Et ils ont bien compris que les collèges et les lycées sont des endroits très lucratifs pour leur business.
C'est pour toutes ces raisons que de plus en plus d'économistes recommandent une légalisation du cannabis en France. C'était notamment la conclusion d'un rapport publié en 2019 par le Centre d'analyse économique, un institut d'étude indépendant. Les auteurs de ce rapport ont estimé que la légalisation pourrait rapporter au minimum 2 milliards d'euros à l'État chaque année. «Rapporter», dans ce contexte, ça veut dire «faire gagner». Par exemple, si vous avez investi et que votre investissement vous fait gagner de l'argent, vous pouvez dire «mon investissement me rapporte X euros».
Mais pourquoi la légalisation du cannabis rapporterait-elle de l'argent à l'État français ? Grâce aux taxes, bien sûr ! Aujourd'hui, c'est un produit illégal donc forcément, l'État ne peut pas le taxer. Mais si ça changeait, l'État pourrait fixer une taxe assez élevée, par exemple 40% ou 50%. En tous cas, c'est ce que recommande les économistes du Centre d'analyse économique. Ils pensent qu'avec une taxe aussi élevée, il serait plus facile de réduire progressivement la demande. C'est déjà cette stratégie qui est en place pour les cigarettes dont le prix augmente chaque année et qui est devenu assez dissuasif. Beaucoup de personnes ont arrêté de fumer parce que les cigarettes coûtaient trop cher.
Et pour aller encore plus loin, les économistes recommandent que l'État ait le monopole de la production et de la distribution de cannabis. Non seulement, ça créerait de nouveaux emplois, mais ça permettrait surtout de mieux contrôler la qualité du produit et les clients, par exemple pour interdire aux mineurs d'en acheter. Avec l'argent gagné grâce à la vente de cannabis, l'État pourrait financer des campagnes pour la prévention et l'éducation des jeunes. Comme la politique de répression qui existe depuis 50 ans n'a pas fonctionné, les experts pensent que ça vaut le coup d'essayer autre chose.
Pour finir, le dernier avantage de la légalisation, et pas des moindres, ça serait la disparition du marché noir, ou en tous cas, une diminution drastique. Aujourd'hui, il existe des quartiers en France qui sont contrôlés par les trafiquants et où même la police n'ose pas aller. Les habitants de ces quartiers vivent un enfer, il y a une violence quotidienne, des crimes et tous les autres problèmes liés au trafic de drogues. Les économistes pensent que si une alternative existait, la plupart des clients préfèrerait acheter leur cannabis légalement dans une boutique spécialisée. Donc progressivement, le marché noir diminuerait et les trafiquants perdraient cette source de revenus.
Pour conclure cet épisode, on peut dire qu'aujourd'hui, la relation des Français et des Françaises avec le cannabis est plutôt compliquée. Nous faisons partie des plus gros consommateurs au monde, mais notre législation est l'une des plus répressives. Fumer son premier joint est devenu une chose banale pour les adolescents, et les parents s'inquiètent des dangers de cette drogue pour leur santé. Les économistes recommandent de légaliser la production et la consommation de cannabis, mais les politiciens refusent d'en entendre parler. Bref, à l'heure actuelle, il est difficile de savoir comment les choses vont évoluer, mais il est certain que le débat sur le cannabis ne fait que commencer.
Si je me risque à faire une prédiction pour répondre à la question posée en début d'épisode, à mon avis, il y a peu de chance que la France légalise le cannabis dans les prochaines années.
Voilà, on va s'arrêter là. C'était un épisode assez dense, avec beaucoup de chiffres, donc j'espère que vous avez pas trop mal à la tête ! Merci de m'avoir écouté jusqu'au bout et on se retrouve dans quelques semaines pour le prochain épisode. À bientôt !