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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (6)

Livre 1 - La Vie Publique (6)

Le Clergé, surpris comme tout le monde par l'événement singulier qui s'était brusquement emparé de l'attention publique, se préoccupait vivement d'en connaître la nature. Là où, dans sa largeur d'idées, le Voltairianisme local n'apercevait qu'une solution possible, le Clergé en discernait plusieurs. Le fait pouvait être naturel, et, dans ce cas, être produit par une comédie très habile ou par une maladie très étrange; mais il pouvait être surnaturel, e alors, il y avait à examiner si ce Surnaturel était diabolique ou divin. Dieu a ses miracles, mais le démon a ses prestiges. — Le Clergé savait tout cela, et il résolut d'étudier avec un soin extrême les moindres circonstances de l'événement qui était en train de se produire. Il avait d'ailleurs, dès les premiers moments, accueilli avec une très grande défiance le bruit d'un fait aussi surprenant. Toutefois, ce pouvait être divin, et il n'entendait pas se prononcer à la légère.

L'enfant dont le nom était devenu subitement si célèbre dans ce pays était complétement inconnue des prêtres de la ville. Depuis sa rentrée à Lourdes chez ses parents, elle allait au Catéchisme; mais l'ecclésiastique qui en était chargé cette année-là, M. l'abbé Pomian, ne l'avait point remarquée. S'il l'avait peut-être questionnée une fois ou deux, c'était sans faire aucune attention à sa personne perdue qu'elle était dans la foule des enfants, ignorée encore comme le sont habituellement les dernières venues. Lorsque toutes les populations accouraient, déjà à la Grotte, vers le troisième jour de la Quinzaine demandée par l'Apparition mystérieuse, M. l'abbé Pomian, désirant connaître cette enfant extraordinaire dont on parlait de toutes parts, l'appela par son nom au Catéchisme, comme il avait coutume de faire quelquefois quand il voulait interroger. Au nom de Bernadette Soubirous, une petite fille, assez chétive et pauvrement vêtue, se leva humblement. L'ecclésiastique ne remarqua en elle que sa simplicité et aussi son extrême ignorance de toute matière religieuse.

La paroisse avait alors à sa tête un prêtre dont il importe de faire le portrait.

M. l'abbé Peyramale, âgé à cette époque d'environ cinquante ans, était, depuis déjà deux années, curé-doyen de la ville et du canton de Lourdes. C'était un homme que la nature avait fait brusque, violent peut-être dans son amour du bien, et que la grâce avait adouci, tout en laissant deviner par instants l'arbre primitif, l'arbre rugueux, mais foncièrement bon, sur lequel la délicate et puissante main de Dieu avait greffé le chrétien et le prêtre. Sa fougue native, entièrement apaisée pour tout ce qui le concernait lui-même, était devenue le pur zèle de la maison de Dieu.

En chaire, sa parole, apostolique toujours, était quelquefois rude; elle poursuivait tout ce qui était mal, et aucun abus, aucun désordre moral, d'où qu'il vînt, ne le trouvait indifférent ou faible. Souvent la société de l'endroit, flagellée dans quelqu'un de ses vices ou de ses travers par l'ardente parole du Pasteur, avait jeté les hauts cris. Il ne s'en était point ému et avait fini presque toujours par être, Dieu aidant, vainqueur dans la lutte.

Ces hommes de devoir sont gênants, et on leur pardonne rarement l'indépendance et la sincérité de leur langage. On le pardonnait pourtant à celui-là : car, lorsqu'on le voyait cheminer par la ville avec sa soutane rapiécée et reprisée, ses gros souliers raccommodés et son vieux tricorne déformé, on savait que l'argent de sa garde-robe s'employait à secourir les malheureux. Ce prêtre, si austère dans ses moeurs, si sévère dans ses doctrines, était d'une bonté de coeur inexprimable, et il dépensait son patrimoine à faire le bien aussi obscurément qu'il le pouvait. Mais son humilité n'avait pu parvenir à cacher comme il l'eût voulu tous ses actes de charité chrétienne et de dévouement : la reconnaissance des pauvres avait parlé. La vie privée est d'ailleurs bien vite percée à jour dans les petites villes, et il était devenu l'objet de la vénération générale. Rien qu'à voir la façon dont ses paroissiens ôtaient leurs chapeaux quand il passait dans la rue; rien qu'à l'accent familier, affectueux et content dont les pauvres gens, assis sur le pas de leur porte, disaient: « Bonjour, Monsieur le Curé! » on devinait qu'un lien sacré, celui du bien modestement accompli, unissait le Pasteur à ses ouailles.

Les libres penseurs parlaient de lui en ces termes: « Il n'est pas toujours commode, mais il est charitable et ne tient pas à l'argent. C'est le meilleur des hommes, malgré la soutane. »

Plein d'abandon et de bonhomie dans les relations ordinaires de la vie, ne supposant alors jamais le mal, et se laissant même quelquefois tromper par de fausses misères qui exploitaient sa bonté, il était, comme prêtre, prudent jusqu'à la défiance dans tout ce qui touchait aux fonctions de son Ministère et à l'intérêt éternel de la Religion. L'homme pouvait être parfois abusé, le prêtre jamais. Il y a des grâces d'état.

Ce prêtre éminent unissait à un coeur d'apôtre un bon sens d'une grande fermeté et un caractère que rien au monde ne pouvait faire fléchir quand il s'agissait de la Vérité. Les événements ne devaient pas tarder à mettre en lumière ces qualités de premier ordre. En le plaçant à Lourdes, la Providence avait eu ses desseins.

Domptant en cela sa peu expectante nature, M. l'abbé Peyramale, avant de permettre à son clergé de faire un seul pas et de se montrer à la Grotte, avant de se le permettre à lui-même, résolut d'attendre que les événements eussent pris un caractère nettement déterminé, que les preuves se fussent produites dans un sens ou dans l'autre, et que l'autorité ecclésiastique eût prononcé.

S'il était nécessaire de faire connaître quel était alors en ce pays l'homme du ciel, il est également utile d'esquisser en quelques traits quel était l'homme de la terre.

Le plus intelligent de la petite légion des fonctionnaires de Lourdes, à cette époque, était assurément M. Jacomet, bien que M. Jacomet fût hiérarchiquement le dernier de tous, puisqu'il occupait le modeste emploi de Commissaire de Police. Il était jeune, très sagace en certaines circonstances et doué d'un art de parole assez rare chez ses pareils. Sa finesse était extrême. Personne mieux que lui ne comprenait les coquins. Il était merveilleusement apte à déjouer leurs ruses; et, à ce sujet, on raconte de lui des traits étonnants. Il comprenait beaucoup moins les honnêtes gens. Très à l'aise devant les choses louches et compliquées, cet homme se troublait en présence de la simplicité. La Vérité le déconcertait et lui semblait suspecte; le désintéressement excitait sa défiance; la franchise mettait à la torture son génie, avide de découvrir partout des duplicités et des détours. A cause de cette monomanie, la Sainteté lui eût paru sans doute la plus monstrueuse des fourberies et l'eût trouvé implacable. De tels travers se rencontrent souvent parmi les hommes de celte profession, habitués par leur emploi même à chercher des délits et à surprendre des crimes. Ils prennent à la longue une disposition d'esprit éminemment inquiète et soupçonneuse, qui leur inspire des traits et des combinaisons d'une incomparable profondeur quand ils ont affaire à des fripons, et des sottises énormes quand ils ont affaire à des honnêtes gens, à des âmes loyales. Quoique jeune, M. Jacomet avait contracté cette maladie des vieux policiers. Il était donc comme ces chevaux des Pyrénées dont le pied est ferme dans les sentiers tortueux et pierreux de la Montagne, et qui s'abattent tous les deux cents pas dans les chemins larges et unis; comme ces oiseaux de nuit qui ne voient que dans les ténèbres et qui, en plein jour, se cognent contre les arbres et contre les murs.

Content de sa personne, il était mécontent de sa position, à laquelle il était supérieur par son intelligence. De là un certain orgueil remuant et un ardent désir de se signaler. Il avait plus que de l'influence, il avait de l'ascendant sur ses chefs, et il affectait de traiter d'égal à égal avec le Procureur impérial et avec tous les autres fonctionnaires. Il se mêlait de tout, dominait presque tout le monde, et menait, ou peu s'en faut, les affaires de la ville. Pour tout ce qui concernait le canton de Lourdes, le préfet du département, M. le baron Massy, ne voyait que par les yeux de Jacomet.

Tel était le Commissaire de Police, tel était le personnage important de Lourdes lorsqu'eurent lieu les Apparitions à la Grotte de Massabielle...

Le 21 février, premier Dimanche de Carême, c'était le troisième jour de la Quinzaine.

Avant le lever du soleil, une foule immense, plusieurs milliers d'hommes et de femmes étaient déjà réunis devant la Grotte et tout autour, sur les bords du Gave et dans la prairie. C'était l'heure où Bernadette avait coutume de venir. Elle arriva, enveloppée dans son capulet blanc, suivie de quelqu'un des siens, sa mère ou sa soeur. Ses parents avaient assisté, la veille ou l'avant-veille, à ses extases; ils l'avaient vue transfigurée, et maintenant ils croyaient.

L'enfant traversa simplement, sans assurance comme sans embarras, la foule qui s'écarta avec respect devant elle en lui livrant passage; et, sans paraître s'apercevoir de l'attention universelle, elle alla, comme si elle eût été toute seule au fond d'un désert, s'agenouiller et prier au-dessous de la niche où serpentait la branche d'églantier.

Quelques instants après, on vit son front s'illuminer et devenir rayonnant. Le sang pourtant ne se portait point au visage; au contraire, elle pâlissait légèrement, comme si la nature fléchissait quelque peu en présence de l'Apparition qui se manifestait devant elle. Tous ses traits montaient, montaient, et entraient comme dans une région supérieure, comme dans un pays de gloire, exprimant des sentiments et des impressions qui ne sont point d'ici-bas. La bouche entr'ouverte était béante d'admiration, et paraissait aspirer le Ciel. Les yeux, fixes et bienheureux, contemplaient une beauté invisible, qu'aucun autre regard n'apercevait, mais que tous sentaient. présente, que tous, pour ainsi dire, voyaient par réverbération sur le visage de l'enfant. Cette pauvre petite paysanne semblait ne plus appartenir au pays de l'exil.

C'était l'Ange de l'innocence, laissant le monde un instant derrière lui et tombant en adoration au moment où il entr'ouvre les portes éternelles et où il aperçoit le Paradis.

Tous ceux qui ont vu Bernadette en extase parlent de ce spectacle comme étant tout à fait sans analogue sur la terre. Lorsque, dix ans après, nous en avons interrogé un grand nombre, leur impression était aussi vive que le premier jour.

Quoique son attention fût entièrement absorbée par la contemplation de la Vierge pleine de grâces, Bernadette avait en partie conscience de ce qui se passait autour d'elle.

Ainsi, un souffle du vent ayant éteint son cierge, elle étendit la main pour que la personne la plus proche le rallumât.

Quelqu'un ayant voulu, avec un bâton, toucher l'églantier, elle fit instinctivement signe de le laisser, et son visage exprima la crainte.

— J'avais peur, dit-elle ensuite naïvement, qu'on n'atteignit la « Dame » et qu'on ne lui fît du mal.

Un des observateurs dont nous avons cité le nom, M. le docteur Dozous, était à côté d'elle.

— Ce n'est là, pensait-il, ni la catalepsie avec sa roideur, ni l'extase inconsciente des hallucinés; c'est un fait extraordinaire, d'un ordre tout à fait inconnu à la Médecine.

Il prit le bras de l'enfant et lui tâta le pouls. Elle parut n'y pas faire attention. Le pouls, parfaitement calme, était régulier comme dans l'état ordinaire.

— Il n'y a donc aucune excitation maladive, se dit le savant docteur, de plus en plus bouleversé.


Livre 1 - La Vie Publique (6) Buch 1 - Das öffentliche Leben (6) Book 1 - Public Life (6)

Le Clergé, surpris comme tout le monde par l'événement singulier qui s'était brusquement emparé de l'attention publique, se préoccupait vivement d'en connaître la nature. Là où, dans sa largeur d'idées, le Voltairianisme local n'apercevait qu'une solution possible, le Clergé en discernait plusieurs. Le fait pouvait être naturel, et, dans ce cas, être produit par une comédie très habile ou par une maladie très étrange; mais il pouvait être surnaturel, e alors, il y avait à examiner si ce Surnaturel était diabolique ou divin. Dieu a ses miracles, mais le démon a ses prestiges. — Le Clergé savait tout cela, et il résolut d'étudier avec un soin extrême les moindres circonstances de l'événement qui était en train de se produire. Il avait d'ailleurs, dès les premiers moments, accueilli avec une très grande défiance le bruit d'un fait aussi surprenant. Toutefois, ce pouvait être divin, et il n'entendait pas se prononcer à la légère.

L'enfant dont le nom était devenu subitement si célèbre dans ce pays était complétement inconnue des prêtres de la ville. Depuis sa rentrée à Lourdes chez ses parents, elle allait au Catéchisme; mais l'ecclésiastique qui en était chargé cette année-là, M. l'abbé Pomian, ne l'avait point remarquée. S'il l'avait peut-être questionnée une fois ou deux, c'était sans faire aucune attention à sa personne perdue qu'elle était dans la foule des enfants, ignorée encore comme le sont habituellement les dernières venues. Lorsque toutes les populations accouraient, déjà à la Grotte, vers le troisième jour de la Quinzaine demandée par l'Apparition mystérieuse, M. l'abbé Pomian, désirant connaître cette enfant extraordinaire dont on parlait de toutes parts, l'appela par son nom au Catéchisme, comme il avait coutume de faire quelquefois quand il voulait interroger. Au nom de Bernadette Soubirous, une petite fille, assez chétive et pauvrement vêtue, se leva humblement. L'ecclésiastique ne remarqua en elle que sa simplicité et aussi son extrême ignorance de toute matière religieuse.

La paroisse avait alors à sa tête un prêtre dont il importe de faire le portrait. Die Gemeinde hatte damals einen Priester an der Spitze, dessen Porträt wichtig ist.

M. l'abbé Peyramale, âgé à cette époque d'environ cinquante ans, était, depuis déjà deux années, curé-doyen de la ville et du canton de Lourdes. C'était un homme que la nature avait fait brusque, violent peut-être dans son amour du bien, et que la grâce avait adouci, tout en laissant deviner par instants l'arbre primitif, l'arbre rugueux, mais foncièrement bon, sur lequel la délicate et puissante main de Dieu avait greffé le chrétien et le prêtre. Sa fougue native, entièrement apaisée pour tout ce qui le concernait lui-même, était devenue le pur zèle de la maison de Dieu.

En chaire, sa parole, apostolique toujours, était quelquefois rude; elle poursuivait tout ce qui était mal, et aucun abus, aucun désordre moral, d'où qu'il vînt, ne le trouvait indifférent ou faible. Souvent la société de l'endroit, flagellée dans quelqu'un de ses vices ou de ses travers par l'ardente parole du Pasteur, avait jeté les hauts cris. Il ne s'en était point ému et avait fini presque toujours par être, Dieu aidant, vainqueur dans la lutte.

Ces hommes de devoir sont gênants, et on leur pardonne rarement l'indépendance et la sincérité de leur langage. On le pardonnait pourtant à celui-là : car, lorsqu'on le voyait cheminer par la ville avec sa soutane rapiécée et reprisée, ses gros souliers raccommodés et son vieux tricorne déformé, on savait que l'argent de sa garde-robe s'employait à secourir les malheureux. Ce prêtre, si austère dans ses moeurs, si sévère dans ses doctrines, était d'une bonté de coeur inexprimable, et il dépensait son patrimoine à faire le bien aussi obscurément qu'il le pouvait. Mais son humilité n'avait pu parvenir à cacher comme il l'eût voulu tous ses actes de charité chrétienne et de dévouement : la reconnaissance des pauvres avait parlé. La vie privée est d'ailleurs bien vite percée à jour dans les petites villes, et il était devenu l'objet de la vénération générale. Rien qu'à voir la façon dont ses paroissiens ôtaient leurs chapeaux quand il passait dans la rue; rien qu'à l'accent familier, affectueux et content dont les pauvres gens, assis sur le pas de leur porte, disaient: « Bonjour, Monsieur le Curé! » on devinait qu'un lien sacré, celui du bien modestement accompli, unissait le Pasteur à ses ouailles.

Les libres penseurs parlaient de lui en ces termes: « Il n'est pas toujours commode, mais il est charitable et ne tient pas à l'argent. C'est le meilleur des hommes, malgré la soutane. »

Plein d'abandon et de bonhomie dans les relations ordinaires de la vie, ne supposant alors jamais le mal, et se laissant même quelquefois tromper par de fausses misères qui exploitaient sa bonté, il était, comme prêtre, prudent jusqu'à la défiance dans tout ce qui touchait aux fonctions de son Ministère et à l'intérêt éternel de la Religion. L'homme pouvait être parfois abusé, le prêtre jamais. Il y a des grâces d'état.

Ce prêtre éminent unissait à un coeur d'apôtre un bon sens d'une grande fermeté et un caractère que rien au monde ne pouvait faire fléchir quand il s'agissait de la Vérité. Les événements ne devaient pas tarder à mettre en lumière ces qualités de premier ordre. En le plaçant à Lourdes, la Providence avait eu ses desseins.

Domptant en cela sa peu expectante nature, M. l'abbé Peyramale, avant de permettre à son clergé de faire un seul pas et de se montrer à la Grotte, avant de se le permettre à lui-même, résolut d'attendre que les événements eussent pris un caractère nettement déterminé, que les preuves se fussent produites dans un sens ou dans l'autre, et que l'autorité ecclésiastique eût prononcé.

S'il était nécessaire de faire connaître quel était alors en ce pays l'homme du ciel, il est également utile d'esquisser en quelques traits quel était l'homme de la terre. Wenn es notwendig war, bekannt zu machen, wie der Mensch des Himmels damals in diesem Land war, so ist es auch nützlich, mit einigen Strichen zu skizzieren, wie der Mensch der Erde war.

Le plus intelligent de la petite légion des fonctionnaires de Lourdes, à cette époque, était assurément M. Jacomet, bien que M. Jacomet fût hiérarchiquement le dernier de tous, puisqu'il occupait le modeste emploi de Commissaire de Police. Il était jeune, très sagace en certaines circonstances et doué d'un art de parole assez rare chez ses pareils. Sa finesse était extrême. Personne mieux que lui ne comprenait les coquins. Il était merveilleusement apte à déjouer leurs ruses; et, à ce sujet, on raconte de lui des traits étonnants. Il comprenait beaucoup moins les honnêtes gens. Très à l'aise devant les choses louches et compliquées, cet homme se troublait en présence de la simplicité. La Vérité le déconcertait et lui semblait suspecte; le désintéressement excitait sa défiance; la franchise mettait à la torture son génie, avide de découvrir partout des duplicités et des détours. A cause de cette monomanie, la Sainteté lui eût paru sans doute la plus monstrueuse des fourberies et l'eût trouvé implacable. De tels travers se rencontrent souvent parmi les hommes de celte profession, habitués par leur emploi même à chercher des délits et à surprendre des crimes. Ils prennent à la longue une disposition d'esprit éminemment inquiète et soupçonneuse, qui leur inspire des traits et des combinaisons d'une incomparable profondeur quand ils ont affaire à des fripons, et des sottises énormes quand ils ont affaire à des honnêtes gens, à des âmes loyales. Quoique jeune, M. Jacomet avait contracté cette maladie des vieux policiers. Il était donc comme ces chevaux des Pyrénées dont le pied est ferme dans les sentiers tortueux et pierreux de la Montagne, et qui s'abattent tous les deux cents pas dans les chemins larges et unis; comme ces oiseaux de nuit qui ne voient que dans les ténèbres et qui, en plein jour, se cognent contre les arbres et contre les murs. Er war wie die Pyrenäenpferde, die auf den steinigen, gewundenen Pfaden der Berge einen festen Stand haben, aber auf den breiten, ebenen Wegen alle paar hundert Schritte umkippen.

Content de sa personne, il était mécontent de sa position, à laquelle il était supérieur par son intelligence. De là un certain orgueil remuant et un ardent désir de se signaler. Il avait plus que de l'influence, il avait de l'ascendant sur ses chefs, et il affectait de traiter d'égal à égal avec le Procureur impérial et avec tous les autres fonctionnaires. Il se mêlait de tout, dominait presque tout le monde, et menait, ou peu s'en faut, les affaires de la ville. Pour tout ce qui concernait le canton de Lourdes, le préfet du département, M. le baron Massy, ne voyait que par les yeux de Jacomet.

Tel était le Commissaire de Police, tel était le personnage important de Lourdes lorsqu'eurent lieu les Apparitions à la Grotte de Massabielle...

Le 21 février, premier Dimanche de Carême, c'était le troisième jour de la Quinzaine.

Avant le lever du soleil, une foule immense, plusieurs milliers d'hommes et de femmes étaient déjà réunis devant la Grotte et tout autour, sur les bords du Gave et dans la prairie. C'était l'heure où Bernadette avait coutume de venir. Elle arriva, enveloppée dans son capulet blanc, suivie de quelqu'un des siens, sa mère ou sa soeur. Ses parents avaient assisté, la veille ou l'avant-veille, à ses extases; ils l'avaient vue transfigurée, et maintenant ils croyaient.

L'enfant traversa simplement, sans assurance comme sans embarras, la foule qui s'écarta avec respect devant elle en lui livrant passage; et, sans paraître s'apercevoir de l'attention universelle, elle alla, comme si elle eût été toute seule au fond d'un désert, s'agenouiller et prier au-dessous de la niche où serpentait la branche d'églantier.

Quelques instants après, on vit son front s'illuminer et devenir rayonnant. Le sang pourtant ne se portait point au visage; au contraire, elle pâlissait légèrement, comme si la nature fléchissait quelque peu en présence de l'Apparition qui se manifestait devant elle. Tous ses traits montaient, montaient, et entraient comme dans une région supérieure, comme dans un pays de gloire, exprimant des sentiments et des impressions qui ne sont point d'ici-bas. La bouche entr'ouverte était béante d'admiration, et paraissait aspirer le Ciel. Les yeux, fixes et bienheureux, contemplaient une beauté invisible, qu'aucun autre regard n'apercevait, mais que tous sentaient. présente, que tous, pour ainsi dire, voyaient par réverbération sur le visage de l'enfant. Cette pauvre petite paysanne semblait ne plus appartenir au pays de l'exil.

C'était l'Ange de l'innocence, laissant le monde un instant derrière lui et tombant en adoration au moment où il entr'ouvre les portes éternelles et où il aperçoit le Paradis.

Tous ceux qui ont vu Bernadette en extase parlent de ce spectacle comme étant tout à fait sans analogue sur la terre. Lorsque, dix ans après, nous en avons interrogé un grand nombre, leur impression était aussi vive que le premier jour.

Quoique son attention fût entièrement absorbée par la contemplation de la Vierge pleine de grâces, Bernadette avait en partie conscience de ce qui se passait autour d'elle.

Ainsi, un souffle du vent ayant éteint son cierge, elle étendit la main pour que la personne la plus proche le rallumât.

Quelqu'un ayant voulu, avec un bâton, toucher l'églantier, elle fit instinctivement signe de le laisser, et son visage exprima la crainte.

— J'avais peur, dit-elle ensuite naïvement, qu'on n'atteignit la « Dame » et qu'on ne lui fît du mal.

Un des observateurs dont nous avons cité le nom, M. le docteur Dozous, était à côté d'elle.

— Ce n'est là, pensait-il, ni la catalepsie avec sa roideur, ni l'extase inconsciente des hallucinés; c'est un fait extraordinaire, d'un ordre tout à fait inconnu à la Médecine.

Il prit le bras de l'enfant et lui tâta le pouls. Elle parut n'y pas faire attention. Le pouls, parfaitement calme, était régulier comme dans l'état ordinaire.

— Il n'y a donc aucune excitation maladive, se dit le savant docteur, de plus en plus bouleversé.