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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (3)

Livre 1 - La Vie Publique (3)

Dans sa première stupeur, l'enfant avait instinctivement saisi son chapelet; et, le tenant dans ses doigts, elle voulut faire le signe de la Croix et porter la main à son front. Mais son tremblement était tel, qu'elle n'eut pas la force de lever le bras; il retomba impuissant sur ses genoux ployés.

« Ne craignez point, » disait Jésus à ses Disciples, quand il vint à eux en marchant sur les flots de la mer de Tibériade.

Le regard et le sourire de la Vierge incomparable semblèrent dire la même chose à la petite bergère effrayée.

D'un geste grave et doux, qui avait l'air d'une toute-puissante bénédiction pour la terre et les cieux, Elle fit elle-même, comme pour encourager l'enfant, le Signe de la Croix; et la main de Bernadette, se soulevant peu à peu, comme invisiblement portée par Celle que l'on nomme le Secours des Chrétiens, fit en même temps le signe sacré.

« C'est Moi-même, ne craignez point », disait Jésus à ses disciples.

L'enfant n'avait plus peur. Éblouie, charmée, doutant pourtant par instants d'elle-même et se frottant les yeux, le regard constamment attiré par cette céleste Apparition, ne sachant trop que penser, elle récitait humblement son chapelet: « Je crois en Dieu; Je vous salue, Marie, pleine de grâces... »

Comme elle venait de le terminer en disant: « Gloire au Père, au Fils et à l'Espril, dans les siècles des siècles, » la Vierge lumineuse disparut tout à coup, rentrant sans doute dans les cieux éternels où réside la Trinité sainte.

Bernadette éprouva comme le sentiment de quelqu'un qui redescend ou qui retombe. Elle promena ses regards autour d'elle. Le Gave courait toujours en mugissant à travers les cailloux et les roches brisées; mais ce bruit lui semblait plus dur qu'auparavant : elle trouvait les eaux plus sombres, le paysage plus terne, la lumière du soleil moins claire. Devant elle s'étendaient les Roches de Massabielle, sous lesquelles ses compagnes glanaient des débris de bois. Au-dessus de la Grotte, la niche où reposait la branche d'églantier était toujours béante; mais rien d'inaccoutumé n'y apparaissait, nulle trace ne lui était restée de la visite divine, et elle n'était plus la Porte du Ciel.

Toute cette scène avait duré environ un quart d'heure : non point que Bernadette eût eu conscience du temps, mais il se peut mesuier par cette circonstance qu'elle avait pu dire les cinq dizaines de son chapelet.

Complètement revenue à elle, Bernadette acheva de se déchausser, traversa le ruisseau et rejoignit ses compagnes. Absorbée par la pensée de ce qu'elle avait vu, elle ne craignait plus la froideur de l'eau. Toutes les forces enfantines de l'humble petite fille étaient concentrées à songer en elle-même à tous les détails de cette Apparition inouïe.

Jeanne et Marie l'avaient aperçue tombant à genoux et priant (mais ce n'est point rare, Dieu merci, parmi les enfants de la Montagne), et, occupées à leur besogne, elles n'y avaient fait nulle attention.

Bernadette fut surprise du calme complet de sa soeur et de Jeanne, lesquelles, après avoir achevé en ce moment même leur petit travail, étaient entrées sous la Grotte et s'étaient mises à jouer, comme si rien d'extraordinaire ne se fût accompli.

— Est-ce que vous n'avez rien vu? leur demanda l'enfant.

— Non! rien du tout... Et toi? ajoutèrent-elles en remarquant qu'elle paraissait agitée et émue.

La Voyante craignit-elle tout d'abord de profaner, en la répandant au dehors, la suave et indéfinissable impression qui remplissait son âme? Voulut-elle la savourer en silence? Fut-elle retenue par une sorte de timidité craintive? Toujours est-il qu'elle obéit à ce besoin instinctif des âmes humbles de cacher comme un trésor les grâces particulières dont Dieu les favorise.

— Si vous n'avez rien vu, répondit-elle, je n'ai rien non plus à vous raconter.

Les fagots étaient terminés. Les trois enfants reprirent la route de Lourdes.

Mais Bernadette n'avait pu dissimuler son trouble. Chemin faisant, Marie et Jeanne la tourmentèrent pour savoir ce qui lui était advenu. La petite bergère céda à leurs instances et à leur promesse de garder le secret.

—J'ai vu, dit-elle, quelque chose habillé de blanc. Et elle leur décrivit, en son langage, sa Vision merveilleuse.

— Voilà ce que j'ai vu, dit-elle en terminant; mais, je vous en prie, n'en parlez pas.

Marie et Jeanne ne doutèrent point. L'âme, dans sa pureté et son innocence première, est naturellement croyante, et le doute n'est point le mal de l'enfance naïve. D'ailleurs, l'accent vivant et sincère de Bernadette, encore tout émue, encore tout imprégnée du souvenir de ce qu'elle venait de contempler, s'imposait irrésistiblement. Marie et Jeanne ne doutèrent pas, mais elles furent effrayées. Les enfants des pauvres sont toujours craintifs. Cela n'est que trop explicable la souffrance leur arrive de tous les côtés.

— C'est peut-être quelque chose pour nous faire du mal, dirent-elles; n'y retournons plus, Bernadette.

A peine rentrées à la maison, les confidentes de la petite bergère ne purent garder longtemps leur secret. Marie raconta tout à sa mère.

— Ce sont des enfantillages, dit celle-ci... Que me raconte donc ta soeur? reprit-elle en interrogeant Bernadette.

La petite fille recommença son récit.

La mère Soubirous haussa les épaules.

— Tu t'es trompée. Ce n'était rien du tout. Tu as cru voir, et tu n'as rien vu. Ce sont des lubies, des enfantillages.

Bernadette persista dans son dire.

— Quoi qu'il en soit, reprit la mère, n'y va plus, Je te le défends.

Cette défense serra le coeur de Bernadette; car, depuis que l'Apparition s'était évanouie, son plus grand désir était de la revoir.

Cependant elle se résigna et ne répondit rien.

Deux jours, le vendredi et le samedi, se passèrent. Cet événement extraordinaire se représentait à chaque instant à la pensée de Bernadette, et il faisait le sujet constant de ses entretiens avec sa soeur Marie, avec Jeanne et quelques autres enfants.

Bernadette avait encore au fond de l'âme, et dans toute sa suavité, la vivante mémoire et l'image idéale de la céleste Vision. Une passion, si l'on peut se servir de ce mot profané pour désigner un sentiment si pur, était née dans ce coeur innocent de petite fille : l'ardent désir de contempler encore la Dame incomparable. Ce nom de « Dame » était celui qu'elle employait en son naïf mais très juste langage, et que nous employons après elle : les Latins disaient Domina, et nous disons « Notre Dame. » Toutefois, quand on lui demandait si cette Apparition ressemblait à quelqu'une des dames qu'elle apercevait, soit dans la rue, soit à l'église, à quelqu'une des personnes célèbres dans le pays pour leur beauté éclatante, elle secouait la tête et souriait doucement:

— Rien de tout cela n'en donne une idée, répondait-elle. Elle est d'une beauté qu'il est impossible d'exprimer.

Elle désirait donc la revoir. Les autres enfants étaient partagées entre la peur et la curiosité.

Le dimanche le soleil s'était levé radieux, et il faisait un temps magnifique. Il y a souvent dans les vallées pyrénéennes de ces jours de printemps, tièdes et doux, égarés dans la saison d'hiver.

En rentrant de la Messe, Bernadette pria sa soeur Marie, Jeanne et deux ou trois autres enfants, d'insister auprès de sa mère pour qu'elle levât sa défense et leur permit de retourner aux Roches Massabielle.

— Peut-être est-ce quelque chose de méchant? disaient les enfants.

Bernadette répondait qu'elle ne le croyait point, et que ce n'était pas possible; qu'elle n'avait jamais vu une physionomie si merveilleusement bonne.

— En tous cas, reprenaient les petites filles, qui, plus instruites que la pauvre bergère de Bartrès, savaient un peu de catéchisme, en tout cas, il faut lui jeter de l'eau bénite. Si c'est le diable, il s'en ira. Tu lui diras: « Si vous venez de la part de Dieu, approchez; si vous venez du Démon, allez-vous-en. »

Ce n'est point tout à fait la formule précise des exorcismes; mais, en vérité, les petites théologiennes de Lourdes raisonnaient, en cette affaire, avec autant de prudence et de justesse qu'aurait pu le faire un Docteur en Sorbonne.

Il fut donc décidé, dans ce concile enfantin, que l'on emporterait de l'eau bénite. Une certaine appréhension avait d ailleurs gagné Bernadette elle-même à la suite de ces causeries.

Restait à obtenir la permission.

Les enfants toutes réunies la demandèrent après le repas de midi. La mère Soubirous voulut d'abord maintenir sa défense, alléguant que le Gave longeait et baignait les Roches Massabielle; qu'il y aurait peut-être du danger; que l'heure des Vêpres était proche et qu'il ne fallait pas s'exposer à les manquer; que c'étaient là des enfantillages, etc. Mais on connaît à quel point d'insistance et de pression irrésistible peut s'élever une légion d'enfants. Toutes promirent d'être prudentes, d'être expéditives, d'être sages, et la mère finit par céder.

Le petit groupe se rend à l'église et y prie quelques instants. Une des compagnes de Bernadette avait apporté une bouteille d'un demi-litre : on la remplit d'eau bénite.

Arrivées à la Grotte, rien ne se manifesta tout d'abord.

— Prions, dit Bernadette, et récitons le chapelet. Voilà les enfants qui s'agenouillent et qui commencent, chacune à part soi, la récitation du Rosaire.

Tout à coup le visage de Bernadette paraît se transfigurer et se transfigure en effet. Une émotion puissante se peint dans tous ses traits; son regard, plus brillant, semble aspirer une lumière divine.

Les pieds posés sur le roc, vêtue comme la première fois, la céleste Apparition venait de se manifester de nouveau.

— Regardez! dit-elle : La voilà!

Hélas! les yeux des autres enfants n'étaient pas miraculeusement dégagés comme les siens du voile de chair qui empêche de voir, par delà les sens, les corps spiritualisés. Les petites filles n'apercevaient que le rocher désert et les branches de l'églantier, qui descendaient, en faisant mille arabesques, jusqu'au pied de cette niche mystérieuse où Bernadette contemplait un Être inconnu.

Toutefois la physionomie de Bernadette était telle qu'il n'y avait point moyen de douter. L'une des enfants plaça la bouteille d'eau bénite entre les mains de la Voyante.

Alors Bernadette, se souvenant de ce qu'elle avait promis, se leva et, secouant vivement et à plusieurs reprises la petite bouteille, elle aspergea la Dame merveilleuse, qui se tenait toute gracieuse à quelques pas devant elle dans l'intérieur de la niche.

« — Si vous venez de la part de Dieu, approchez, » dit Bernadette.

A ces mots, à ces gestes de l'enfant, la Vierge s'inclina à plusieurs reprises et s'avança presque sur le bord du rocher. Elle avait l'air de sourire aux précautions de Bernadette et à ses armes de guerre; et, au nom sacré de Dieu, son visage s'illumina.

« — Si vous venez de la part de Dieu, approchez, » répétait Bernadette...

Mais, la voyant si belle, si éclatante de gloire, si resplendissante de bonté céleste, elle sentitsoncoeur lui faillir au moment d'ajouter: « Si vous venez de la part du Démon, allez-vous-en. » Ces paroles qu'on lui avait dictées lui parurent monstrueuses, en présence de l'Être incomparable, et elles s'enfuirent pour jamais de sa pensée sans être montées jusqu'à ses lèvres.

Elle se prosterna de nouveau et continua de réciter le chapelet, que la Vierge semblait écouter, en faisant elle-même glisser le sien entre ses doigts.

A la fin de cette prière, l'Apparition s'évanouit.


Livre 1 - La Vie Publique (3) Buch 1 - Das öffentliche Leben (3) Book 1 - Public Life (3)

Dans sa première stupeur, l'enfant avait instinctivement saisi son chapelet; et, le tenant dans ses doigts, elle voulut faire le signe de la Croix et porter la main à son front. In ihrer ersten Verblüffung hatte das Kind instinktiv nach dem Rosenkranz gegriffen und ihn in den Fingern gehalten. Mais son tremblement était tel, qu'elle n'eut pas la force de lever le bras; il retomba impuissant sur ses genoux ployés. Aber sie zitterte so sehr, dass sie nicht die Kraft hatte, ihren Arm zu heben, und er fiel hilflos auf ihre gebeugten Knie zurück.

« Ne craignez point, » disait Jésus à ses Disciples, quand il vint à eux en marchant sur les flots de la mer de Tibériade.

Le regard et le sourire de la Vierge incomparable semblèrent dire la même chose à la petite bergère effrayée.

D'un geste grave et doux, qui avait l'air d'une toute-puissante bénédiction pour la terre et les cieux, Elle fit elle-même, comme pour encourager l'enfant, le Signe de la Croix; et la main de Bernadette, se soulevant peu à peu, comme invisiblement portée par Celle que l'on nomme le Secours des Chrétiens, fit en même temps le signe sacré.

« C'est Moi-même, ne craignez point », disait Jésus à ses disciples.

L'enfant n'avait plus peur. Éblouie, charmée, doutant pourtant par instants d'elle-même et se frottant les yeux, le regard constamment attiré par cette céleste Apparition, ne sachant trop que penser, elle récitait humblement son chapelet: « Je crois en Dieu; Je vous salue, Marie, pleine de grâces... »

Comme elle venait de le terminer en disant: « Gloire au Père, au Fils et à l'Espril, dans les siècles des siècles, » la Vierge lumineuse disparut tout à coup, rentrant sans doute dans les cieux éternels où réside la Trinité sainte.

Bernadette éprouva comme le sentiment de quelqu'un qui redescend ou qui retombe. Elle promena ses regards autour d'elle. Le Gave courait toujours en mugissant à travers les cailloux et les roches brisées; mais ce bruit lui semblait plus dur qu'auparavant : elle trouvait les eaux plus sombres, le paysage plus terne, la lumière du soleil moins claire. Devant elle s'étendaient les Roches de Massabielle, sous lesquelles ses compagnes glanaient des débris de bois. Au-dessus de la Grotte, la niche où reposait la branche d'églantier était toujours béante; mais rien d'inaccoutumé n'y apparaissait, nulle trace ne lui était restée de la visite divine, et elle n'était plus la Porte du Ciel.

Toute cette scène avait duré environ un quart d'heure : non point que Bernadette eût eu conscience du temps, mais il se peut mesuier par cette circonstance qu'elle avait pu dire les cinq dizaines de son chapelet.

Complètement revenue à elle, Bernadette acheva de se déchausser, traversa le ruisseau et rejoignit ses compagnes. Absorbée par la pensée de ce qu'elle avait vu, elle ne craignait plus la froideur de l'eau. Toutes les forces enfantines de l'humble petite fille étaient concentrées à songer en elle-même à tous les détails de cette Apparition inouïe.

Jeanne et Marie l'avaient aperçue tombant à genoux et priant (mais ce n'est point rare, Dieu merci, parmi les enfants de la Montagne), et, occupées à leur besogne, elles n'y avaient fait nulle attention.

Bernadette fut surprise du calme complet de sa soeur et de Jeanne, lesquelles, après avoir achevé en ce moment même leur petit travail, étaient entrées sous la Grotte et s'étaient mises à jouer, comme si rien d'extraordinaire ne se fût accompli.

— Est-ce que vous n'avez rien vu? leur demanda l'enfant.

— Non! rien du tout... Et toi? ajoutèrent-elles en remarquant qu'elle paraissait agitée et émue.

La Voyante craignit-elle tout d'abord de profaner, en la répandant au dehors, la suave et indéfinissable impression qui remplissait son âme? Voulut-elle la savourer en silence? Fut-elle retenue par une sorte de timidité craintive? Toujours est-il qu'elle obéit à ce besoin instinctif des âmes humbles de cacher comme un trésor les grâces particulières dont Dieu les favorise.

— Si vous n'avez rien vu, répondit-elle, je n'ai rien non plus à vous raconter.

Les fagots étaient terminés. Les trois enfants reprirent la route de Lourdes.

Mais Bernadette n'avait pu dissimuler son trouble. Chemin faisant, Marie et Jeanne la tourmentèrent pour savoir ce qui lui était advenu. La petite bergère céda à leurs instances et à leur promesse de garder le secret.

—J'ai vu, dit-elle, quelque chose habillé de blanc. Et elle leur décrivit, en son langage, sa Vision merveilleuse.

— Voilà ce que j'ai vu, dit-elle en terminant; mais, je vous en prie, n'en parlez pas.

Marie et Jeanne ne doutèrent point. L'âme, dans sa pureté et son innocence première, est naturellement croyante, et le doute n'est point le mal de l'enfance naïve. D'ailleurs, l'accent vivant et sincère de Bernadette, encore tout émue, encore tout imprégnée du souvenir de ce qu'elle venait de contempler, s'imposait irrésistiblement. Marie et Jeanne ne doutèrent pas, mais elles furent effrayées. Les enfants des pauvres sont toujours craintifs. Cela n'est que trop explicable la souffrance leur arrive de tous les côtés.

— C'est peut-être quelque chose pour nous faire du mal, dirent-elles; n'y retournons plus, Bernadette.

A peine rentrées à la maison, les confidentes de la petite bergère ne purent garder longtemps leur secret. Marie raconta tout à sa mère.

— Ce sont des enfantillages, dit celle-ci... Que me raconte donc ta soeur? reprit-elle en interrogeant Bernadette.

La petite fille recommença son récit.

La mère Soubirous haussa les épaules.

— Tu t'es trompée. Ce n'était rien du tout. Tu as cru voir, et tu n'as rien vu. Ce sont des lubies, des enfantillages.

Bernadette persista dans son dire.

— Quoi qu'il en soit, reprit la mère, n'y va plus, Je te le défends.

Cette défense serra le coeur de Bernadette; car, depuis que l'Apparition s'était évanouie, son plus grand désir était de la revoir.

Cependant elle se résigna et ne répondit rien.

Deux jours, le vendredi et le samedi, se passèrent. Cet événement extraordinaire se représentait à chaque instant à la pensée de Bernadette, et il faisait le sujet constant de ses entretiens avec sa soeur Marie, avec Jeanne et quelques autres enfants.

Bernadette avait encore au fond de l'âme, et dans toute sa suavité, la vivante mémoire et l'image idéale de la céleste Vision. Une passion, si l'on peut se servir de ce mot profané pour désigner un sentiment si pur, était née dans ce coeur innocent de petite fille : l'ardent désir de contempler encore la Dame incomparable. Ce nom de « Dame » était celui qu'elle employait en son naïf mais très juste langage, et que nous employons après elle : les Latins disaient __Domina__, et nous disons « Notre Dame. » Toutefois, quand on lui demandait si cette Apparition ressemblait à quelqu'une des dames qu'elle apercevait, soit dans la rue, soit à l'église, à quelqu'une des personnes célèbres dans le pays pour leur beauté éclatante, elle secouait la tête et souriait doucement:

— Rien de tout cela n'en donne une idée, répondait-elle. Elle est d'une beauté qu'il est impossible d'exprimer.

Elle désirait donc la revoir. Les autres enfants étaient partagées entre la peur et la curiosité.

Le dimanche le soleil s'était levé radieux, et il faisait un temps magnifique. Il y a souvent dans les vallées pyrénéennes de ces jours de printemps, tièdes et doux, égarés dans la saison d'hiver.

En rentrant de la Messe, Bernadette pria sa soeur Marie, Jeanne et deux ou trois autres enfants, d'insister auprès de sa mère pour qu'elle levât sa défense et leur permit de retourner aux Roches Massabielle.

— Peut-être est-ce quelque chose de méchant? disaient les enfants.

Bernadette répondait qu'elle ne le croyait point, et que ce n'était pas possible; qu'elle n'avait jamais vu une physionomie si merveilleusement bonne.

— En tous cas, reprenaient les petites filles, qui, plus instruites que la pauvre bergère de Bartrès, savaient un peu de catéchisme, en tout cas, il faut lui jeter de l'eau bénite. Si c'est le diable, il s'en ira. Tu lui diras: « Si vous venez de la part de Dieu, approchez; si vous venez du Démon, allez-vous-en. »

Ce n'est point tout à fait la formule précise des exorcismes; mais, en vérité, les petites théologiennes de Lourdes raisonnaient, en cette affaire, avec autant de prudence et de justesse qu'aurait pu le faire un Docteur en Sorbonne.

Il fut donc décidé, dans ce concile enfantin, que l'on emporterait de l'eau bénite. Une certaine appréhension avait d ailleurs gagné Bernadette elle-même à la suite de ces causeries.

Restait à obtenir la permission.

Les enfants toutes réunies la demandèrent après le repas de midi. La mère Soubirous voulut d'abord maintenir sa défense, alléguant que le Gave longeait et baignait les Roches Massabielle; qu'il y aurait peut-être du danger; que l'heure des Vêpres était proche et qu'il ne fallait pas s'exposer à les manquer; que c'étaient là des enfantillages, etc. Mais on connaît à quel point d'insistance et de pression irrésistible peut s'élever une légion d'enfants. Toutes promirent d'être prudentes, d'être expéditives, d'être sages, et la mère finit par céder.

Le petit groupe se rend à l'église et y prie quelques instants. Une des compagnes de Bernadette avait apporté une bouteille d'un demi-litre : on la remplit d'eau bénite.

Arrivées à la Grotte, rien ne se manifesta tout d'abord.

— Prions, dit Bernadette, et récitons le chapelet. Voilà les enfants qui s'agenouillent et qui commencent, chacune à part soi, la récitation du Rosaire.

Tout à coup le visage de Bernadette paraît se transfigurer et se transfigure en effet. Une émotion puissante se peint dans tous ses traits; son regard, plus brillant, semble aspirer une lumière divine.

Les pieds posés sur le roc, vêtue comme la première fois, la céleste Apparition venait de se manifester de nouveau.

— Regardez! dit-elle : La voilà!

Hélas! les yeux des autres enfants n'étaient pas miraculeusement dégagés comme les siens du voile de chair qui empêche de voir, par delà les sens, les corps spiritualisés. Les petites filles n'apercevaient que le rocher désert et les branches de l'églantier, qui descendaient, en faisant mille arabesques, jusqu'au pied de cette niche mystérieuse où Bernadette contemplait un Être inconnu.

Toutefois la physionomie de Bernadette était telle qu'il n'y avait point moyen de douter. L'une des enfants plaça la bouteille d'eau bénite entre les mains de la Voyante.

Alors Bernadette, se souvenant de ce qu'elle avait promis, se leva et, secouant vivement et à plusieurs reprises la petite bouteille, elle aspergea la Dame merveilleuse, qui se tenait toute gracieuse à quelques pas devant elle dans l'intérieur de la niche.

« — Si vous venez de la part de Dieu, approchez, » dit Bernadette.

A ces mots, à ces gestes de l'enfant, la Vierge s'inclina à plusieurs reprises et s'avança presque sur le bord du rocher. Elle avait l'air de sourire aux précautions de Bernadette et à ses armes de guerre; et, au nom sacré de Dieu, son visage s'illumina.

« — Si vous venez de la part de Dieu, approchez, » répétait Bernadette...

Mais, la voyant si belle, si éclatante de gloire, si resplendissante de bonté céleste, elle sentitsoncoeur lui faillir au moment d'ajouter: « Si vous venez de la part du Démon, allez-vous-en. » Ces paroles qu'on lui avait dictées lui parurent monstrueuses, en présence de l'Être incomparable, et elles s'enfuirent pour jamais de sa pensée sans être montées jusqu'à ses lèvres.

Elle se prosterna de nouveau et continua de réciter le chapelet, que la Vierge semblait écouter, en faisant elle-même glisser le sien entre ses doigts.

A la fin de cette prière, l'Apparition s'évanouit.