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La Princesse de Clèves, Deuxième partie - section deux (1)

Deuxième partie - section deux (1)

Section huit de La Princesse de Clèves par Madame de la Fayette

Cette enregistrement Librivox fait partie du domaine publique.

Enregistré par Isabelle Brasme.

Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours qu'elle n'avait été; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés.

Dès le même soir qu'elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées, elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.

—Mais ce que j'ai le plus d'envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c'est qu'il est certain que monsieur de Nemours est passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d'une couronne.

Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur l'Angleterre.

—J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monsieur d'Anville; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir auprès de la reine d'Angleterre les retardements de monsieur de Nemours; qu'elle commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle n'eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europe condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès. «Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie; mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque chose.—Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi; mais vous n'aurez rien à lui disputer; je sais qu'il a d'autres pensées; et quand il n'en aurait pas, la reine Marie s'est trop mal trouvée du joug de l'Espagne, pour croire que sa soeur le veuille reprendre, et qu'elle se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes jointes ensemble.—Si elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit monsieur de Nemours, il y a apparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l'aurait épousé du consentement de toute l'Angleterre, sans qu'elle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeur Élisabeth le touchaient davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un et l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois qu'Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord et qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a jamais vu.—Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore; mais j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monsieur de Nemours, qu'il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de monsieur le dauphin, et envoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs.

«Monsieur d'Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi avec monsieur de Nemours, sont persuadés que c'est cette même passion dont il est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à madame de Martigues que ce prince est tellement changé qu'il ne le reconnaît plus; et ce qui l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personne qu'il aime; et c'est ce qui fait méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour.»

Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame la dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on ne savait point le nom? et le moyen de n'être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce prince, qui touchait déjà son coeur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l'amour d'elle les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-on représenter ce qu'elle sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme. Si madame la dauphine l'eut regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes; mais comme elle n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion.

—Monsieur d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui; et il a une si grande opinion de mes charmes, qu'il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en monsieur de Nemours.

Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble à madame de Clèves, que celui qu'elle avait eu quelques moments auparavant.

—Je serais aisément de l'avis de monsieur d'Anville, répondit-elle; et il y a beaucoup d'apparence, Madame, qu'il ne faut pas moins qu'une princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine d'Angleterre.

—Je vous l'avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine, et je le saurais s'il était véritable. Ces sortes de passions n'échappent point à la vue de celles qui les causent; elles s'en aperçoivent les premières. Monsieur de Nemours ne m'a jamais témoigné que de légères complaisances; mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi, à celle dont il y vit présentement, que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l'indifférence qu'il a pour la couronne d'Angleterre.

«Je m'oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens pas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi conclue; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne n'a voulu passer aucun article qu'à condition d'épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s'y résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable; ce n'est pas une chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âge et de l'humeur du roi d'Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle a de l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute l'obéissance qu'il désire; il m'a chargée de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aime, et qu'il croit que j'aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente; j'irai me réjouir avec Madame, soeur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec monsieur de Savoie; et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne l'a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres beautés.»

Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de Clèves. Monsieur de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience, et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait, et qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient.

Cette princesse était sur son lit; il faisait chaud, et la vue de monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n'était pas moins interdite, de sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur de Nemours prit la parole, et lui fit des compliments sur son affliction; madame de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle avait faite; et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression, que son humeur en serait changée.

—Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit monsieur de Nemours, font de grands changements dans l'esprit; et pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m'en parlait encore hier.

—Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose.

—Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours, qu'elle s'en soit aperçue; mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à s'en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on a pour elles, que par les choses qui ne les regardent point; et, n'osant leur faire paraître qu'on les aime, on voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté, dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de leur plaire et de les chercher; mais ce n'est pas une chose difficile pour peu qu'elles soient aimables; ce qui est difficile, c'est de ne s'abandonner pas au plaisir de les suivre; c'est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que l'on était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l'un et de l'autre.

Madame de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondre, et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu'elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser madame la dauphine; elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitation que les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît pas. Elle demeurait donc sans répondre, et monsieur de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n'aurait peut-être pas tiré de mauvais présages, si l'arrivée de monsieur de Clèves n'eût fini la conversation et sa visite.


Deuxième partie - section deux (1) Part two - section two (1)

Section huit de La Princesse de Clèves par Madame de la Fayette

Cette enregistrement Librivox fait partie du domaine publique.

Enregistré par Isabelle Brasme.

Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours qu'elle n'avait été; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés.

Dès le même soir qu'elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées, elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.

—Mais ce que j'ai le plus d'envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c'est qu'il est certain que monsieur de Nemours est passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d'une couronne.

Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur l'Angleterre.

—J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monsieur d'Anville; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir auprès de la reine d'Angleterre les retardements de monsieur de Nemours; qu'elle commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle n'eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europe condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès. «Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie; mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque chose.—Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi; mais vous n'aurez rien à lui disputer; je sais qu'il a d'autres pensées; et quand il n'en aurait pas, la reine Marie s'est trop mal trouvée du joug de l'Espagne, pour croire que sa soeur le veuille reprendre, et qu'elle se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes jointes ensemble.—Si elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit monsieur de Nemours, il y a apparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l'aurait épousé du consentement de toute l'Angleterre, sans qu'elle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeur Élisabeth le touchaient davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un et l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois qu'Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord et qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a jamais vu.—Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore; mais j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monsieur de Nemours, qu'il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de monsieur le dauphin, et envoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs.

«Monsieur d'Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi avec monsieur de Nemours, sont persuadés que c'est cette même passion dont il est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à madame de Martigues que ce prince est tellement changé qu'il ne le reconnaît plus; et ce qui l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personne qu'il aime; et c'est ce qui fait méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour.»

Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame la dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on ne savait point le nom? et le moyen de n'être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce prince, qui touchait déjà son coeur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l'amour d'elle les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-on représenter ce qu'elle sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme. Si madame la dauphine l'eut regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes; mais comme elle n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion.

—Monsieur d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui; et il a une si grande opinion de mes charmes, qu'il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en monsieur de Nemours.

Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble à madame de Clèves, que celui qu'elle avait eu quelques moments auparavant.

—Je serais aisément de l'avis de monsieur d'Anville, répondit-elle; et il y a beaucoup d'apparence, Madame, qu'il ne faut pas moins qu'une princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine d'Angleterre.

—Je vous l'avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine, et je le saurais s'il était véritable. Ces sortes de passions n'échappent point à la vue de celles qui les causent; elles s'en aperçoivent les premières. Monsieur de Nemours ne m'a jamais témoigné que de légères complaisances; mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi, à celle dont il y vit présentement, que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l'indifférence qu'il a pour la couronne d'Angleterre.

«Je m'oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens pas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi conclue; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne n'a voulu passer aucun article qu'à condition d'épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s'y résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable; ce n'est pas une chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âge et de l'humeur du roi d'Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle a de l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute l'obéissance qu'il désire; il m'a chargée de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aime, et qu'il croit que j'aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente; j'irai me réjouir avec Madame, soeur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec monsieur de Savoie; et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne l'a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres beautés.»

Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de Clèves. Monsieur de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience, et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait, et qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient.

Cette princesse était sur son lit; il faisait chaud, et la vue de monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n'était pas moins interdite, de sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur de Nemours prit la parole, et lui fit des compliments sur son affliction; madame de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle avait faite; et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression, que son humeur en serait changée.

—Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit monsieur de Nemours, font de grands changements dans l'esprit; et pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m'en parlait encore hier.

—Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose.

—Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours, qu'elle s'en soit aperçue; mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à s'en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on a pour elles, que par les choses qui ne les regardent point; et, n'osant leur faire paraître qu'on les aime, on voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté, dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de leur plaire et de les chercher; mais ce n'est pas une chose difficile pour peu qu'elles soient aimables; ce qui est difficile, c'est de ne s'abandonner pas au plaisir de les suivre; c'est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que l'on était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l'un et de l'autre.

Madame de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondre, et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu'elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser madame la dauphine; elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitation que les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît pas. Elle demeurait donc sans répondre, et monsieur de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n'aurait peut-être pas tiré de mauvais présages, si l'arrivée de monsieur de Clèves n'eût fini la conversation et sa visite.