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Bel-Ami - Guy de Maupassant, Bel-Ami, première partie, chapitre 2

Bel-Ami, première partie, chapitre 2

onsieur Forestier, s'il vous plaît ?

— Au troisième, la porte à gauche.

Le concierge avait répondu cela d'une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier.

Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies, mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la moins abîmée.

Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste pour la taille.

Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.

N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.

Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil.

Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.

Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.

Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite, avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.

En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'où lui venait cette vague émotion : d'une inconsciente comparaison peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches :

— Qui dois-je annoncer ?

Et il jeta le nom derrière une porte soulevée, dans un salon où il fallait entrer.

Mais Duroy, tout à coup, perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, rêvée. Il s'avança, pourtant. Une jeune femme, blonde, était debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pièce bien éclairée et pleine d'arbustes, comme une serre.

Il s'arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle était cette dame qui souriait ? Puis il se souvint que Forestier était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l'effarer.

Il balbutia :

— Madame, je suis…

Elle lui tendit la main :

— Je le sais, monsieur. Charles m'a raconté votre rencontre d'hier soir, et je suis très heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd'hui.

Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire, et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé.

Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les négligences de sa toilette ; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher à ce sujet difficile.

Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui désignait, et quand il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, étreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnés le soutenaient délicatement, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de délicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il était sauvé ; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quitté.

Elle était vêtue d'une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.

La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond au-dessus du cou.

Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait, sans qu'il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la veille aux Folies-Bergère. Elle avait les yeux gris, d'un gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice. C'était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce particulière, semble avoir une signification, dont chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose.

Après un court silence, elle lui demanda :

— Vous êtes depuis longtemps à Paris ?

Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui :

— Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m'a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme.

Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix :

— Je sais.

Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça :

— Madame de Marelle.

C'était une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes.

Elle entra d'une allure alerte ; elle semblait dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple.

Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs, attirait l'œil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la note vive et brusque qu'il fallait.

Une fillette en robe courte la suivait. Mme Forestier s'élança :

— Bonjour, Clotilde.

— Bonjour, Madeleine.

Elles s'embrassèrent. Puis l'enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en prononçant :

— Bonjour, cousine.

Mme Forestier la baisa ; puis fit les présentations :

— M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles.

— Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente.

Elle ajouta :

— Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. C'est entendu, n'est-ce pas ?

Le jeune homme s'inclina.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d'allure grave. C'était M. Walter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et méridional, directeur de la Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom.

Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d'habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu'aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche.

Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa première sortie. Il s'avança avec des grâces de vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier, mit un baiser sur son poignet. Dans le mouvement qu'il fit en se baissant, sa longue chevelure se répandit comme de l'eau sur le bras nu de la jeune femme.

Et Forestier entra à son tour, en s'excusant d'être en retard. Mais il avait été retenu au journal par l'affaire Morel. M. Morel, député radical, venait d'adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l'Algérie.

Le domestique cria :

— Madame est servie !

Et on passa dans la salle à manger.

Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un légèrement teinté de bleu. Que pouvait-on boire dans celui-là ?

On ne dit rien pendant qu'on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda :

— Avez-vous lu ce procès Gauthier ? Quelle drôle de chose !

Et on discuta sur ce cas d'adultère compliqué de chantage. On n'en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d'une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. On ne s'indignait pas, on ne s'étonnait pas des faits ; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. On tâchait d'expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d'un état d'esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Et d'autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur valeur, avec ce coup d'œil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne, comme on examine, comme on retourne et comme on pèse, chez les commerçants, les objets qu'on va livrer au public.

Puis il fut question d'un duel, et Jacques Rival prit la parole. Cela lui appartenait ; personne autre ne pouvait traiter cette affaire.

Duroy n'osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant tenu par un fil d'or pendait au bas de l'oreille, comme une goutte d'eau qui aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant.

Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la servait. L'enfant, plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la tête : « Vous êtes bien aimable, monsieur », et elle écoutait les grandes personnes d'un petit air réfléchi.

Le dîner était fort bon, et chacun s'extasiait. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considérait d'un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les mets qu'on lui présentait. Norbert de Varenne lui tenait tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise.

Forestier, souriant et sérieux, surveillait, échangeait avec sa femme des regards d'intelligence, à la façon de compères accomplissant ensemble une besogne difficile et qui marche à souhait.

Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient. De moment en moment, le domestique murmurait à l'oreille des convives : « Corton — Château-Laroze ? » Duroy avait trouvé le corton de son goût et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d'âme. Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d'être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions. Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idées les unes aux autres, sautant d'un sujet à l'autre sur un mot, sur un rien, après avoir fait le tour des événements du jour et avoir effleuré, en passant, mille questions, revint à la grande interpellation de M. Morel sur la colonisation de l'Algérie. M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain ; Jacques Rival réclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordées à tous les officiers après trente années de service colonial. — De cette façon, disait-il, vous créerez une société énergique, ayant appris depuis longtemps à connaître et à aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes ces graves questions locales auxquelles se heurtent infailliblement les nouveaux venus. Norbert de Varenne l'interrompit : — Oui… ils sauront tout, excepté l'agriculture. Ils parleront l'arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront même forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde. Les hommes intelligents s'y feront une place, les autres succomberont. C'est la loi sociale. Un léger silence suivit. On souriait. Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris par le son de sa voix, comme s'il ne s'était jamais entendu parler : — Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu'en France, et sont achetées, comme placements de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau. Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda : — Vous connaissez l'Algérie, monsieur ? Il répondit : — Oui, monsieur, j'y suis resté vingt-huit mois, et j'ai séjourné dans les trois provinces. Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l'interrogea sur un détail de mœurs qu'il tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la partie la plus desséchée de cette région brûlante. Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il raconta les mœurs de ce singulier pays, où les gouttes d'eau ont la valeur de l'or, où chaque habitant est tenu à tous les services publics, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés. Il parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par le vin et par le désir de plaire ; il raconta des anecdotes de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement désolées sous la flamme dévorante du soleil. Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. Mme Walter murmura de sa voix lente : — Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d'articles. Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous. Forestier saisit le moment : — Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l'adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, je n'ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre. Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : — Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S'il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça. Puis, après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme : — Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l'Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l'heure. C'est d'actualité, tout à fait d'actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu'on discute à la Chambre, afin d'amorcer le public. Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu'elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses paroles : — Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d'un chasseur d'Afrique ; n'est-ce pas, monsieur Norbert ? Le vieux poète, arrivé tard à la renommée, détestait et redoutait les nouveaux venus. Il répondit d'un air sec : — Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la note, car c'est là la grande difficulté ; la note juste, ce qu'en musique on appelle le ton. Mme Forestier couvrait Duroy d'un regard protecteur et souriant, d'un regard de connaisseur qui semblait dire : « Toi, tu arriveras. » Mme de Marelle s'était, à plusieurs reprises, tournée vers lui, et le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d'eau allait se détacher et tomber. La petite fille demeurait immobile et grave, la tête baissée sur son assiette. Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg ; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter : « À la longue prospérité de la Vie Française ! » Tout le monde s'inclina vers le Patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d'un trait. Il aurait vidé de même une barrique entière, lui semblait-il ; il aurait mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l'esprit une résolution invincible et une espérance infinie. Il était chez lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait d'y prendre position, d'y conquérir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa voisine : — Vous avez, madame, les plus jolies boucles d'oreilles que j'aie jamais vues. Elle se tourna vers lui en souriant : — C'est une idée à moi de pendre des diamants comme ça, simplement au bout d'un fil. On dirait vraiment de la rosée, n'est-ce pas ? Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire une sottise : — C'est charmant… mais l'oreille aussi fait valoir la chose. Elle le remercia d'un regard, d'un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu'au cœur. Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les yeux de Mme Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement. Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu'à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre. Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin. En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pénétrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de la pièce, montaient jusqu'au plafond, puis s'élargissaient en jets d'eau. Des deux côtés de la cheminée, des caoutchoucs, ronds comme des colonnes, étageaient l'une sur l'autre leurs longues feuilles d'un vert sombre, et sur le piano deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, l'un tout rose et l'autre tout blanc, avaient l'air de plantes factices, invraisemblables, trop belles pour être vraies. L'air était frais et pénétré d'un parfum vague, doux, qu'on n'aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom. Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec attention l'appartement. Il n'était pas grand ; rien n'attirait le regard en dehors des arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ; mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse. Les murs étaient tendus avec une étoffe ancienne d'un violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches. Des portières en drap bleu gris, en drap de soldat où l'on avait brodé quelques œillets de soie rouge, retombaient sur les portes ; et les sièges, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, éparpillés au hasard dans l'appartement, chaises longues, fauteuils énormes ou minuscules, poufs et tabourets, étaient couverts de soie Louis XVI ou de beau velours d'Utrecht, fond crème, à dessins grenat. — Prenez-vous du café, monsieur Duroy ? Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre. — Oui, madame, je vous remercie. Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein d'angoisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix : — Faites donc votre cour à Mme Walter. Puis elle s'éloigna avant qu'il eût pu répondre un mot. Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis ; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d'entamer une conversation. Tout à coup il s'aperçut qu'elle tenait à la main sa tasse vide ; et, comme elle se trouvait loin d'une table, elle ne savait où la poser. Il s'élança. — Permettez, madame. — Merci, monsieur. Il emporta la tasse, puis il revint : — Si vous saviez, madame, quels bons moments m'a fait passer la Vie Française quand j'étais là-bas dans le désert. C'est vraiment le seul journal qu'on puisse lire hors de France, parce qu'il est plus littéraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve de tout là dedans. Elle sourit avec une indifférence aimable, et répondit gravement : — M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal, qui répondait à un besoin nouveau. Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache. Elle s'ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie, d'un blond teinté de roux avec une nuance plus pâle dans les poils hérissés des bouts. Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l'esprit. Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy s'éloigna par discrétion. Mme de Marelle, qui venait de causer avec Mme Forestier, l'appela : — Eh bien ! monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme ? Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu'il venait d'avoir avec Mme Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s'y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux de sa voisine, comme pour donner à ce qu'il disait un sens profond. Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d'intimité. Il s'exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu'il valait ; et les retards qu'il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée. Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appela : « Laurine ! » et la petite fille s'en vint. — Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre. Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère. Il demanda d'un ton galant et paternel : — Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? L'enfant leva les yeux sur lui d'un air surpris. Mme de Marelle dit en riant : — Réponds : « Je veux bien, monsieur, pour aujourd'hui ; mais ce ne sera pas toujours comme ça. » Duroy, s'asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de son front. La mère s'étonna : — Tiens, elle ne s'est pas sauvée : c'est stupéfiant. Elle ne se laisse d'ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy. Il rougit, sans répondre, et d'un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe. Mme Forestier s'approcha, et, poussant un cri d'étonnement : — Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle ! Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son œuvre de conquête commencée. Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression ; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts ; celle du père Walter, froide et molle, sans énergie, sans expression ; celle de Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-voix : — Demain, trois heures, n'oublie pas. — Oh non ! ne crains rien. Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s'élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s'arrêta net, honteux comme s'il venait d'être surpris en faute. Puis il se regarda longuement, émerveillé d'être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance ; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.


Bel-Ami, première partie, chapitre 2 Bel-Ami, Erster Teil, Kapitel 2 Bel-Ami, part 1, chapter 2 Bel-Ami, prima parte, capitolo 2 Bel-Ami, eerste deel, hoofdstuk 2

onsieur Forestier, s'il vous plaît ? Mr. Forestier, please?

— Au troisième, la porte à gauche. — On the third floor, the door on the left.

Le concierge avait répondu cela d'une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. The janitor had answered that in a friendly voice that showed consideration for his tenant. Et Georges Duroy monta l'escalier.

Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. He was a little embarrassed, intimidated, uneasy. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait. He wore a suit for the first time in his life, and the whole of his toilet worried him. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies, mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. He felt that it was defective in everything, in the unvarnished boots, which were nevertheless quite thin, for he had the coquetry of the foot, in the four-franc fifty-fifty shirt bought that very morning at the Louvre, the too-thin front of which was already breaking. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la moins abîmée. His other shirts, those of everyday life, having more or less serious damage, he hadn't been able to use even the least damaged.

Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste pour la taille.

Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. They were so close to each other that Duroy took a step back, then he remained stupefied: it was himself, reflected by a high full-length mirror which formed a long perspective of the first floor on the first floor. gallery. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru. A surge of joy made him quiver, so much did he judge himself better than he would have thought.

N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque. Having only his little shaving mirror at home, he had not been able to contemplate himself fully, and as he could hardly see the various parts of his improvised toilet there, he exaggerated the imperfections, panicked at the idea of being grotesque.

Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil. But now, when he suddenly saw himself in the mirror, he hadn't even recognized himself; he had taken himself for someone else, for a man of the world, whom he had found very fine, very chic, at first glance.

Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.

Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. So he studied himself as actors do to learn their roles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire. He smiled at himself, stretched out his hand, made gestures, expressed feelings: astonishment, pleasure, approval; and he sought the degrees of the smile and the intentions of the eye to show himself gallant to the ladies, to make them understand that they are admired and desired.

Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite, avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami. He was afraid of being surprised and he began to climb very quickly, fearing that he had been seen, simpering thus, by some guest of his friend.

En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Her figure seemed really elegant to her. Il marchait bien. He was doing well. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. And an immoderate self-confidence fills his soul. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Certainly, he would succeed with that figure and his desire to arrive, and the resolution he knew himself and the independence of his mind. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. He felt like running, jumping as he climbed the top floor. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna. Then, reaching for the bell, he rang.

La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'où lui venait cette vague émotion : d'une inconsciente comparaison peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. The door opened almost immediately, and he found himself in the presence of a valet in a black coat, grave, shaved, so perfectly dressed that Duroy became confused again without understanding where this vague emotion came from: from a unconscious comparison perhaps, between the cut of their clothes. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches : This lackey, who had polished shoes, asked, taking the overcoat which Duroy was holding on his arm for fear of showing the stains:

— Qui dois-je annoncer ? - Who do I advertise ?

Et il jeta le nom derrière une porte soulevée, dans un salon où il fallait entrer.

Mais Duroy, tout à coup, perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. But Duroy, suddenly losing his composure, felt crippled with fear, panting. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, rêvée. He was about to take his first step into the expected, dreamed-of existence. Il s'avança, pourtant. He stepped forward, however. Une jeune femme, blonde, était debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pièce bien éclairée et pleine d'arbustes, comme une serre. A young woman, blond, was standing waiting for him, all alone, in a large, well-lit room full of shrubs, like a greenhouse.

Il s'arrêta net, tout à fait déconcerté. He stopped short, quite disconcerted. Quelle était cette dame qui souriait ? Who was that smiling lady? Puis il se souvint que Forestier était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l'effarer. Then he remembered that Forestier was married; and the thought that this pretty, elegant blonde must be his friend's wife completed his alarm.

Il balbutia : He stammered:

— Madame, je suis…

Elle lui tendit la main :

— Je le sais, monsieur. Charles m'a raconté votre rencontre d'hier soir, et je suis très heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd'hui. Charles told me about your meeting last night, and I am very happy that he had the good inspiration to ask you to dine with us today.

Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire, et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé. He blushed to the ears, not knowing what to say, and he felt himself examined, inspected from head to foot, weighed, judged.

Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les négligences de sa toilette ; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher à ce sujet difficile. He wanted to apologize, to invent a reason to explain the negligence of his toilet; but he found nothing, and dared not touch upon this difficult subject.

Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui désignait, et quand il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, étreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnés le soutenaient délicatement, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de délicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il était sauvé ; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quitté. He sat down on an armchair which she pointed out to him, and when he felt the elastic and soft velvet of the seat bend under him, when he felt himself sunk, supported, embraced by this caressing piece of furniture whose padded back and arms supported him delicately, it seemed to him that he was entering a new and charming life, that he was taking possession of something delicious, that he was becoming someone, that he was saved; and he looked at Madame Forestier, whose eyes had never left him.

Elle était vêtue d'une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse. She was dressed in a pale blue cashmere dress which outlined her supple waist and plump breasts well.

La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond au-dessus du cou. The flesh of the arms and of the throat emerged from a foam of white lace with which the bodice and the short sleeves were trimmed; and the hair raised at the top of the head, curling a little on the nape of the neck, made a light cloud of blond down above the neck.

Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait, sans qu'il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la veille aux Folies-Bergère. Duroy felt reassured under her gaze, which reminded him, without his knowing why, of the girl he had met the night before at the Folies-Bergère. Elle avait les yeux gris, d'un gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice. She had gray eyes, an azure gray which made their expression strange, a thin nose, strong lips, a rather fleshy chin, an irregular and seductive face, full of kindness and mischief. C'était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce particulière, semble avoir une signification, dont chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose. It was one of those female faces whose every line reveals a particular grace, seems to have a meaning, every movement of which seems to say or hide something.

Après un court silence, elle lui demanda : After a short silence, she asked him:

— Vous êtes depuis longtemps à Paris ?

Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui : He replied, gradually regaining possession of himself:

— Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m'a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme. I have a job in the railroads; but Forestier gave me hope that I could, thanks to him, penetrate into journalism.

Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix : She smiled more visibly, more benevolently; and she murmured, lowering her voice:

— Je sais.

Le timbre avait tinté de nouveau. The bell rang again. Le valet annonça :

— Madame de Marelle.

C'était une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes. She was a little brunette, one of those people call brunettes.

Elle entra d'une allure alerte ; elle semblait dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple. She entered with a brisk pace; she seemed drawn, molded from head to toe in a simple dark dress.

Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs, attirait l'œil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la note vive et brusque qu'il fallait. Only a red rose, stuck in her black hair, caught the eye violently, seemed to mark her face, accentuate her special character, give her the lively and abrupt note that she needed.

Une fillette en robe courte la suivait. A little girl in a short dress followed her. Mme Forestier s'élança :

— Bonjour, Clotilde.

— Bonjour, Madeleine.

Elles s'embrassèrent. Puis l'enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en prononçant :

— Bonjour, cousine.

Mme Forestier la baisa ; puis fit les présentations : Madame Forestier kissed her; then made the introductions:

— M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles.

— Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente.

Elle ajouta :

— Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. - You know, we are here without ceremony, without ceremony and without posing. C'est entendu, n'est-ce pas ?

Le jeune homme s'inclina.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d'allure grave. But the door opened again, and a short, stout gentleman appeared, arm in arm with a tall, beautiful woman, taller than him, much younger, with distinguished manners and a grave demeanor. C'était M. Walter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et méridional, directeur de la Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom. It was M. Walter, deputy, financier, man of money and business, Jewish and from the South, director of the Vie Francaise, and his wife, née Basile-Ravalau, daughter of the banker of that name.

Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d'habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu'aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche. Then appeared, one after the other, Jacques Rival, very elegant, and Norbert de Varenne, whose coat collar gleamed, a little waxed by the friction of the long hair which fell to the shoulders, and sowed on it a few grains of white dust. .

Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa première sortie. His tie, badly knotted, did not look like his first outing. Il s'avança avec des grâces de vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier, mit un baiser sur son poignet. He advanced with the graces of an old beau and, taking Madame Forestier's hand, placed a kiss on her wrist. Dans le mouvement qu'il fit en se baissant, sa longue chevelure se répandit comme de l'eau sur le bras nu de la jeune femme. In the movement he made as he bent down, his long hair spread like water over the young woman's bare arm.

Et Forestier entra à son tour, en s'excusant d'être en retard. And Forestier entered in his turn, apologizing for being late. Mais il avait été retenu au journal par l'affaire Morel. But he had been detained in the newspaper by the Morel affair. M. Morel, député radical, venait d'adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l'Algérie.

Le domestique cria : The servant shouted:

— Madame est servie !

Et on passa dans la salle à manger.

Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. He felt embarrassed again, afraid of making some mistake in the conventional handling of the fork, the spoon or the glasses. Il y en avait quatre, dont un légèrement teinté de bleu. There were four of them, including one slightly tinged with blue. Que pouvait-on boire dans celui-là ? What could you drink in that one?

On ne dit rien pendant qu'on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda : We said nothing while we ate the soup, then Norbert de Varenne asked:

— Avez-vous lu ce procès Gauthier ? "Have you read this Gauthier trial?" Quelle drôle de chose ! What a funny thing!

Et on discuta sur ce cas d'adultère compliqué de chantage. And we discussed this case of adultery complicated by blackmail. On n'en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d'une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. We didn't talk about it as we talk, within families, about the events recounted in the public newspapers, but as we talk about an illness between doctors or vegetables between fruit trees. On ne s'indignait pas, on ne s'étonnait pas des faits ; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. We were not indignant, we were not surprised by the facts; the deep, secret causes were sought with professional curiosity and absolute indifference to the crime itself. On tâchait d'expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d'un état d'esprit particulier. We tried to explain clearly the origins of the actions, to determine all the cerebral phenomena from which the drama was born, the scientific result of a particular state of mind. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Women too were passionate about this pursuit, this work. Et d'autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur valeur, avec ce coup d'œil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne, comme on examine, comme on retourne et comme on pèse, chez les commerçants, les objets qu'on va livrer au public. And other recent events were examined, commented on, shot from all sides, weighed at their value, with that practical eye and that special way of seeing news dealers, peddlers of human comedy on the line, like one examines, as one returns and as one weighs, at the tradesmen, the objects which one will deliver to the public.

Puis il fut question d'un duel, et Jacques Rival prit la parole. Then there was talk of a duel, and Jacques Rival spoke. Cela lui appartenait ; personne autre ne pouvait traiter cette affaire. It belonged to him; no one else could handle this case.

Duroy n'osait point placer un mot. Duroy did not dare say a word. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. He sometimes looked at his neighbor, whose round throat seduced him. Un diamant tenu par un fil d'or pendait au bas de l'oreille, comme une goutte d'eau qui aurait glissé sur la chair. A diamond held by a gold thread hung at the bottom of the ear, like a drop of water which would have slipped on the flesh. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. From time to time she would make a remark that always brought a smile to her lips. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant. She had a funny, kind, unexpected spirit, the spirit of an experienced girl who sees things with carelessness and judges them with a light and benevolent skepticism.

Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la servait. Duroy looked in vain for some compliment to pay her, and, finding nothing, he busied himself with his daughter, pouring her drinks, holding her dishes, serving her. L'enfant, plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la tête : « Vous êtes bien aimable, monsieur », et elle écoutait les grandes personnes d'un petit air réfléchi. The child, more severe than her mother, thanked her in a deep voice, nodded curtly: "You are very kind, sir," and she listened to the grown-ups with a thoughtful air.

Le dîner était fort bon, et chacun s'extasiait. The dinner was very good, and everyone was in ecstasies. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considérait d'un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les mets qu'on lui présentait. M. Walter ate like an ogre, hardly spoke, and gazed obliquely from under his glasses at the dishes presented to him. Norbert de Varenne lui tenait tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise. Norbert de Varenne stood up to him and sometimes let drops of sauce fall on his shirt front.

Forestier, souriant et sérieux, surveillait, échangeait avec sa femme des regards d'intelligence, à la façon de compères accomplissant ensemble une besogne difficile et qui marche à souhait.

Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient. De moment en moment, le domestique murmurait à l'oreille des convives : « Corton — Château-Laroze ? » Duroy avait trouvé le corton de son goût et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d'âme. Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d'être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions. Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idées les unes aux autres, sautant d'un sujet à l'autre sur un mot, sur un rien, après avoir fait le tour des événements du jour et avoir effleuré, en passant, mille questions, revint à la grande interpellation de M. Morel sur la colonisation de l'Algérie. M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain ; Jacques Rival réclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordées à tous les officiers après trente années de service colonial. — De cette façon, disait-il, vous créerez une société énergique, ayant appris depuis longtemps à connaître et à aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes ces graves questions locales auxquelles se heurtent infailliblement les nouveaux venus. Norbert de Varenne l'interrompit : — Oui… ils sauront tout, excepté l'agriculture. Ils parleront l'arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront même forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde. Les hommes intelligents s'y feront une place, les autres succomberont. C'est la loi sociale. Un léger silence suivit. On souriait. Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris par le son de sa voix, comme s'il ne s'était jamais entendu parler : — Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu'en France, et sont achetées, comme placements de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau. Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda : — Vous connaissez l'Algérie, monsieur ? Il répondit : — Oui, monsieur, j'y suis resté vingt-huit mois, et j'ai séjourné dans les trois provinces. Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l'interrogea sur un détail de mœurs qu'il tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la partie la plus desséchée de cette région brûlante. Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il raconta les mœurs de ce singulier pays, où les gouttes d'eau ont la valeur de l'or, où chaque habitant est tenu à tous les services publics, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés. Il parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par le vin et par le désir de plaire ; il raconta des anecdotes de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement désolées sous la flamme dévorante du soleil. Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. Mme Walter murmura de sa voix lente : — Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d'articles. Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous. Forestier saisit le moment : — Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l'adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, je n'ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre. Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : — Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S'il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça. Puis, après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme : — Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l'Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l'heure. C'est d'actualité, tout à fait d'actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu'on discute à la Chambre, afin d'amorcer le public. Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu'elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses paroles : — Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d'un chasseur d'Afrique ; n'est-ce pas, monsieur Norbert ? Le vieux poète, arrivé tard à la renommée, détestait et redoutait les nouveaux venus. Il répondit d'un air sec : — Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la note, car c'est là la grande difficulté ; la note juste, ce qu'en musique on appelle le ton. Mme Forestier couvrait Duroy d'un regard protecteur et souriant, d'un regard de connaisseur qui semblait dire : « Toi, tu arriveras. » Mme de Marelle s'était, à plusieurs reprises, tournée vers lui, et le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d'eau allait se détacher et tomber. La petite fille demeurait immobile et grave, la tête baissée sur son assiette. Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg ; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter : « À la longue prospérité de la Vie Française ! » Tout le monde s'inclina vers le Patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d'un trait. Il aurait vidé de même une barrique entière, lui semblait-il ; il aurait mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l'esprit une résolution invincible et une espérance infinie. Il était chez lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait d'y prendre position, d'y conquérir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa voisine : — Vous avez, madame, les plus jolies boucles d'oreilles que j'aie jamais vues. Elle se tourna vers lui en souriant : — C'est une idée à moi de pendre des diamants comme ça, simplement au bout d'un fil. On dirait vraiment de la rosée, n'est-ce pas ? Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire une sottise : — C'est charmant… mais l'oreille aussi fait valoir la chose. Elle le remercia d'un regard, d'un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu'au cœur. Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les yeux de Mme Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement. Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu'à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre. Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin. En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pénétrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de la pièce, montaient jusqu'au plafond, puis s'élargissaient en jets d'eau. Des deux côtés de la cheminée, des caoutchoucs, ronds comme des colonnes, étageaient l'une sur l'autre leurs longues feuilles d'un vert sombre, et sur le piano deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, l'un tout rose et l'autre tout blanc, avaient l'air de plantes factices, invraisemblables, trop belles pour être vraies. L'air était frais et pénétré d'un parfum vague, doux, qu'on n'aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom. Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec attention l'appartement. Il n'était pas grand ; rien n'attirait le regard en dehors des arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ; mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse. Les murs étaient tendus avec une étoffe ancienne d'un violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches. Des portières en drap bleu gris, en drap de soldat où l'on avait brodé quelques œillets de soie rouge, retombaient sur les portes ; et les sièges, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, éparpillés au hasard dans l'appartement, chaises longues, fauteuils énormes ou minuscules, poufs et tabourets, étaient couverts de soie Louis XVI ou de beau velours d'Utrecht, fond crème, à dessins grenat. — Prenez-vous du café, monsieur Duroy ? Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre. — Oui, madame, je vous remercie. Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein d'angoisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix : — Faites donc votre cour à Mme Walter. Puis elle s'éloigna avant qu'il eût pu répondre un mot. Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis ; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d'entamer une conversation. Tout à coup il s'aperçut qu'elle tenait à la main sa tasse vide ; et, comme elle se trouvait loin d'une table, elle ne savait où la poser. Il s'élança. — Permettez, madame. — Merci, monsieur. Il emporta la tasse, puis il revint : — Si vous saviez, madame, quels bons moments m'a fait passer la Vie Française quand j'étais là-bas dans le désert. C'est vraiment le seul journal qu'on puisse lire hors de France, parce qu'il est plus littéraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve de tout là dedans. Elle sourit avec une indifférence aimable, et répondit gravement : — M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal, qui répondait à un besoin nouveau. Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache. Elle s'ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie, d'un blond teinté de roux avec une nuance plus pâle dans les poils hérissés des bouts. Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l'esprit. Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy s'éloigna par discrétion. Mme de Marelle, qui venait de causer avec Mme Forestier, l'appela : — Eh bien ! monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme ? Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu'il venait d'avoir avec Mme Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s'y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux de sa voisine, comme pour donner à ce qu'il disait un sens profond. Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d'intimité. Il s'exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu'il valait ; et les retards qu'il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée. Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appela : « Laurine ! » et la petite fille s'en vint. — Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre. Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère. Il demanda d'un ton galant et paternel : — Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? L'enfant leva les yeux sur lui d'un air surpris. Mme de Marelle dit en riant : — Réponds : « Je veux bien, monsieur, pour aujourd'hui ; mais ce ne sera pas toujours comme ça. » Duroy, s'asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de son front. La mère s'étonna : — Tiens, elle ne s'est pas sauvée : c'est stupéfiant. Elle ne se laisse d'ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy. Il rougit, sans répondre, et d'un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe. Mme Forestier s'approcha, et, poussant un cri d'étonnement : — Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle ! Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son œuvre de conquête commencée. Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression ; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts ; celle du père Walter, froide et molle, sans énergie, sans expression ; celle de Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-voix : — Demain, trois heures, n'oublie pas. — Oh non ! ne crains rien. Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s'élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s'arrêta net, honteux comme s'il venait d'être surpris en faute. Puis il se regarda longuement, émerveillé d'être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance ; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.