Chapitre 5. La vie conjugale
Georges Duroy retrouve ses habitudes parisiennes : sa relation avec Clotilde est presque devenue conjugale, très tranquille.
Enfin, après plusieurs mois, Mme Forestier l'avertit qu'elle est de retour à Paris et qu'elle souhaite le voir. Bel-Ami comprend tout de suite que sa réponse est positive, cependant elle lui demande de rester encore discret et de ne rien dire à personne. Duroy devient alors très économe pour ne pas être sans le sou au moment de son mariage. Ce n'est qu'à l'automne, que Madeleine l'autorise à annoncer à leurs amis et connaissances qu'ils se marieront au mois de mai, le dix, jour de son anniversaire. Elle souhaite aussi rencontrer ses futurs beaux-parents. Une autre de ses volontés est de porter un nom noble : aussi, elle demande à Georges de s'anoblir un peu, simplement en séparant son nom en deux : par exemple, Du Roy. Mais, il refuse :
— C'est trop simple. Non, j'avais pensé plutôt à prendre le nom de mon pays. Canteleu.
— Oh, non. Je n'aime pas cette sonorité. Voyons… comment le modifier… ? Ah, oui… regardez, Mme Duroy de Cantel, c'est parfait ! Vous verrez, les gens accepteront bien vite. Vous signerez vos chroniques D. de Cantel et vos échos simplement Duroy. Nous pourrons encore le modifier.
Georges se sent un homme important. Cependant, il lui faut tout de même annoncer la nouvelle à Clotilde. Quand elle vient chez lui, le lendemain, elle reste sans voix en entendant Bel-Ami parler, et elle finit par prononcer ces mots :
— Je n'ai rien à dire… rien à faire… Tu as raison, tu as choisi ce qu'il te faut.
Le dix mai arrive. Les époux n'invitent personne, ni à la mairie ni après, car ils ne font pas de fête. Ils se marient sous le régime de la séparation de biens : lui porte quatre mille francs et elle quarante mille. Ils partent en Normandie tout de suite après s'être dit « oui ». C'est Madeleine qui a insisté pour rencontrer ses beaux-parents, car elle-même n'a plus de famille. Bel-Ami a essayé de l'en dissuader, mais elle a gagné. Dans le train, les époux s'émerveillent du paysage et Georges tente d'embrasser sa femme qui le repousse :
— Oh, cesse donc ! Nous ne sommes plus des enfants !
— Mais, je t'adore ma petite Made…
Puis, elle explique qu'ils resteront vivre dans l'appartement de Forestier.
En arrivant à Rouen, Georges est de nouveau inquiet de présenter ses parents à sa femme. Il lui répète ce qu'il a déjà dit :
— Tu sais, ce sont des paysans, des gens de la campagne… Es-tu sûre de vouloir les rencontrer ?
— Tu l'as déjà dit.
— Nous serons mal dans leur maison. Il n'y a pas de vrai lit, seulement des lits de paille.
— Comme ce sera amusant de mal dormir auprès de toi…
Ils font un arrêt pour la nuit à Rouen. Ils dorment à l'hôtel et repartent le lendemain matin en fiacre pour rejoindre le village des parents Duroy. Le paysage est superbe. La Seine transporte de nombreux bateaux. Ils arrivent à midi. Les parents de Georges les attendent : le père est petit, trapu, rouge et la mère est une vraie femme des champs qui a travaillé toute sa vie et qui n'a jamais ri. Les deux vieux ne reconnaissent même pas leur fils devenu un monsieur et restent sans voix devant la beauté de leur belle-fille. Mais, la mère aurait préféré une fermière pour son fils et non une femme parfumée.
Georges est ému et heureux de revoir ses parents après toutes ces années d'absence :
— Quand on est à Paris, on n'y pense pas, et puis quand on se retrouve, ça fait plaisir.
Puis, un long déjeuner commence. Le père Duroy parle sans cesse, animé par l'alcool. Quant à Mme Duroy, avec son air triste et sévère, elle regarde méchamment sa belle-fille. Madeleine mange peu et ne dit rien. Elle est déçue, choquée. Que c'était-elle imaginé ? Elle demande à son mari à rentrer dès le lendemain.
De retour à Paris, Georges se glisse dans sa nouvelle vie d'époux. Au journal, il attend de s'emparer définitivement des fonctions de Forestier et de se consacrer à la politique. Il dîne aussi avec Vaudrec, l'ami intime de sa femme, tous les lundis, comme au temps de Charles Forestier. Puis, Madeleine lui annonce qu'il doit rédiger un article important sur le Maroc : elle a eu les nouvelles par le député Laroche- Mathieu. Le journaliste écoute sa femme, puis il développe son point de vue : il voit plus loin, un plan contre le ministère actuel. Il attaque le chef du conseil. Quand l'article signé Georges du Roy de Cantel paraît, la Chambre est secouée. Ça y est, Georges a vraiment sa place à la rédaction politique ! Commence alors une campagne contre le ministère qui dirige les affaires. Du Roy devient célèbre. Madeleine invite des sénateurs, des magistrats, des généraux chez eux. Du Roy, lui, se demande où elle a connu tous ces gens. Laroche-Mathieu vient dîner tous les mardis et espère bien gagner la campagne. Il a des vues sur le portefeuille des Affaires étrangères. Du Roy le soutient avec des espoirs pour plus tard.
En réalité, rien n'a changé chez les Du Roy : les mêmes personnalités viennent et discutent et les mêmes articles du temps de Charles Forestier sortent. Seul le mari est différent. On se met donc à appeler Georges Du Roy « Forestier ». Au début, le journaliste feint de ne pas entendre, mais il est fou furieux. Surtout, il est blessé dans son orgueil et sa vanité. Chaque fois qu'on l'appelle Forestier, il entend : « C'est ta femme qui fait ta besogne, comme elle faisait pour l'autre. Tu ne serais rien sans elle. » Maintenant, tout lui rappelle le mort : tout dans sa maison lui a appartenu. Il s'irrite que sa femme ait épousé un homme pareil, un tel sot. Dès lors, il ne cesse de parler de lui à tout propos avec un mépris certain. Il remémore ses défauts, ses petitesses. Il met son épouse mal à l'aise en lui posant des questions intimes sur son défunt mari. Il ose même lui demander un soir si elle l'a fait cocu. Madeleine est choquée par la question. Et Georges continue :
— Ah, oui ! Il avait la tête à être cocu, celui-là ! Allez, Made, dis-moi la vérité ! Il était cocu ?
— Tu es stupide ! Est-ce qu'on répond à des questions pareilles ?
Cette réponse glace le jeune marié. Il est jaloux. Puisqu'il est certain qu'elle a trompé son premier époux, comment peut-il avoir confiance en elle ? Maintenant, il est amer et dégoûté et se répète : « Le monde est aux forts ! Il faut être au-dessus de tout ! La victoire est aux audacieux. »