VIII. — La tour des Deux-Amants (3)
— Non, dit-il… Je me suis trompé… D'ailleurs, c'est idiot… On ne peut pas nous atteindre d'ici. — Qui nous atteindrait ?
— Rien… rien… une idée stupide…
À tâtons, il chercha et finit par trouver les montants de l'échelle, et il reprit : — Tenez, voici l'échelle qui est dressée dans le lit de la rivière. Un de mes amis la garde, ainsi que vos cousines.
Il siffla.
— Me voici, fit-il à mi-voix. Tenez bien l'échelle. Et il dit à Daubrecq :
— Je passe.
Daubrecq objecta :
— Il serait peut-être préférable que je passe avant vous.
— Pourquoi ?
— Je suis très las. Vous m'attacherez votre corde à la ceinture, et vous me tiendrez… Sans quoi, je risquerais… — Oui, vous avez raison, dit Lupin. Approchez-vous.
Daubrecq s'approcha et se mit à genoux sur le roc. Lupin l'attacha, puis, courbé en deux, saisit l'un des montants à pleines mains pour que l'échelle n'oscillât pas. — Allez-y, dit-il.
Au même moment, il sentit une violente douleur à l'épaule. — Crénom ! fit-il, en s'affaissant. Daubrecq l'avait frappé d'un coup de couteau au-dessous de la nuque, un peu à droite. — Ah ! misérable… misérable…
Dans l'ombre, il devina Daubrecq qui se débarrassait de sa corde, et il l'entendit murmurer : — Aussi, tu es trop bête ! Tu m'apportes une lettre de mes cousines Rousselot, où j'ai reconnu tout de suite l'écriture de l'aînée, Adélaïde, mais que cette vieille rouée d'Adélaïde, par méfiance et pour me mettre au besoin sur mes gardes, a eu soin de signer du nom de sa cadette, Euphrasie Rousselot. Tu vois ça, si j'ai tiqué !… Alors, avec un peu de réflexion… Tu es bien le sieur Arsène Lupin, n'est-ce pas ? le protecteur de Clarisse, le sauveur de Gilbert ?… Pauvre Lupin, je crois que ton affaire est mauvaise… Je ne frappe pas souvent, mais, quand je frappe, ça y est.
Il se pencha vers le blessé et fouilla ses poches.
— Donne-moi donc ton revolver. Tu comprends, tes amis vont presque aussitôt reconnaître que ce n'est pas leur patron, et vont essayer de me retenir. Et, comme je n'ai plus beaucoup de forces, une balle ou deux… Adieu, Lupin. On se retrouvera dans l'autre monde, hein ? Retiens-moi un appartement avec tout le confort moderne… Adieu, Lupin. Et tous mes remerciements… Car vraiment, sans toi, je ne sais pas trop ce que je serais devenu. Fichtre ! d'Albufex n'y allait pas de main morte. Le bougre… ça m'amuse de le retrouver ! Daubrecq avait fini ses préparatifs. Il siffla de nouveau. On lui répondit de la barque.
— Me voici, dit-il.
En un effort suprême, Lupin tendit les bras pour l'arrêter. Mais il ne rencontra que le vide. Il voulut crier, avertir ses complices : sa voix s'étrangla dans sa gorge. Il éprouvait un engourdissement affreux de tout son être. Ses tempes bourdonnaient.
Soudain, des clameurs, en bas. Puis une détonation, puis une autre, que suivit un ricanement de triomphe. Et des plaintes de femme, des gémissements. Et, peu après, deux détonations encore…
Lupin pensa à Clarisse, blessée, morte peut-être ; à Daubrecq qui s'enfuyait victorieux ; à d'Albufex, au bouchon de cristal que l'un ou l'autre des deux adversaires allait reprendre sans que personne pût s'y opposer. Puis une vision brusque lui montra le sire de Tancarville, tombant avec sa bien-aimée. Puis il murmura plusieurs fois :
— Clarisse… Clarisse… Gilbert… »
Un grand silence se fit en lui, une paix infinie le pénétra, et, sans aucune révolte, il avait l'impression que son corps, épuisé, que rien ne retenait plus, roulait jusqu'au bord même du rocher, vers l'abîme…