VI. — La peine de mort (3)
Et c'est pourquoi, mon excellent monsieur, au lieu de vous faire arrêter, comme je l'aurais pu… oui, comme je l'aurais pu, et en toute facilité… je vous laisse le champ libre, et vous rappelle charitablement qu'avant trois minutes il faut me débarrasser le plancher.
— Donc, c'est non ?
— C'est non.
— Tu ne feras rien pour Gilbert ?
— Si, je continuerai à faire ce que je fais depuis son arrestation, c'est-à-dire à peser indirectement sur le ministre de la Justice, pour que le procès soit mené le plus activement possible, et dans le sens que je désire.
— Comment ! cria Lupin, hors de lui, c'est à cause de toi, c'est pour toi…
— C'est pour moi, Daubrecq, mon Dieu, oui. J'ai un atout, la tête du fils : je le joue. Quand j'aurai obtenu une bonne petite condamnation à mort contre Gilbert, quand les jours passeront, et que la grâce du jeune homme sera, par mes bons offices, rejetée, tu peux être sûr, monsieur Lupin, que la maman ne verra plus du tout d'objections à s'appeler Mme Alexis Daubrecq, et à me donner des gages irrécusables et immédiats de sa bonne volonté. Cette heureuse issue est fatale, que tu le veuilles ou non. C'est couru d'avance. Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de te prendre comme témoin le jour de mon mariage, et de t'inviter au lunch. Ça te va-t-il ? Non ? Tu persistes dans tes noirs desseins ? Eh bien, bonne chance, tends tes pièges, jette tes filets, fourbis tes armes et potasse le manuel du parfait cambrioleur de papier pelure. Tu en auras besoin. Sur ce, bonsoir. Les règles de l'hospitalité écossaise m'ordonnent de te mettre à la porte. File.
Lupin demeura silencieux assez longtemps. Les yeux fixés sur Daubrecq, il semblait mesurer la taille de son adversaire, jauger son poids, estimer sa force physique et discuter, en fin de compte, à quel endroit précis il allait l'attaquer. Daubrecq serra les poings et en lui-même prépara le système de défense qu'il opposerait à cette attaque.
Une demi-minute s'écoula. Lupin porta la main à son gousset. Daubrecq en fit autant et saisit la crosse de son revolver… Quelques secondes encore… Froidement, Lupin sortit une bonbonnière d'or, l'ouvrit et la tendit à Daubrecq :
— Une pastille ?
— Qu'est-ce que c'est ? demanda l'autre, étonné.
— Des pastilles Géraudel.
— Pourquoi faire ?
— Pour le rhume que tu vas prendre.
Et profitant du léger désarroi où cette boutade laissait Daubrecq, il saisit rapidement son chapeau et s'esquiva.
— Évidemment, se disait-il en traversant le vestibule, je suis battu à plate couture. Mais, tout de même, cette petite plaisanterie de commis voyageur avait, dans l'espèce, quelque chose de nouveau. S'attendre à un pruneau et recevoir une pastille Géraudel… il y a là comme une déception. Il en est resté baba, le vieux chimpanzé !
Comme il refermait la grille, une automobile s'arrêta, et un homme descendit rapidement, suivi de plusieurs autres. Lupin reconnut Prasville.
— Monsieur le secrétaire général, murmura-t-il, je vous salue. J'ai idée qu'un jour le destin nous mettra l'un en face de l'autre, et je le regrette pour vous, car vous ne m'inspirez qu'une médiocre estime, et vous passerez un sale quart d'heure. Aujourd'hui, si je n'étais pas si pressé, j'attendrais votre départ et je suivrais Daubrecq pour savoir à qui il a confié l'enfant qu'il va me rendre. Mais je suis pressé. En outre, rien ne m'assure que Daubrecq ne va pas agir par téléphone. Donc ne nous gaspillons pas en vains efforts, et rejoignons Victoire, Achille et notre précieuse valise.
Deux heures après, posté dans son hangar de Neuilly, toutes ses mesures prises, Lupin voyait Daubrecq qui débouchait d'une rue voisine et s'approchait avec méfiance.
Lupin ouvrit lui-même la grande porte.
— Vos affaires sont là, monsieur le député, dit-il. Vous pouvez vous rendre compte. Il y a un loueur de voitures à côté, vous n'avez qu'à demander un camion et des hommes. Où est l'enfant ?
Daubrecq examina d'abord les objets, puis il conduisit Lupin jusqu'à l'avenue de Neuilly, où deux vieilles dames, masquées par des voiles, stationnaient avec le petit Jacques.
À son tour, Lupin emmena l'enfant jusqu'à son automobile, où l'attendait Victoire.
Tout cela fut exécuté rapidement, sans paroles inutiles, et comme si les rôles eussent été appris, les allées et venues réglées d'avance, ainsi que des entrées et des sorties de théâtre.
À dix heures du soir, Lupin, selon sa promesse, rendait le petit Jacques à sa mère. Mais on dut appeler le docteur en hâte, tellement l'enfant, frappé par tous ces événements, montrait d'agitation et d'effroi.
Il lui fallut plus de deux semaines pour se rétablir et pour supporter les fatigues d'un déplacement que Lupin jugeait nécessaire. C'est à peine, d'ailleurs, si Mme Mergy, elle-même, fut rétablie au moment de ce départ, qui eut lieu la nuit, avec toutes les précautions possibles et sous la direction de Lupin.
Il conduisit la mère et le fils sur une petite plage bretonne et les confia aux soins et à la vigilance de Victoire.
— Enfin, se dit-il, quand il les eut installés, il n'y a plus personne entre le Daubrecq et moi ! Il ne peut plus rien contre Mme Mergy et contre le gosse, et elle-même ne risque plus, par son intervention, de faire dévier la lutte. Fichtre, nous avons commis assez de bêtises. 1º j'ai dû me découvrir vis-à-vis de Daubrecq ; 2º j'ai dû lâcher ma part du mobilier d'Enghien. Certes, je la reprendrai un jour ou l'autre, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais, tout de même, nous n'avançons pas, et, d'ici une huitaine, Gilbert et Vaucheray passent en cour d'assises.
Ce à quoi, dans l'aventure, Lupin était le plus sensible, c'était à la dénonciation de Daubrecq concernant son domicile de la rue Chateaubriand. La police avait envahi ce domicile. L'identité de Lupin et de Michel Beaumont avait été reconnue, certains papiers découverts, et, Lupin, tout en poursuivant son but, tout en menant de front certaines entreprises déjà commencées, tout en évitant les recherches, plus pressantes que jamais, de la police, devait procéder, sur d'autres bases, à une réorganisation complète de ses affaires.
Aussi sa rage contre Daubrecq croissait-elle en proportion des ennuis que lui causait le député. Il n'avait plus qu'un désir, l'empocher, comme il disait, le tenir à sa disposition et, de gré ou de force, lui extraire son secret. Il rêvait de tortures propres à délier la langue de l'homme le plus taciturne. Brodequins, chevalet, tenailles rougies au feu, planches hérissées de pointes… il lui semblait que l'ennemi était digne de tous les supplices, et que le but à atteindre excusait tous les moyens.
— Ah ! se disait-il, une bonne chambre ardente, avec quelques bourreaux qui n'auraient pas froid aux yeux… On ferait de la belle besogne.
Chaque après-midi, Grognard et Le Ballu étudiaient le parcours que Daubrecq suivait entre le square Lamartine, la Chambre des députés et le cercle dont il faisait partie. On devait choisir la rue la plus déserte, l'heure la plus propice et, un soir, le pousser dans une automobile.
De son côté, Lupin aménageait non loin de Paris, au milieu d'un grand jardin, une vieille bâtisse qui offrait toutes les conditions nécessaires de sécurité et d'isolement, et qu'il appelait la « Cage du Singe ».
Malheureusement, Daubrecq devait se méfier. Car chaque fois, pour ainsi dire, il changeait d'itinéraire, ou bien prenait le métro, ou bien montait en tramway, et la cage demeurait vide.
Lupin combina un autre plan. Il fit venir de Marseille un de ses affidés, le père Brindebois, honorable épicier en retraite, qui précisément habitait dans la circonscription électorale de Daubrecq et s'occupait de politique.
De Marseille, le père Brindebois annonça sa visite à Daubrecq qui reçut avec empressement cet électeur considérable. Un dîner fut projeté pour la semaine suivante.
L'électeur proposa un petit restaurant de la rive gauche, où, disait-il, on mangeait merveille. Daubrecq accepta.
C'est ce que voulait Lupin. Le propriétaire de ce restaurant comptait au nombre de ses amis. Dès lors, le coup, qui devait avoir lieu le jeudi suivant, ne pouvait manquer de réussir.
Sur ces entrefaites, le lundi de la même semaine, commença le procès de Gilbert et de Vaucheray.
On se le rappelle, et les débats sont trop récents pour que je remémore la façon vraiment incompréhensible et partiale dont le président des assises conduisit son interrogatoire à l'encontre de Gilbert. La chose fut remarquée et jugée sévèrement. Lupin reconnut là l'influence détestable de Daubrecq.
L'attitude des deux accusés fut très différente. Vaucheray, sombre, taciturne, l'expression âpre, avoua cyniquement, en phrases brèves, ironiques, presque provocantes, les crimes qu'il avait commis autrefois. Mais, par une contradiction inexplicable pour tout le monde, sauf pour Lupin, il se défendit de toute participation à l'assassinat du domestique Léonard et chargea violemment Gilbert. Il voulait ainsi, en liant son sort à celui de Gilbert, obliger Lupin à prendre pour ses deux complices les mêmes mesures de délivrance.
Quant à Gilbert, dont le visage franc, dont les yeux rêveurs et mélancoliques conquirent toutes les sympathies, il ne sut pas se garer des pièges du président, ni rétorquer les mensonges de Vaucheray. Il pleurait, parlait trop, ou ne parlait pas quand il l'eût fallu. En outre, son avocat, un des maîtres du barreau, malade au dernier moment (et là encore Lupin voulut voir la main de Daubrecq) fut remplacé par un secrétaire, lequel plaida mal, prit l'affaire à contresens, indisposa le jury, et ne put effacer l'impression qu'avaient produite le réquisitoire de l'avocat général et la plaidoirie de l'avocat de Vaucheray.
Lupin, qui eut l'audace inconcevable d'assister à la dernière journée des débats, le jeudi, ne douta pas du résultat. La double condamnation était certaine.
Elle était certaine, parce que tous les efforts de la justice, corroborant ainsi la tactique de Vaucheray, avaient tendu à solidariser étroitement les deux accusés. Elle était certaine, ensuite et surtout, parce qu'il s'agissait des deux complices de Lupin. Depuis l'ouverture de l'instruction jusqu'au prononcé du jugement, et bien que la justice, faute de preuves suffisantes, et aussi pour ne point disséminer ses efforts, n'eût pas voulu impliquer Lupin dans l'affaire, tout le procès fut dirigé contre Lupin. C'était lui l'adversaire que l'on voulait atteindre ; lui, le chef qu'il fallait punir en la personne de ses amis ; lui, le bandit célèbre et sympathique, dont on devait détruire le prestige aux yeux de la foule. Gilbert et Vaucheray exécutés, l'auréole de Lupin s'évanouissait. La légende prenait fin.
Lupin… Lupin… Arsène Lupin… on n'entendit que ce nom durant les quatre jours. L'avocat général, le président, les jurés, les avocats, les témoins, n'avaient pas d'autres mots à la bouche. À tout instant on invoquait Lupin pour le maudire, pour le bafouer, pour l'outrager, pour le rendre responsable de toutes les fautes commises. On eût dit que Gilbert et Vaucheray ne figuraient que comme comparses, et qu'on faisait son procès à lui, le sieur Lupin, Lupin cambrioleur, chef de bande, faussaire, incendiaire, récidiviste, ancien forçat ! Lupin assassin, Lupin souillé par le sang de sa victime, Lupin qui restait lâchement dans l'ombre après avoir poussé ses amis jusqu'au pied de l'échafaud !
— Ah ! ils savent bien ce qu'ils font ! murmura-t-il. C'est ma dette que va payer mon pauvre grand gamin de Gilbert. C'est moi le vrai coupable.
Et le drame se déroula, effrayant.
À sept heures du soir, après une longue délibération, les jurés revinrent en séance, et le président du jury donna lecture des réponses aux questions posées par la Cour. C'était « oui » sur tous les points. C'était la culpabilité et le rejet des circonstances atténuantes.
On fit rentrer les deux accusés.
Debout, chancelants et blêmes, ils écoutèrent la sentence de mort.
Et, dans le grand silence solennel, où l'anxiété du public se mêlait de pitié, le président des assises demanda :
— Vous n'avez rien à ajouter, Vaucheray ?
— Rien, monsieur le président ; du moment que mon camarade est condamné comme moi, je suis tranquille… Nous sommes sur le même pied tous les deux… Faudra donc que le patron trouve un truc pour nous sauver tous les deux.
— Le patron ?
— Oui, Arsène Lupin.
Il y eut un rire parmi la foule.
Le Président reprit :
— Et vous, Gilbert ?
Des larmes roulaient sur les joues du malheureux ; il balbutia quelques phrases inintelligibles.