Chapitre 2. "Une rencontre inespérée"
Le coup de feu retentit et nous nous élançons. Ça y est, c'est parti ! Je me sens en forme, j'avance vite et au premier contrôle, à ma grande surprise, je constate que je ne suis pas dernier. Peut-être que Marcel avait raison : j'ai l'étoffe d'un vrai coureur.
Nous avalons les kilomètres depuis des heures. Les professionnels doivent être loin devant, mais personne ne m'a doublé. D'ailleurs, je ne vois plus personne, ni devant ni derrière. J'ai déjà crevé deux fois. Je suis inquiet car je n'ai déjà plus de chambre à air de rechange. En plus, je commence à fatiguer. J'ai bien fait quelques pauses pour remplir mon bidon aux fontaines des villages et manger un peu, mais c'est dur, très dur. Et Moulins est encore loin... Je commence à me demander si je vais arriver jusqu'à Lyon.
Et puis, un peu avant Nevers, j'ai encore crevé à cause d'un mauvais nid de poule. Je n'ai plus de boyau de rechange, plus de rustine. C'est trop injuste. Je vais être obligé d'abandonner. Je dois m'arrêter sur le bord de la route, impuissant. Je ne vois même pas comment je vais pouvoir rentrer à Paris. Enfin si, à pied, en poussant mon vélo... Deux coureurs arrivent. Je note qu'ils ont utilisé eux aussi les chambres à air de rechange que nous enroulons autour de notre torse. Ils passent sans s'arrêter, ni même jeter un regard vers moi.
Je suis assis sur le bord de la route, totalement découragé quand, tout à coup, j'entends un vrombissement au loin. C'est une automobile qui s'approche dans un nuage de poussière. Elle s'arrête à ma hauteur. Deux hommes sont à bord. Le passager est un monsieur très chic, de haute taille. Il s'adresse à moi :
‒ Vous participez au Tour de France ? ‒ Oui, Monsieur.
‒ Appelez moi Jules-Albert. C'est formidable, jeune homme ! C'est sensationnel ! Bravo ! Quel exemple pour la jeunesse ! N'est-ce pas René ? dit- il en s'adressant à son chauffeur, un garçon de mon âge environ.
‒ Sans aucun doute, Monsieur le Comte, répond celui-ci.
Un comte, voilà que je parle à un comte maintenant... Quelle journée ! Le comte reprend : ‒ Mais que faites-vous sur le bord de la route ?
Un petit coup de fatigue ?
J'explique alors au comte ma situation.
‒ René, je suppose que nous avons tout ce qu'il
faut au manoir ?
‒ Tout à fait, Monsieur le Comte.
‒ Parfait ! Jeune homme, vous êtes sans aucun
doute le plus jeune coureur du Tour, vous méritez que l'on vous aide. Montez à bord. J'ai dans mon manoir de quoi vous aidez à poursuivre votre aventure.
‒ Merci Monsieur le Comte.
‒ Allons, allons, appelez moi Jules-Albert. En route René !
Et me voilà donc à bord d'une automobile, avec un comte qui veut que je l'appelle par son prénom... Décidément, quelle journée !
La voiture s'arrête dans la cour d'un magnifique manoir.
‒ Ouvrez-nous la grange René.
‒ Tout de suite, Monsieur.
René ouvre la porte. Là, se trouvent quelques
automobiles et tous les modèles de vélos construits depuis son invention : draisiennes, vélocipèdes... Tout y est.
‒ Alors jeune homme, qu'en pensez-vous ?
‒ C'est incroyable...
‒ Regardez celui-ci, un vélo « La Française »
dernier modèle.
‒ Je le connais, c'est celui de tous les
professionnels du Tour.
‒ Que diriez-vous de me l'emprunter ? Je garde
votre vélo de facteur jusqu'à l'arrivée à Paris. C'est d'accord ?
‒ Je ne sais pas, c'est trop... En plus, c'est le vélo de mon père... Et puis, je ne me suis inscrit que pour la première étape...
‒ Ah bon ? Pourquoi ça ?
‒ Eh bien, c'est ma première course, et je ne pense pas être capable de...
‒ Avez-vous une idée, jeune homme, du nombre de coureurs qui ont déjà abandonné ? Si vous êtes encore en course à cette heure, c'est que vous avez l'étoffe d'un champion. Croyez-moi, vous devez accepter !
Je ne sais pas quoi dire, je meurs d'envie d'accepter bien sûr, mais j'hésite encore. Je jette un oeil vers René qui m'adresse un petit signe de tête comme pour m'encourager à dire oui.
‒ C'est d'accord. Je ne sais pas comment vous remercier, Monsieur le Comte.
‒ Ne le faites pas. Et appelez moi Jules-Albert. C'est à moi que ça fait plaisir. Je vais aux cuisines demander que l'on vous prépare un casse-croûte. René va vous donner des boyaux de rechange et vous vous remettrez en route. Vous avez assez perdu de temps.
Le comte sort de la grange. René me tape sur
l'épaule :
‒ Avec ce vélo, tu vas avoir l'impression de
voler !
‒ Il doit être vraiment riche ton patron pour
avoir toutes ces voitures.
‒ Ah, c'est sûr. Mais les voitures, c'est lui qui les
construit !
‒ Pardon ?
‒ Ben oui, ce monsieur, c'est le Comte de Dion. Il construit des automobiles avec l'ingénieur Bouton. ‒ De Dion-Bouton ! La marque d'automobiles ? ‒ Exactement ! C'est lui qui fournit la voiture suiveuse à l'organisation pour se faire de la publicité. Et c'est moi qui la conduis, je dois récupérer le journaliste Géo Lefèvre à la gare, à
Lyon. Du coup, on se reverra !
René ne mentait pas. Depuis que je suis reparti, j'avance deux fois plus vite en faisant moins d'efforts. La nuit est tombée et j'attaque les montées dont Charles m'avait parlées. Éclairé seulement par la lune, je tombe plusieurs fois. C'est tellement dur ! J'ai terriblement mal aux jambes, au dos, aux bras. J'ai mal partout. Mais je n'abandonnerai pas, plutôt mourir sur la route. Je lutte toute la nuit mais, alors que le jour se lève, je finis par m'endormir dans un champ au bord de la route, dans le col du Pin-Bouchin, une horrible montée de dix kilomètres.