Chapitre 4. "De la mer à la ville rose"
Voilà deux heures que je suis perdu dans cette immense ville. Impossible de retrouver l'hôtel où se sont installés les coureurs. Je finis par descendre de mon vélo pour contempler le port et la mer que je vois pour la première fois. Quelle ville incroyable, avec ces magnifiques bateaux qui viennent du monde entier, ces gens de toutes les couleurs qui parlent toutes les langues ! Mon village et ma campagne me semblent bien loin.
Une jeune fille arrête alors son vélo à côté de moi :
‒ Vous participez au Tour de France cycliste ?
‒ Oui, mais je me suis perdu. J'ai pris trop de retard et je ne trouve plus les organisateurs...
‒ Ils sont dans un hôtel pas très loin.
‒ Auriez-vous la gentillesse de m'indiquer la route ?
‒ J'allais prendre un bain de mer. Que diriez- vous de m'accompagner ? Ensuite, je vous amènerai jusqu'à votre destination.
‒ Me baigner dans la mer ? Mais, je ne sais pas nager !
‒ Alors je vous apprendrai. C'est très simple. On apprend à flotter en quelques minutes. Je m'appelle Adèle.
‒ Moi, c'est Jean.
Je suis dans l'eau, moi qui n'avais encore jamais vu la mer. Adèle ne m'a pas menti. Grâce à ses conseils, je réussis très vite à me déplacer dans l'eau. Flottant tranquillement sur le dos, je sens tous mes muscles se relâcher tandis que nous parlons. Quelle merveilleuse sensation ! Elle m'apprend qu'elle est championne de natation et qu'elle milite avec d'autres femmes pour avoir le droit de participer à des épreuves sportives, comme les jeux Olympiques. Je crois qu'elle me prend pour un professionnel du cyclisme... Ça aussi, c'est une sensation agréable.
J'ai fini par retrouver mes amis du Tour. René et Géo m'apprennent que j'ai quinze heures de retard sur le premier, Hippolyte Aucouturier qui avait abandonné la première étape. Il m'a fallu trente heures pour faire le parcours ! Je suis encore arrivé dernier mais, encore une fois, de nombreux coureurs n'ont pas réussi à finir l'étape. Charles me raconte comment il m'a doublé dans la nuit alors que je zigzaguais sur mon vélo à moitié endormi... Nous nous reposons deux jours dans cette magnifique ville. Je revois Adèle, nous nous promenons ensemble et nous retournons nous baigner. Ces baignades me redonnent de la force. Avant le départ, Adèle et moi nous promettons de nous écrire et j'envoie une carte postale à ma famille pour leur raconter toutes ces formidables aventures.
Le départ de l'étape entre Marseille et Toulouse est donné le 8 juillet. Nous allons faire une route de 423 kilomètres. Le paysage est parfaitement plat, c'est la Plaine de la Crau, mais nous devons affronter un terrible vent de face, le Mistral, qui rend notre progression extrêmement difficile. Pour une fois, je ne roule pas seul. Je fais parti d'un petit peloton de coureurs. Nous nous servons les uns des autres pour nous protéger du vent. Celui qui roule en tête a la position la plus fatigante. Nous dépassons Arles, puis Nîmes avec leurs Arènes romaines. C'est la Via Domitia que nous suivons. On nous dit que certaines parties pavées de la route datent de l'époque Romaine. Montpellier, Sète, Béziers, Narbonne. Notre route suit le bord de mer puis les étangs. Je pense à Adèle, à ma famille aussi. J'aimerais partager toute cette beauté avec eux. Enfin, notre route bifurque à nouveau vers le Nord. L'un des membres de mon groupe nous fait bien rire en disant : « Ça y est les gars, on rentre, on est presque arrivés ! »
À Carcassonne, nous nous arrêtons un long moment au point de contrôle et admirons la vieille ville fortifiée. René est là. Il me donne des nouvelles de la course : il y a eu des soupçons de tricherie. Certains ont peut-être pris des raccourcis et on a même jeté des clous sous les roues des coureurs. Puis, il prend un air sérieux et regarde autour de lui pour être sûr qu'on ne nous écoute pas : « J'ai découvert le secret de Garin ! »
En effet, il y a une chose dont nous parlons tous aux étapes, une chose incroyable, c'est que, depuis le départ, Maurice Garin n'a jamais crevé ! René continue : « Il a été obligé de changer un pneu usé à Montpellier. Je suis passé à ce moment là, avec Géo dans la voiture, et j'ai tout vu : il met des mèches de lampe à pétrole entre le pneu et la chambre à air ! Avec ce solide tissu, il peut rouler même sur des clous sans crever... Ne dit rien à personne, va vite sur la place, il y a une quincaillerie, achète un bon rouleau de mèche, je vais t'aider à l'installer ! »
C'est formidable ! Carcassonne-Toulouse, 100 kilomètres et pas une seule crevaison ! Cette fois, je ne suis pas le dernier. Les autres membres du groupe ont tous crevé à un moment ou à un autre, pas moi. Ils sont loin derrière maintenant ! Merci René !
Nous profitons de deux jours de repos dans la « Ville Rose ». Un soir, un événement nous réunis tous : Géo Lefèvre va utiliser un téléphone pour parler à Henri Desgranges. Nous entendons la voix du directeur du journal l'Auto comme s'il était dans la pièce alors qu'il est à Paris ! C'est tout simplement extraordinaire. Clément Ader, l'un des inventeurs de cette machine, est là. Il habite à Toulouse. C'est cet innovateur génial qui en 1868 a eu l'idée de mettre du caoutchouc à la place des bandes de fer sur les roues des vélocipèdes de l'époque. Actuellement, il essaie de mettre au point une machine volante propulsée par un moteur à vapeur ultra-léger ! Il nous explique que l'armée est très intéressée par son projet et nous invite René, Géo et moi à venir voir son prototype, L'Avion III, surnommé « l'Aquilon ». Charles vient avec nous.
Dans l'atelier de Clément Ader, René parle mécanique avec Monsieur Ader et ses assistants. Charles est fasciné par la machine volante : il ne dit pas un mot mais ses yeux pétillent de plaisir. De mon côté, je repère un appareil photographique magnifique. J'aimerais tellement en posséder un.
L'un des assistants de Monsieur Ader m'explique le fonctionnement. Je comprends facilement « comment » ça marche, mais je ne comprends toujours pas « pourquoi » ça marche.