Chapitre 3. "Je continue"
C'est une vache qui m'a réveillé. Heureusement qu'elle était là sinon je dormirai encore... J'ai rapidement terminé l'ascension du col. Je me suis arrêté au village de Tarare pour manger un peu. Le patron du café a refusé que je paye. Il m'a appris que j'avais une dizaine d'heures de retard sur les premiers. Puis, j'ai commencé la longue descente vers Lyon.
C'est Géo Lefèvre qui m'a accueilli sur la ligne d'arrivée. René, le chauffeur du comte de Dion, était là lui aussi.
‒ Bravo mon garçon, vous êtes le dernier !
‒ Ah bon ? Dernier ?
‒ Oui, félicitations ! Vous avez été extraordinaire ! ‒ Bof, pas tellement...
‒ Pardon, mais vous venez de parcourir 467
kilomètres ! Savez-vous que même Aucouturier n'a pas réussi ? Il a dû abandonner à Lapalisse !
‒ Aucouturier a abandonné ?
‒ Oui mon petit. Maurice Garin a gagné et toi, tu as terminé. Je crois que tu ne réalises pas l'exploit que tu viens d'accomplir.
‒ En fait, je crois que si, maintenant.
J'ai terminé cette course devant Aucouturier ! Un des favoris de l'épreuve, le vainqueur du Paris-Roubaix et de la Bordeaux-Paris ! Je suis tellement heureux que je ne sens plus la fatigue. René m'interpelle :
‒ Alors, je te l'avais bien dit que ce vélo c'était du tonnerre!
‒ Ah ça, tu peux le dire, je crois que sans lui je ne serais jamais arrivé au bout.
‒ Y'a des chances, oui. Tu t'appelles comment au fait ? Moi, c'est René.
‒ Je sais... Je m'appelle Jean.
‒ Alors Jeannot, tu t'arrêtes là ou tu continues jusqu'à Marseille ?
‒ Eh bien... Tu sais, je n'ai jamais vu la mer. Alors, je crois que je vais continuer.
‒ Bravo ! Ça va faire plaisir à mon patron. Je file, je dois amener Géo pour qu'il télégraphie son article.
Je les ai suivis. Moi aussi j'avais un télégramme à envoyer. Deux mots simples qui feraient plaisir à tout le village : « Je continue. »
Le départ de la deuxième étape a été donné de la place Bellecour. En plein centre-ville cette fois. Une foule est venue nous applaudir. Il y avait encore plusieurs photographes. Cet appareil qui capture les images me fascine. J'ai demandé à l'un des photographes comment ça marchait, mais je n'ai pas eu le temps d'écouter sa réponse tellement elle était compliquée.
Direction le Midi de la France maintenant : 374 kilomètres jusqu'à Marseille. Après Saint-Étienne, nous devons passer le Col de la République qui culmine à 1161 mètres. C'est une terrible épreuve et je suis presque heureux de crever car cela me donne une excuse pour faire une pause. Dans la descente, je fais une chute très spectaculaire. « Heureusement » pour moi, j'atterris dans un buisson de ronces qui amortit ma chute et m'évite une grave blessure.
À Valence, je croise Charles au contrôle de course. Il finit sa pause au moment où j'arrive. Nous discutons un instant :
‒ Je croyais que tu t'arrêtais à Lyon ?
‒ J'ai récupéré un vélo fantastique. Du coup, je me sens la force de faire la Grande Boucle.
‒ Aucune chance, mon garçon. Si tu arrives à Bordeaux, ça sera déjà un miracle.
‒ ...
‒ Je t'ai vexé ? Ha Ha ! C'est bien, tu as de l'orgueil, tu arriveras peut-être à Nantes. Et tu as raison, rien ne dit que j'y arriverai moi non plus.
‒ Quand même, toi tu es un professionnel.
‒ Dis-toi bien que ceux de devant ne sont pas humains. Garin vient du Val d'Aoste, des cols comme le Pin-Bouchin, il en avale dix pour aller chercher le pain ! Ha Ha ! Bonne route, bonne chance !
Je l'ai regardé partir avec un groupe de coureurs. J'avais enfin un vrai vélo de course, c'était l'occasion ou jamais de montrer à Charles ce dont j'étais capable. J'ai juste pris le temps de signer la feuille, de remplir mon bidon d'eau et je suis reparti. Au bout d'un long moment, j'ai fini par apercevoir Charles, au loin. C'était comme à Mortagne-au-Perche, quand je le suivais pendant des heures, mais cette fois, j'étais sûr que je finirais par le doubler... Et ce moment est arrivé, à la faveur d'une montée. En le dépassant, je me disais : « Alors, aucune chance de finir le Tour ? Tu en es sûr ? » Et j'ai continué comme ça, en profitant du paysage, avec le Rhône à ma droite et les plateaux du Vercors qui se découpaient à ma gauche dans la brume. Je ne pouvais pas être plus heureux.
Cependant, au fur et à mesure de notre descente vers le sud, la chaleur était de plus en plus écrasante. À chaque contrôle, à chaque fontaine où je m'arrêtais, je craignais de voir Charles revenir sur moi. Puis, la nuit est tombée sans que je ne le revois, ni lui, ni aucun autre coureur. J'ai roulé le plus que je pouvais dans l'obscurité, mais j'ai fini par tomber de nouveau. Je crois que je me suis endormi sur mon vélo. J'ai donc décidé de m'arrêter pour me reposer.
Je ne sais pas combien de temps cela m'a pris de rejoindre Marseille. J'étais tellement épuisé que j'avais perdu toute notion du temps. Tout ce que je sais, c'est que quand je suis arrivé, il n'y avait plus de ligne d'arrivée.
Pas de Géo Lefèvre ou de René pour m'accueillir. Seulement des passants qui vaquaient à leurs occupations sans même me regarder. J'ai demandé à un homme :
‒ Nous sommes bien à Marseille ?
‒ Oui !
‒ Vous savez où est l'arrivée du Tour de France ? ‒ Oh mon pauvre, c'était là, mais ils sont arrivés
hier après midi !
‒ Hier après midi ?
J'étais choqué. L'homme a continué à me parler, mais entre l'épuisement, la déception et son incroyable accent, je n'ai pas compris grand-chose à ce qu'il m'a dit. Par contre, il m'a indiqué une direction en parlant avec les mains et j'ai su que je devais la suivre si je voulais retrouver le peloton et les organisateurs du Tour.