IV. — Le chef des ennemis (1)
— Pauvre gosse, murmura Lupin en relisant le lendemain la lettre de Gilbert. Comme il doit souffrir ?
Du premier jour où il l'avait rencontré, il avait pris de l'affection pour ce grand jeune homme insouciant et joyeux de vivre. Gilbert lui était dévoué jusqu'à se tuer sur un signe du maître. Et Lupin aimait aussi sa franchise, sa belle humeur, sa naïveté, sa figure heureuse.
— Gilbert, lui disait-il souvent, tu es un honnête homme. À ta place, vois-tu, je lâcherais le métier, et je me ferais, pour de bon, honnête homme.
— Après vous patron, répondit Gilbert en riant.
— Tu ne veux pas ?
— Non, patron. Un honnête homme, ça travaille, ça turbine, et moi c'est un goût que j'ai eu peut-être étant gamin, mais qu'on m'a fait passer.
— Qui, on ?
Gilbert se taisait. Il se taisait toujours quand on l'interrogeait sur les premières années de sa vie, et Lupin savait tout au plus qu'il était orphelin depuis son jeune âge et qu'il avait vécu de droite et de gauche, changeant de nom, accrochant son existence aux métiers les plus bizarres. Il y avait là tout un mystère que personne n'avait pu pénétrer, et il ne semblait pas que la justice fût en voie d'y parvenir.
Mais il ne semblait pas non plus que ce mystère fût pour elle une raison de s'attarder. Sous son nom de Gilbert ou sous tel autre nom, elle enverrait aux Assises le complice de Vaucheray et le frapperait avec la même rigueur inflexible.
— Pauvre gosse, répéta Lupin. Si on le poursuit comme ça, c'est bien à cause de moi. Ils ont peur d'une évasion, et ils se hâtent d'arriver au but, au verdict d'abord… et puis à la suppression… Un gamin de vingt ans ! et qui n'a pas tué, qui n'est pas complice du meurtre…
Hélas ! Lupin n'ignorait pas que c'était là chose impossible à prouver, et qu'il devait diriger ses efforts vers un autre point. Mais vers lequel ? Fallait-il renoncer à la piste du bouchon de cristal ?
Il ne put s'y décider. Son unique diversion fut d'aller à Enghien, où demeuraient Grognard et Le Ballu, et de s'assurer qu'ils avaient disparu depuis l'assassinat de la villa Marie-Thérèse. Hors cela, il s'occupa et ne voulut s'occuper que de Daubrecq.
Il refusa même de se livrer à la moindre considération sur les énigmes qui se posaient à lui, sur la trahison de Grognard et Le Ballu, sur leurs rapports avec la dame aux cheveux gris, sur l'espionnage dont il était l'objet, lui, personnellement.
— Silence, Lupin, disait-il, dans la fièvre on raisonne à faux. Donc, tais-toi. Pas de déduction, surtout ! Rien n'est plus bête que de déduire les faits les uns des autres avant d'avoir trouvé un point de départ certain. C'est comme cela que l'on se fiche dedans. Écoute ton instinct. Marche d'après ton intuition, et puisque, en dehors de tout raisonnement, en dehors de toute logique, pourrait-on dire, puisque tu es persuadé que cette affaire tourne autour de ce sacré bouchon, vas-y hardiment. Sus au Daubrecq et à son cristal !
Lupin n'avait pas attendu d'aboutir à ces conclusions pour y conformer ses actes. À l'instant où il les énonçait en lui-même, il se trouvait assis, petit rentier muni d'un cache-nez et d'un vieux pardessus, il se trouvait assis trois jours après la scène du Vaudeville, sur un banc de l'avenue Victor-Hugo, à une distance assez grande du square Lamartine. Selon ses instructions, Victoire devait, chaque matin, à la même heure, passer devant ce banc.
— Oui, se répéta-t-il, le bouchon de cristal, tout est là… Quand je l'aurai…
Victoire arrivait, son panier de provisions sous le bras. Tout de suite il nota son agitation et sa pâleur extraordinaires.
— Qu'y a-t-il ? lui demanda Lupin, en marchant aux côtés de la vieille nourrice.
Elle entra dans un grand magasin d'épicerie où il y avait beaucoup de gens, et, se retournant vers lui :
— Tiens, dit-elle, d'une voix altérée par l'émotion, voilà ce que tu cherches.
Et, tirant un objet de son panier, elle le lui donna. Lupin demeura confondu : il tenait en main le bouchon de cristal.
— Est-ce possible ? est-ce possible ? murmura-t-il, comme si la facilité d'un pareil dénouement l'eût déconcerté.
Mais le fait était là, visible et palpable. À sa forme, à ses proportions, à l'or éteint de ses facettes, il reconnaissait, à ne s'y point tromper, le bouchon de cristal qu'il avait eu déjà sous les yeux. Il n'était point jusqu'à une certaine petite éraflure qu'on ne remarquât sur la tige, et dont il se souvenait parfaitement.
D'ailleurs, si l'objet représentait tous les mêmes caractères, il n'en offrait aucun autre qui semblât nouveau. C'était un bouchon de cristal, voilà tout. Aucune marque réellement spéciale ne le distinguait des autres bouchons. Aucun signe ne s'y trouvait inscrit, aucun chiffre, et, taillé dans un seul bloc, il ne contenait aucune matière étrangère.
— Alors quoi ?
Et Lupin eut la vision subite et profonde de son erreur. Que lui importait de posséder ce bouchon de cristal, s'il en ignorait la valeur ? Ce morceau de verre n'existait pas par lui-même, il ne comptait que par la signification qui s'attachait à lui. Avant de le prendre il fallait savoir. Et qui pouvait même lui assurer que, en le prenant, en le dérobant à Daubrecq, il ne commettait pas une bêtise ?
Question impossible à résoudre, mais qui s'imposait à lui avec une rigueur singulière.
— Pas de gaffes ! se dit-il en rempochant l'objet. Dans cette diable d'affaire, les gaffes sont irréparables.
Il n'avait pas quitté Victoire des yeux. Accompagnée d'un commis, elle allait d'un comptoir à l'autre, parmi la foule des clients. Elle stationna ensuite assez longtemps devant la caisse et passa près de Lupin.
Il ordonna, tout bas :
— Rendez-vous derrière le lycée Janson.
Elle le rejoignit dans une rue peu fréquentée.
— Et si l'on me suit ? dit-elle.
— Non, affirma-t-il. J'ai bien regardé. Écoute-moi. Où as-tu trouvé ce bouchon ?
— Dans le tiroir de sa table de nuit.
— Cependant, nous avons déjà fouillé là.
— Oui, et moi encore hier matin. C'est sans doute qu'il l'y a mis cette nuit.
— Et sans doute aussi qu'il va l'y reprendre, observa Lupin.
— Peut-être bien.
— Et s'il ne l'y trouve plus ?
Victoire parut effrayée.
— Réponds-moi, dit Lupin : s'il ne l'y trouve plus, est-ce toi qu'il accusera du vol ?
— Évidemment…
— Alors, va l'y remettre, et au galop.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle, pourvu qu'il n'ait pas eu le temps de s'en apercevoir. Donne-moi l'objet, vite.
— Tiens, le voici, dit Lupin.
Il chercha dans la poche de son pardessus.
— Eh bien ? fit Victoire la main tendue.
— Eh bien, dit-il au bout d'un instant, il n'y est plus.
— Quoi !
— Ma foi, non, il n'y est plus… on me l'a repris.
Il éclata de rire, et d'un rire qui, cette fois, ne se mêlait d'aucune amertume.
Victoire s'indigna.
— Tu as de la gaieté de reste !… Dans une pareille circonstance !…
— Que veux-tu ? Avoue que c'est vraiment drôle. Ce n'est plus un drame que nous jouons… c'est une féerie, une féerie comme les Pilules du Diable, ou bien le pied de Mouton. Dès que j'aurai quelques semaines de repos, j'écrirai ça… le Bouchon Magique, ou les Mésaventures du pauvre Arsène.
— Enfin, qui te l'a repris ?
— Qu'est-ce que tu chantes !… Il s'est envolé tout seul… Il s'est évanoui dans ma poche… Passez, muscade.
Il poussa doucement la vieille bonne, et, d'un ton plus sérieux :
— Rentre, Victoire, et ne t'inquiète pas. Il est évident qu'on t'avait vu me remettre ce bouchon et qu'on a profité de la bousculade, dans le magasin, pour le cueillir au fond de ma poche. Tout cela prouve que nous sommes surveillés de plus près que je ne pensais, et par des adversaires de premier ordre. Mais, encore une fois, sois tranquille. Les honnêtes gens ont toujours le dernier mot. Tu n'avais rien d'autre à me dire ?
— Si. On est venu, hier soir, pendant que M. Daubrecq était sorti. J'ai vu des lumières qui se reflétaient sur les arbres du jardin.
— La concierge ?
— La concierge n'était pas couchée.
— Alors ce sont les types de la Préfecture ; ils continuent de chercher. À tantôt, Victoire… Tu me feras rentrer…
— Comment ! tu veux…
— Qu'est-ce que je risque ? Ta chambre est au troisième étage. Daubrecq ne se doute de rien.
— Mais les autres ?
— Les autres ? S'ils avaient eu quelque intérêt à me faire mauvais parti, ils l'auraient déjà tenté. Je les gêne, voilà tout. Ils ne me craignent pas. À tantôt, Victoire, sur le coup de cinq heures.
Une surprise encore attendait Lupin. Le soir, sa vieille bonne lui annonça que, ayant ouvert par curiosité le tiroir de la table de nuit, elle y avait retrouvé le bouchon de cristal.
Lupin n'en était plus à s'émouvoir de ces incidents miraculeux. Il se dit simplement :
— Donc on l'y a rapporté. Et la personne qui l'y a rapporté et qui s'introduit dans cet hôtel par des moyens inexplicables, cette personne a jugé comme moi que le bouchon ne devait pas disparaître. Et cependant Daubrecq, lui, qui se sait traqué jusqu'au fond de sa chambre, a de nouveau laissé ce bouchon dans un tiroir, comme s'il n'y attachait aucune importance ! Allez donc vous faire une opinion !…
Si Lupin ne se faisait pas d'opinion, il ne pouvait tout de même pas se soustraire à certains raisonnements, à certaines associations d'idées, qui lui donnaient ce pressentiment confus de lumière que l'on éprouve à l'issue d'un tunnel.
— En l'espèce, il est inévitable, se disait-il, qu'une rencontre prochaine ait lieu entre moi et « les autres ». Dès lors je serai maître de la situation.
Cinq jours s'écoulèrent sans que Lupin relevât le moindre détail. Le sixième jour, Daubrecq eut la visite matinale d'un monsieur, le député Laybach, qui, comme ses collègues, se traîna désespérément à ses pieds, et, en fin de compte, lui remit vingt mille francs.
Deux jours encore, puis une nuit, vers deux heures, Lupin posté sur le palier du second étage, perçut le grincement d'une porte, la porte, il s'en rendit compte, qui faisait communiquer le vestibule avec le jardin. Dans l'ombre, il distingua, ou plutôt il devina la présence de deux personnes qui montèrent l'escalier et s'arrêtèrent au premier devant la chambre de Daubrecq.
Là que firent-elles ? On ne pouvait s'introduire dans cette chambre, puisque Daubrecq, chaque soir, mettait ses verrous. Alors qu'espérait-on ?
Évidemment un travail se pratiquait que Lupin discernait à des bruits sourds de frottement contre la porte. Puis des mots lui parvinrent, à peine chuchotés.
— Ça marche ?
— Oui, parfaitement, mais tout de même il vaut mieux remettre à demain, puisque…
Lupin n'entendit pas la fin de la phrase. Déjà les individus redescendaient à tâtons. La porte se referma, très doucement, puis la grille.
— Tout de même curieux, pensa Lupin. Dans cette maison où Daubrecq dissimule soigneusement ses turpitudes et se défie, non sans raison, des espionnages, tout le monde pénètre comme dans un moulin. Que Victoire me fasse entrer, que la concierge introduise les émissaires de la Préfecture… soit, mais, ces gens-là, qui trahit donc en leur faveur ? Doit-on supposer qu'ils agissent seuls ? Mais quelle hardiesse ! Quelle connaissance des lieux !
L'après-midi, pendant l'absence de Daubrecq, il examina la porte de la chambre au premier étage. Du premier coup d'œil il comprit : un des panneaux du bas, habilement découpé, ne tenait plus que par des pointes invisibles. Les gens qui avaient effectué ce travail étaient donc les mêmes qui avaient opéré chez lui, rue Matignon et rue Chateaubriand.
Il constata également que le travail remontait à une époque antérieure et que, comme chez lui, l'ouverture avait été préparée d'avance en prévision de circonstances favorables ou de nécessité immédiate.
La journée fut courte pour Lupin. Il allait savoir.