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Dracula (Partie 1), Chapitre 1: Journal de Jonathan Harker

Chapitre 1: Journal de Jonathan Harker

Ai quitté Munich à 20h35 le 1er mai, arrive à Vienne le matin prochain ; aurais dû arriver à 6h46, mais le train avait une heure de retard.

1 Buda-Pest me semble être un endroit merveilleux, d'après l'aperçu que j'en ai eu depuis le train, et les quelques pas que j'ai faits dans les rues. Je ne voulais pas trop m'éloigner de la gare, car nous sommes arrivés tard et repartirons autant que possible à l'heure prévue. L'impression que j'ai eue, c'est que nous quittions l'Occident pour entrer en Orient ; le plus à l'ouest de tous les splendides ponts sur le Danube, qui est ici large et profond, nous a conduits dans une contrée où dominent les usages des turcs.

Etant partis à l'heure prévue, nous arrivâmes après la tombée de la nuit à Klausenboug. Je m'y arrêtai pour la nuit, à l'Hôtel Royal. Je dînai (ou plutôt je soupai) d'un poulet au poivre rouge ; c'était très bon mais cela vous donnait une de ces soifs ! (Note – demander la recette pour Mina). J'ai demandé au garçon, qui m'a indiqué qu'ils appelaient cela du Hendl au paprika, et que c'était un plat national, et que je pourrais en trouver partout dans les Carpathes. Mes notions d'allemand me furent très utiles en cette occasion, vraiment sans cela je ne sais pas comment j'aurais pu me débrouiller.

A Londres, j'avais profité de mon temps libre pour me rendre au British Museum, et faire des recherches parmi les livres et les cartes de la bibliothèque sur la Transylvanie. Il m'était venu à l'esprit qu'avoir quelques connaissances sur le pays aurait sans doute son importance lors de mes rapports avec le gentilhomme que j'allais rencontrer là-bas. J'avais constaté que le district qu'il avait mentionné se trouvait à l'extrême est du pays, à la frontière de trois états : la Transylvanie, la Moldavie et la Bucovine, dans les brumes des Carpathes, l'une des régions les plus sauvages et les moins connues d'Europe. Je ne pus trouver sur aucune carte ou aucun document la localisation exacte du château Dracula, car il n'existe pas de carte de ce pays qui soit comparable à nos cartes d'état-major, mais j'ai découvert que Bistritz, le bureau de poste mentionné par le Comte Dracula, est un endroit très connu. Je vais reporter ici quelques-unes de mes notes, cela me permettra de me rafraîchir la mémoire lorsque je raconterai mon voyage à Mina.

La population de la Transylvanie comprend quatre nationalités distinctes : les Saxons au sud, mêlés aux Valaques, qui sont les descendants des anciens Daces, les Magyars à l'ouest, et les Szekelys à l'est et au nord. C'est vers ces derniers que je me dirige, eux qui prétendent descendre des Huns d'Attila. C'est peut-être vrai, car quand les Magyars ont conquis le pays au onzième siècle, ils y ont trouvé les Huns qui y étaient déjà installés. J'ai lu quelque part que toutes les superstitions connues dans le monde se trouvaient rassemblées dans les Carpathes, comme si ce pays était le centre de quelque tourbillon des imaginations ; s'il en est ainsi, mon séjour va être des plus intéressants (note : je dois demander au Comte de tout me raconter à ce sujet).

Je n'ai pas bien dormi ; pourtant mon lit était confortable, mais j'ai fait toutes sortes de rêves étranges. Il y a un chien qui a hurlé toute la nuit sous ma fenêtre, et peut-être cela a-t-il un rapport, ou peut-être est-ce le paprika, car j'ai eu beau boire toute l'eau de ma carafe, j'avais encore soif. A l'approche de l'aube, je me suis endormi, et je fus réveillé par quelqu'un qui frappait à ma porte depuis longtemps ; je pense donc que j'ai dormi très profondément. Pour le petit déjeuner on me servit encore du paprika, et une sorte de porridge de farine de maïs qu'ils appellent « mamaliga », ainsi que des aubergines farcies, un plat vraiment excellent qu'ils nomment « impleta » (note : en obtenir la recette également).

Je dus avaler rapidement mon petit déjeuner, car le train partait juste avant huit heures, ou plutôt, il devait partir à cette heure- là, car, après m'être précipité à la gare à sept heures et demie, je dus attendre dans le wagon pendant plus d'une heure avant qu'il se mette en mouvement. On dirait que plus on va vers l'est, moins les trains sont ponctuels. Qu'est-ce que cela doit être en Chine !

Toute la journée, nous avons cheminé à travers un pays regorgeant de merveilles de toutes sortes. Parfois nous apercevions de petites villes ou des châteaux au sommet de collines escarpées comme on peut en voir dans les vieux missels. Parfois nous suivions des rivières ou des ruisseaux qui devaient, à en juger par les parapets de pierre sur leurs bords, être sujets à d'importantes crues. Il devait falloir de grandes quantité d'eau, et se déplaçant très vite, pour franchir ces protections. A chaque gare nous voyions des gens, parfois nombreux, dans toutes sortes d'accoutrements. Certains ressemblent aux gens que l'on voit chez nous, ou qui viennent de France ou d'Allemagne, avec des vestes courtes, des chapeaux ronds, et des pantalons qu'ils fabriquent eux-mêmes. Mais d'autres offrent un tableau plus pittoresque. Les femmes semblent jolies, mais quand vous les approchez, vous constatez qu'elles ont la taille trop large. Elles portent de grandes manches blanches, et la plupart d'entre elles ont de larges ceintures avec des bandes de tissu flottant autour d'elles comme des robes de ballet, avec bien sûr un jupon en-dessous. Mais les plus étranges sont les Slovaques, plus barbares que les autres, avec leurs chapeaux de cow-boy, leurs larges pantalons blanc cassé, leurs chemises en lin blanc, et leurs énormes ceintures de cuir, de près d'un pied de large, toutes cloutées de cuivre. Ils portent de grandes bottes, et rentrent dedans le bas de leur pantalon. Ils ont de longs cheveux noirs et de grosses moustaches noires. Ils sont très pittoresques, mais pas très engageants. Si je voyageais en diligence, je les aurais immédiatement pris pour une de ces bandes de brigands orientaux. Toutefois, on m'a dit qu'ils étaient inoffensifs et plutôt timides.

Le soleil s'était déjà couché quand nous arrivâmes à Bistritz, qui est un endroit ancien et assez intéressant. Situé pratiquement à la frontière – car la passe de Borgo mène directement en Bucovine – cette ville a eu une existence chaotique, et en porte encore aujourd'hui les stigmates. Il y a cinquante ans, il y eut là une série d'incendies, qui firent de terribles ravages cinq fois de suite. Au tout début du dix-septième siècle, elle subit un siège de trois semaines et perdit 13.000 habitants, les victimes de la famine et de la maladie s'ajoutant à ceux qui furent tués lors des combats.

Le Comte Dracula m'a indiqué que je devais me rendre à l'hôtel de la Couronne d'Or, que j'ai trouvé, à mon vif plaisir, tout à fait démodé, car bien sûr je voulais découvrir autant que possible les coutumes du pays. J'étais visiblement attendu : quand je m'approchai de la porte, je me retrouvai face à une vieille femme très aimable, dans la tenue habituelle des paysannes - des vêtements blancs couverts devant et derrière d'un double tablier coloré, presque trop serré pour la pudeur. Quand je m'approchai elle se courba et dit : « Vous êtes le Monsieur anglais ? » « Oui », répondis-je, « Jonathan Harker. » Elle sourit, et dit quelques mots à un vieil homme en chemise blanche qui l'avait suivie. Celui-ci disparut, mais revint presque immédiatement avec une lettre :

« Mon ami,

« Bienvenue dans les Carpathes. Je suis impatient de vous recevoir. Dormez bien cette nuit. A trois heures demain, la diligence partira pour la Bucovine ; une place vous y est réservée. A la passe de Borgo, ma voiture vous attendra et elle vous mènera jusqu'à moi. J'espère que votre voyage depuis Londres a été agréable, et que vous apprécierez votre séjour dans mon beau pays.

Votre ami, DRACULA. »

4 mai

Je réalisai que le propriétaire avait lui aussi reçu une lettre du Comte, lui demandant de me réserver la meilleure place dans la diligence, mais quand je lui demandai des détails, il sembla plus réticent, et prétendit qu'il ne comprenait pas bien mon allemand. Ce n'était pas vrai, car jusque-là il m'avait toujours parfaitement compris : d'ailleurs il finit par répondre à mes questions. Lui et sa femme, la vieille dame qui m'avait accueilli, échangeaient des regards quelque peu effrayés. Il murmura que l'argent avait été envoyé par lettre, et c'était tout ce qu'il savait. Quand je lui demandai s'il connaissait le Comte Dracula, et s'il pouvait me parler un peu du château, ils se signèrent tous les deux, et, disant qu'ils ne savaient rien du tout, refusèrent de dire un mot de plus. L'heure du départ approchait et je n'avais plus le temps d'interroger quelqu'un d'autre, mais tout cela était bien mystérieux, et fort peu encourageant.

Juste avant que je parte, la vieille dame monta dans ma chambre et me demanda d'un ton hystérique :

« Devez-vous vraiment aller là-bas ? Oh, mein Herr, devez-vous y aller ? » Elle était si excitée qu'elle semblait avoir perdu le peu d'allemand qu'elle connaissait, et le mélangeait avec une autre langue dont j'ignorais tout. Je l'assaillis de questions, en vain. Quand je lui dis que je devais partir tout de suite, et que je m'occupais d'une affaire importante, elle me demanda :

« Savez-vous quel jour nous sommes ? » Je lui répondis que nous étions le 4 mai. Elle secoua la tête et me dit :

« Oh, oui, je sais ! Je sais, mais savez-vous quel jour nous sommes ? » Quand je lui eus répondu que je ne comprenais pas, elle poursuivit :

« C'est la veille de la Saint Georges. Savez-vous que cette nuit, quand l'horloge sonnera minuit, toutes les choses maléfiques règneront sur le monde ? Savez-vous où vous allez, et vers quoi vous allez ? » Elle était visiblement dans une telle détresse que j'essayai de la réconforter, mais sans résultat. Elle finit par se mettre à genoux et par m'implorer de ne pas partir, ou au moins d'attendre un jour ou deux. Tout cela était ridicule, mais je ne me sentais pas à l'aise. Toutefois, mon affaire devait être menée à bien, et rien ne devait interférer avec elle. Je m'efforçai donc de relever la vieille dame et lui dis, avec autant de gravité que j'en étais capable, que je la remerciai, mais que c'était pour moi un devoir impératif, que je devais y aller. Alors elle se releva, sécha ses larmes, puis elle prit le crucifix qu'elle portait autour du cou et me l'offrit. Je ne savais que faire, car élevé dans la religion anglicane, on m'avait appris à considérer de telles choses comme de l'idolâtrie, et pourtant, il me semblait tellement inconvenant d'opposer un refus à une vieille dame si bien intentionnée, et dans un tel état d'esprit ! Elle lut, je crois, le doute sur mon visage, car elle attacha le rosaire à mon cou et me dit : « Pour l'amour de votre mère », puis sortit de la pièce. J'écris cette partie de mon journal tandis que j'attends la diligence, qui, bien sûr, est en retard, et le crucifix est toujours à mon cou. Est-ce dû aux craintes de la vieille dame, aux superstitions du pays, ou au crucifix lui-même, je ne sais pas, mais je ne me sens pas aussi tranquille que d'habitude. Si ce carnet pouvait jamais parvenir à Mina avant moi, alors qu'il lui transmette mes adieux. Voici la diligence !

5 mai

Le château. La pâleur du matin s'est dissipée, et le soleil est haut au-dessus de l'horizon, qui semble découpé, par des arbres ou des collines, je ne saurais le dire, car il est si lointain que grandes et petites choses s'y confondent. Je ne suis pas fatigué, et comme je pourrai me lever demain quand je le voudrai, je vais évidemment écrire jusqu'à ce que je sois gagné par le sommeil. J'ai tellement de choses étranges à raconter, et, de crainte que celui lira ces lignes ne s'imagine que j'ai trop bien dîné avant de quitter Bistritz, je vais en rapporter ici le menu exact. J'ai mangé ce qu'ils appellent un « steak de bandit » - un peu de bacon, des oignons et du boeuf, assaisonné de poivre rouge, ficelé sur des baguettes et rôti au-dessus du feu, comme nous le faisons à Londres avec les abats. Le vin était du Mediasch doré, qui pique singulièrement la langue, ce qui n'est toutefois pas désagréable. J'en bus un ou deux verres, et pas plus.

Quand je me rendis à la diligence, le cocher n'avait pas encore gagné son siège, et je le vis qui discutait avec la propriétaire. Ils parlaient évidemment de moi, car ils me lançaient régulièrement des regards. Certaines des personnes qui étaient assises sur le banc près de la porte – ils donnent à ce type de banc un nom qui veut dire « discuteur » - s'approchaient et écoutaient, puis me regardaient, avec un air de pitié. Je pouvais entendre des mots maintes fois répétés, des mots inintelligibles, car il y avait beaucoup de nationalités différentes. Je sortis donc discrètement mon dictionnaire polyglotte de mon sac, et en cherchai la signification. Je dois dire qu'il n'y avait pas là de quoi m'encourager, car je trouvai Ordog, pour Satan, Pokol, enfer, stregoica, sorcière, et enfin vrolok et vlkoslak, qui ont tous deux le même sens, en Slovaque et en Serbe : loup-garou ou vampire (note : je dois interroger le Comte au sujet de ces superstitions).

Quand nous partîmes, les gens qui se trouvaient près de la porte, beaucoup plus nombreux qu'auparavant, faisaient tous le signe de la croix et pointaient deux doigts vers moi. Avec quelques difficultés, je parvins à faire dire à l'un de mes compagnons de voyage ce que cela signifiait : d'abord il n'avait pas voulu me répondre, mais, apprenant que j'étais anglais, il m'expliqua qu'il s'agissait d'un charme ou d'une protection contre le mauvais oeil. Cela n'était pas très rassurant pour moi, qui me dirigeais vers un lieu inconnu pour y rencontrer un homme inconnu, mais chacun semblait si bien intentionné à mon égard, et se faire tellement de souci pour moi, que je ne pus qu'être touché. Je n'oublierai jamais le dernier regard que je jetai à la cour de l'auberge et à cette foule pittoresque, chacun faisant le signe de la croix sous la grande porte voûtée, devant les lauriers-roses et les orangers dans leurs pots verts rassemblés au centre de la cour. Puis notre cocher, dont la grande

culotte de lin couvrait le siège tout entier (son « gotza », comme ils disent), fit claquer son grand fouet pour lancer au galop ses quatre petits chevaux, attelés de front, et nous commençâmes notre voyage.

J'oubliai bien vite mes peurs irrationnelles face à la beauté des paysages que nous traversions, même si je pense que si j'avais compris la langue, ou plutôt les langues dans lesquelles mes compagnons de voyage discutaient, je n'aurais pas pu me débarrasser aussi vite de mes craintes. Devant nous s'étendait un pays vert et vallonné, couvert de forêts, avec ça et là des collines escarpées, couronnées de bouquets d'arbres ou de fermes, dont le pignon blanc faisait face à la route. Partout les arbres fruitiers fleurissaient – pommiers, pruniers, pêchers et cerisiers – et en passant je pouvais voir l'herbe sous les arbres, couverte de pétales tombés. La route serpentait parmi les vertes collines de ce qu'ils appellent le « Mittel land », se perdant en d'incessants virages parmi les herbes, puis se faufilant entre deux bois de pins qui par endroits descendaient des collines comme des langues de feu. La route était difficile, mais il me semblait que nous volions à une vitesse folle. Je ne pouvais comprendre pourquoi le cocher se précipitait ainsi, mais il avait visiblement l'intention d'arriver à Borgo Prund le plus vite possible. On me dit que cette route était excellente en été, mais qu'elle n'avait pas encore été remise en état après les neiges de l'hiver. A cet égard, elle est différente de la plupart des routes des Carpathes, qui sont fort peu entretenues par tradition : en effet les seigneurs locaux, les Hospodar, ne les entretiennent pas, de crainte que les turcs n'y voient des préparatifs en vue de l'arrivée de troupes étrangères, hâtant ainsi une guerre déjà toujours trop prompte à éclater.

Par-delà les vertes collines du Mittel Land, la forêt s'élevait sur les pentes altières qui constituent les Carpathes elles-mêmes. Les montagnes se dressaient à notre droite et à notre gauche ; le soleil de l'après-midi révélait leurs couleurs splendides, d'un bleu et d'un pourpre profonds à l'ombre des pics, vertes et brunes là où l'herbe et le roc se mêlaient, puis c'était une perspective sans fin de rocs découpés et de pics effilés qui finissaient par se perdre dans le lointain, là où les mont enneigés s'élevaient fièrement. Ça et là, des gouffres s'ouvraient dans les montagnes, et on pouvait y apercevoir, tandis que le soleil se couchait, l'éclat blanc d'une chute d'eau. L'un de mes compagnons toucha mon bras au moment où nous venions de contourner la base d'une colline, nous retrouvant face à un pic vertigineux et couvert de neige, qui semblait nous barrer la route :

« Regardez ! Isten szek ! le trône de Dieu ! » et il se signa avec déférence.

Tandis que nous poursuivions notre chemin sans fin, le soleil baissait de plus en plus, et les ombres du soir commencèrent à se répandre autour de nous. Les sommets enneigés interceptaient les derniers rayons du soleil, et semblaient briller d'une délicate lumière rose. Par endroits, nous dépassions des Tchèques ou des Slovaques, toujours en tenue pittoresque, mais je remarquai avec tristesse que les goitres étaient étrangement fréquents. De nombreuses croix se dressaient le long de la route, et quand nous les dépassions, mes compagnons se signaient. Parfois nous voyions une paysanne ou un paysan agenouillé devant une chapelle, et qui ne se retournait même pas à notre passage, et semblait au contraire absorbé dans une telle ferveur religieuse qu'il n'avait plus d'yeux ni d'oreilles pour le monde terrestre. Beaucoup de choses sont nouvelles pour moi : par exemple, les meules de foin dans les arbres, et par endroits, de très beaux massifs de bouleaux, leurs branches blanches brillant comme de l'argent à travers le vert délicat des feuilles. Parfois nous dépassions une charrette de paysan, avec sa structure toute en longueur comme un serpent, conçue pour épouser les irrégularités de la route. On pouvait être certain d'y trouver assis des paysans avenants, les Tchèques avec leurs peaux de mouton blanches, et les slovaques avec des peaux de mouton teintes de couleurs vives, ces derniers portant leurs longues haches comme si elles eussent été des lances.

Comme la nuit tombait, il commença à faire très froid, et avec le crépuscule l'ombre des arbres, chênes, hêtres et pins sembla fondre dans une même brume enténébrée. Dans les vallées enchâssées entre les parois des montagnes, loin en- dessous de nous qui montions vers le col, les sapins noirs se dressaient par endroits devant les étendues de neige pas encore fondue. Parfois, comme la route s'enfonçait dans les bois de pins qui semblaient dans l'obscurité se refermer sur nous, de grandes masses de brouillard, qui nous masquaient parfois jusqu'aux arbres, produisaient un effet particulièrement étrange et solennel, qui me ramenait aux pensées et aux folles idées qui avaient été les miennes plus tôt dans la soirée : le soleil couchant donne un étrange relief aux nuages fantomatiques qui dans les Carpathes glissent sans fin au fond des vallées. Parfois la pente était si abrupte que, malgré la hâte de notre cocher, les chevaux ne pouvaient progresser que lentement. Je proposais de descendre et de marcher, comme nous le faisons chez nous, mais le cocher ne voulut pas en entendre parler. « Non, non » dit-il, « vous ne devez pas marcher ici, les chiens sont trop féroces. », et il ajoutait, sur le ton de l'humour noir, car il lançait des regards aux autres passagers pour quêter un sourire approbateur : « Et vous en aurez suffisamment d'ici à ce que vous alliez au lit. » La seule pause qu'il s'accorda fut pour allumer ses lampes.

Quand les ténèbres s'épaissirent, les passagers furent gagnés par une certaine excitation, et ils ne cessèrent de parler au cocher, l'un après l'autre, comme pour le presser d'aller plus vite. Il harassait ses chevaux sans pitié de son long fouet, et avec

des cris sauvages, les encourageait à faire toujours plus d'efforts. Puis, à travers les ténèbres, je pus distinguer une lueur grisâtre devant nous, comme s'il y avait une passe dans les rochers. L'excitation des passagers s'accrût encore, la diligence se balançait follement sur ses ressorts de cuir, comme un navire emporté par une tempête. Je devais me tenir fermement. La route finit par s'aplanir, et nous eûmes l'impression de voler. Alors, les montagnes semblèrent se rapprocher des deux côtés et se refermer sur nous : nous entrions dans la passe de Borgo. L'un après l'autre, certains des passagers m'offrirent des présents, qu'ils poussaient vers moi avec un tel sérieux qu'il n'était pas question de les refuser. Ces présents étaient assurément étranges et hétéroclites, mais ils étaient offerts avec de bonnes intentions, accompagnés de mots aimables, d'une bénédiction, et de ces gestes qui révélaient la peur, et que j'avais déjà remarqués devant l'hôtel, à Bistritz – le signe de croix, et le charme contre le mauvais oeil. Puis, tandis que nous filions à vive allure, le cocher se pencha en avant, et les passagers se mirent à regarder attentivement les ténèbres par les portières de la diligence. Il était évident que quelque chose s'était produit, ou était sur le point de se produire, mais j'avais beau interroger mes compagnons de voyage, aucun ne me donna la moindre explication. Cette tension se maintint pendant un certain temps, et enfin nous vîmes la passe s'ouvrir sur le côté est. Il y avait de gros nuages noirs dans le ciel, et l'air était orageux et oppressant. C'était comme si l'atmosphère était différente d'un côté et de l'autre de la montagne, et que nous pénétrions maintenant dans une région plus tempétueuse. Quant à moi, je cherchais maintenant le moyen de transport qui devait me conduire jusqu'au Comte. A chaque instant, je m'attendais à apercevoir la lueur de ses lampes dans l'obscurité, mais tout n'était que ténèbres. Seules nos propres lampes brillaient d'une lueur vacillante, dans laquelle l'haleine de nos chevaux épuisés formait un nuage blanc. Nous pouvions maintenant voir la route sablée qui s'étendait blanche devant nous, mais il n'y avait là aucun véhicule. Les passagers s'enfoncèrent dans leurs sièges avec un air de soulagement, qui semblait railler ma propre déception. Je commençais à me demander ce qu'il convenait de faire, quand le cocher, regardant sa montre, prononça à l'attention des autres passagers des paroles que je pus à peine entendre, tant elles étaient dites à voix basse ; c'était quelque chose comme : « Une heure en avance » ; puis, se tournant vers moi, dans un allemand pire que le mien :

« Il n'y a pas de voiture ici. Mein Herr n'est pas attendu en fin de compte. Il va venir avec nous en Bucovine, et rentrera demain ou le jour suivant. Le jour suivant, c'est mieux. »

Tandis qu'il parlait, les chevaux commencèrent à hennir et à renâcler, si bien qu'il dut les maîtriser. Alors, tandis que les paysans poussaient un cri d'une seule voix et se signaient frénétiquement, une calèche attelée de quatre chevaux arriva derrière nous, nous dépassa, et s'arrêta à côté de la diligence. A la lumière de nos lampes, je vis que les chevaux étaient de splendides bêtes noires comme la nuit. L'homme qui les conduisait était grand, avec une longue barbe brune et un grand chapeau noir, qui nous cachait son visage. Je ne pouvais voir que le reflet de ses yeux brillants, qui me semblèrent presque rouges à la lueur des lampes, quand il se tourna vers nous. Il dit au cocher :

« Vous êtes en avance ce soir, mon ami. »

L'homme répondit en bégayant : « Mein Herr anglais était pressé. » A quoi l'étranger répliqua : « Voilà pourquoi, je suppose, vous vouliez l'emmener en Bucovine. Vous ne pouvez me tromper, mon ami ; j'en sais trop, et mes chevaux sont rapides. » Tandis qu'il parlait, il sourit, et à la lueur des lampes sa bouche semblait cruelle, avec des lèvres très rouges et des dents acérées, blanches comme l'ivoire. Un de mes compagnons murmura à l'oreille de son voisin le vers tiré du « Lenore » de Burger :

« Denn die Todten reiten schnell » « Car les morts marchent vite. »

L'étrange cocher entendit évidemment ces mots, car il le regarda avec un sourire énigmatique. Le passager détourna le regard, tout en tendant deux doigts et en se signant. « Donnez-moi les bagages de mein Herr », reprit le cocher, et, avec une étonnante rapidité, mes valises furent chargées dans la calèche. Celle-ci était juste à côté de la diligence, et une fois que je fus descendu, son conducteur m'aida à monter en me prenant le bras d'une main qui me sembla faite d'acier. Sa force devait être prodigieuse. Sans un mot, il secoua ses rênes ; les chevaux tournèrent, et nous nous enfonçâmes dans les ténèbres de la passe. Me retournant, je vis l'haleine des chevaux éclairée par les lampes, et les visages de mes anciens compagnons de voyage qui se signaient. Alors le cocher fit claquer son fouet et poussa un cri pour lancer ses chevaux, et ils reprirent leur chemin vers la Bucovine. Tandis qu'ils disparaissaient dans la nuit, je ressentis un étrange frisson, et je fus gagné par un sentiment de solitude, mais le cocher jeta un manteau sur mes épaules, plaça une couverture sur mes genoux, et me dit, dans un excellent allemand :

« La nuit est froide, mein Herr, et mon maître le Comte m'a demandé de prendre soin de vous. Il y a un flacon de slivovitz (l'alcool de prune du pays) sous votre siège, si vous en avez besoin. » Je n'en pris pas, mais c'était un soulagement de savoir le flacon à portée de main. J'avais un sentiment d'étrangeté, j'étais même effrayé. Je pense que si j'avais eu une autre solution, je n'aurais pas continué ce voyage incertain dans la nuit. L'attelage fila tout droit à vive allure, puis tourna à un carrefour pour prendre une autre route rectiligne. Il me semblait que nous parcourions encore et toujours la même contrée ; je pris alors un point de repère fixe et pus constater que c'était bien le cas. J'aurais aimé pouvoir demander au cocher la raison de tout ceci, mais j'avais peur de le faire, car je pensais que dans ma position, cela n'aurait aucun effet, s'il avait effectivement l'intention de faire des détours. Au bout d'un moment cependant, j'étais curieux de savoir combien de temps s'était écoulé ; je craquai une allumette pour consulter ma montre : il était presque minuit. Ce fut un choc : je crois que les superstitions habituelles à propos de minuit avaient été renforcées par mes récentes expériences. J'attendais, malade d'angoisse.

Alors un chien se mit à hurler dans une ferme quelque part en contrebas de la route – un long gémissement plaintif, de peur peut-être. Un autre chien lui fit écho, puis encore un autre, et encore, et enfin ce fut comme si un hurlement sauvage et sans fin s'élevait de tout le pays, d'aussi loin que pouvait le concevoir l'imagination à travers les ténèbres, porté par le vent qui soufflait maintenant doucement à travers la passe. Au premier cri, les chevaux commencèrent à se cabrer et à renâcler, mais le cocher leur parler d'un ton rassurant, et ils se calmèrent bientôt, mais ils continuèrent à frissonner et à transpirer comme s'ils venaient de s'enfuir pour échapper à un danger soudain. Alors, dans le lointain, depuis les montagnes des deux côtés de la calèche, commença à se faire entendre un autre hurlement, plus fort et plus perçant – celui des loups. Je fus tenté de sauter de la calèche et de courir, tandis que les chevaux, eux, faisaient de folles ruades, et le cocher eut besoin de toute sa force pour les empêcher de s'emballer. En quelques minutes toutefois, mes oreilles s'habituèrent à ce son, et les chevaux retrouvèrent suffisamment de calme pour que mon compagnon puisse descendre et venir se placer devant eux. Il les caressa, les apaisa, et leur chuchota des mots à l'oreille, comme j'avais entendu que les dresseurs de chevaux savaient le faire, et il fut extraordinairement efficace, car sous ses caresses ils devinrent à nouveau contrôlables, même s'ils tremblaient toujours. Il reprit sa place sur son siège, et, secouant les rênes, lança l'attelage à vive allure. Cette fois, parvenu de l'autre côté de la passe, il prit soudain un chemin étroit et pentu vers la droite.

Bientôt nous nous retrouvâmes entourés d'arbres, qui parfois formaient une arche au-dessus de la route, comme si nous passions dans un tunnel. Puis de nouveau de part et d'autre s'élevèrent de gros rochers. Bien qu'à l'abri, nous pouvions entendre le vent qui se levait, car il gémissait et sifflait entre les pierres, et les branches des arbres s'entrechoquaient. Il se mit à faire encore plus froid, et une fine neige poudreuse commença à tomber : bientôt une pellicule blanche nous recouvrit ainsi que tout ce qui se trouvait autour de nous. Le vent âpre nous apportait toujours le hurlement des chiens, même s'il s'affaiblissait à mesure que nous avancions. Les loups par contre étaient de plus en plus près, comme s'ils nous encerclaient complètement. J'en étais terriblement effrayé, et les chevaux également. Le cocher toutefois ne semblait pas le moins du monde perturbé ; il continuait à tourner la tête de droite et de gauche, mais je ne pouvais rien voir dans les ténèbres.

Soudain, à gauche, j'aperçus une petite flamme bleue vacillante. Le cocher la vit au même moment, et aussitôt il arrêta les chevaux, puis, sautant au sol, il disparut dans l'obscurité. Je ne savais que faire, surtout que le hurlement des loups se faisait de plus en plus proche, mais tandis que je m'interrogeais, l'homme reparut, et, sans un mot, il remonta sur son siège, et nous reprîmes notre route. Je pense que j'ai dû m'endormir, et revivre cet évènement en rêve, car il me sembla se répéter encore et encore. Oui, quand j'y repense maintenant, ce fut comme un horrible cauchemar. A un moment, la flamme bleue fut si proche de la route, que même dans ces épaisses ténèbres, je pus percevoir les mouvements du cocher. Il se dirigea rapidement vers l'endroit d'où jaillissait la flamme – elle devait vraiment être très faible, car elle n'éclairait presque pas autour d'elle – puis, ramassant quelques pierres, il les assembla d'une manière particulière. Alors se produisit un étrange effet d'optique : tandis qu'ils se tenait entre la flamme et moi, cette dernière restait visible, et je continuais à voir tout aussi bien sa lueur spectrale. C'était déconcertant, mais comme cet effet ne fut que momentané, je me dis que mes yeux m'avaient sans doute trompé.

Pendant un temps, nous poursuivîmes notre route dans les ténèbres, sans plus voir de flammes bleues ; mais nous entendions toujours les loups hurler autour de nous, comme s'ils nous encerclaient tout en se déplaçant en même temps que la calèche.

A un moment, le cocher s'arrêta à nouveau et s'absenta plus longtemps qu'il ne l'avait fait auparavant, et durant son absence, les chevaux recommencèrent à trembler, à renâcler et à hennir de terreur. Je n'en voyais pas la cause, car le hurlement des loups venait de cesser, mais juste à ce moment-là, la lune apparut entre deux nuages noirs, derrière la crête dentelée d'une montagne vertigineuse, couvert de pins, et elle me permit de voir autour de nous un cercle de loups ; ils avaient les dents blanches, la langue rouge, des pattes puissantes, et le poil hérissé. Ils étaient cent fois plus terribles dans ce silence sinistre

que quand ils poussaient des hurlements. J'étais paralysé par la peur. On ne peut pas comprendre l'horreur d'une telle situation sans y a voir été réellement confronté.

Soudain les loups se remirent à hurler, comme si le clair de lune avait eu un effet particulier sur eux. Les chevaux ruaient et sautaient sur place, et jetaient autour d'eux des regards désespérés qui faisaient peine à voir, mais cet anneau d'horreur vivante les entourait de toute part, et ils ne pouvaient lui échapper. Je criai au cocher qu'il devait revenir ; et il me semblait que ma seule chance était de tenter de briser le cercle pour lui permettre de revenir. Je criai, et frappai sur la portière, espérant que le bruit ferait fuir les loups de ce côté, pour lui donner une chance de passer. Comment il parvint à me rejoindre, je ne sais, mais j'entendis soudain sa voix s'élever, d'un ton de commandement impérieux, et dirigeant mon regard dans la direction d'où elle provenait, je le vis debout au milieu de la route. Comme il faisait de son long bras le geste de repousser un obstacle invisible, les loups reculaient et se calmaient. Juste à ce moment, un gros nuage vint à passer devant la lune, et tout fut à nouveau plongé dans les ténèbres.

Quand je pus le distinguer à nouveau, il remontait sur la calèche, et les loups avaient disparu. Tout ceci était si étrange et si troublant qu'une peur terrible s'abattit sur moi, et je craignais de parler ou même de bouger. Le temps s'écoula avec une insupportable lenteur tandis que nous continuions notre voyage, dans une obscurité maintenant presque complète, car la lune avait disparu derrière les nuages. Nous montions toujours, avec par moment des rapides descentes, après lesquelles nous reprenions notre ascension. Enfin, je me rendis soudain compte que le cocher arrêtait la calèche dans la cour d'un vaste château en ruines ; aucune lumière n'éclairait ses hautes fenêtres noires, et ses créneaux dessinaient une ligne brisée devant le ciel, à nouveau éclairé par la lune.

Chapitre 1: Journal de Jonathan Harker Kapitel 1: Jonathan Harkers Tagebuch Chapter 1: Jonathan Harker's diary 第1章 ジョナサン・ハーカーの日記 Capítulo 1: O diário de Jonathan Harker Kapitel 1: Jonathan Harkers dagbok

Ai quitté Munich à 20h35 le 1er mai, arrive à Vienne le matin prochain ; aurais dû arriver à 6h46, mais le train avait une heure de retard. Left Munich at 8.35pm on May 1, arriving in Vienna next morning; should have arrived at 6.46am, but the train was an hour late. Salida de Múnich a las 20.35 horas del 1 de mayo, llegada a Viena a la mañana siguiente; debería haber llegado a las 6.46 horas, pero el tren llevaba una hora de retraso. Partiu de Munique às 20h35 do dia 1 de maio, chegando a Viena na manhã seguinte; deveria ter chegado às 6h46, mas o comboio atrasou-se uma hora.

1 Buda-Pest me semble être un endroit merveilleux, d'après l'aperçu que j'en ai eu depuis le train, et les quelques pas que j'ai faits dans les rues. Buda-Pest seems like a wonderful place, from the glimpse I got of it from the train, and the few steps I took in the streets. Buda-Pest parece ser um lugar maravilhoso, pelo vislumbre que tive do comboio e pelos poucos passos que dei nas ruas. Je ne voulais pas trop m'éloigner de la gare, car nous sommes arrivés tard et repartirons autant que possible à l'heure prévue. I didn't want to stray too far from the station, as we arrived late and would be leaving as soon as possible. L'impression que j'ai eue, c'est que nous quittions l'Occident pour entrer en Orient ; le plus à l'ouest de tous les splendides ponts sur le Danube, qui est ici large et profond, nous a conduits dans une contrée où dominent les usages des turcs. The impression I got was that we were leaving the West to enter the East; the most westerly of all the splendid bridges over the Danube, which here is wide and deep, led us into a land dominated by the customs of the Turks.

Etant partis à l'heure prévue, nous arrivâmes après la tombée de la nuit à Klausenboug. Having left on schedule, we arrived in Klausenboug after dark. Je m'y arrêtai pour la nuit, à l'Hôtel Royal. I stopped for the night at the Hôtel Royal. Je dînai (ou plutôt je soupai) d'un poulet au poivre rouge ; c'était très bon mais cela vous donnait une de ces soifs ! I dined (or rather, supped) on chicken with red pepper; it was very good, but it made you thirsty! (Note – demander la recette pour Mina). (Note - ask for the recipe for Mina). J'ai demandé au garçon, qui m'a indiqué qu'ils appelaient cela du Hendl au paprika, et que c'était un plat national, et que je pourrais en trouver partout dans les Carpathes. I asked the waiter, who told me that they called it Hendl au paprika, and that it was a national dish, and that I could find it anywhere in the Carpathians. Mes notions d'allemand me furent très utiles en cette occasion, vraiment sans cela je ne sais pas comment j'aurais pu me débrouiller. My knowledge of German came in very handy on this occasion, without which I really don't know how I would have managed.

A Londres, j'avais profité de mon temps libre pour me rendre au British Museum, et faire des recherches parmi les livres et les cartes de la bibliothèque sur la Transylvanie. In London, I had taken advantage of my free time to visit the British Museum, and research the books and maps on Transylvania in the library. Il m'était venu à l'esprit qu'avoir quelques connaissances sur le pays aurait sans doute son importance lors de mes rapports avec le gentilhomme que j'allais rencontrer là-bas. J'avais constaté que le district qu'il avait mentionné se trouvait à l'extrême est du pays, à la frontière de trois états : la Transylvanie, la Moldavie et la Bucovine, dans les brumes des Carpathes, l'une des régions les plus sauvages et les moins connues d'Europe. Je ne pus trouver sur aucune carte ou aucun document la localisation exacte du château Dracula, car il n'existe pas de carte de ce pays qui soit comparable à nos cartes d'état-major, mais j'ai découvert que Bistritz, le bureau de poste mentionné par le Comte Dracula, est un endroit très connu. Je vais reporter ici quelques-unes de mes notes, cela me permettra de me rafraîchir la mémoire lorsque je raconterai mon voyage à Mina.

La population de la Transylvanie comprend quatre nationalités distinctes : les Saxons au sud, mêlés aux Valaques, qui sont les descendants des anciens Daces, les Magyars à l'ouest, et les Szekelys à l'est et au nord. C'est vers ces derniers que je me dirige, eux qui prétendent descendre des Huns d'Attila. C'est peut-être vrai, car quand les Magyars ont conquis le pays au onzième siècle, ils y ont trouvé les Huns qui y étaient déjà installés. J'ai lu quelque part que toutes les superstitions connues dans le monde se trouvaient rassemblées dans les Carpathes, comme si ce pays était le centre de quelque tourbillon des imaginations ; s'il en est ainsi, mon séjour va être des plus intéressants (note : je dois demander au Comte de tout me raconter à ce sujet).

Je n'ai pas bien dormi ; pourtant mon lit était confortable, mais j'ai fait toutes sortes de rêves étranges. Il y a un chien qui a hurlé toute la nuit sous ma fenêtre, et peut-être cela a-t-il un rapport, ou peut-être est-ce le paprika, car j'ai eu beau boire toute l'eau de ma carafe, j'avais encore soif. A l'approche de l'aube, je me suis endormi, et je fus réveillé par quelqu'un qui frappait à ma porte depuis longtemps ; je pense donc que j'ai dormi très profondément. Pour le petit déjeuner on me servit encore du paprika, et une sorte de porridge de farine de maïs qu'ils appellent « mamaliga », ainsi que des aubergines farcies, un plat vraiment excellent qu'ils nomment « impleta » (note : en obtenir la recette également).

Je dus avaler rapidement mon petit déjeuner, car le train partait juste avant huit heures, ou plutôt, il devait partir à cette heure- là, car, après m'être précipité à la gare à sept heures et demie, je dus attendre dans le wagon pendant plus d'une heure avant qu'il se mette en mouvement. On dirait que plus on va vers l'est, moins les trains sont ponctuels. Qu'est-ce que cela doit être en Chine !

Toute la journée, nous avons cheminé à travers un pays regorgeant de merveilles de toutes sortes. Parfois nous apercevions de petites villes ou des châteaux au sommet de collines escarpées comme on peut en voir dans les vieux missels. Parfois nous suivions des rivières ou des ruisseaux qui devaient, à en juger par les parapets de pierre sur leurs bords, être sujets à d'importantes crues. Sometimes we followed rivers or streams which, judging by the stone parapets on their banks, must have been subject to major flooding. Parfois nous suivions des rivières ou des ruisseaux qui devaient, à en juger par les parapets de pierre sur leurs bords, être sujets à d'importantes crues. Il devait falloir de grandes quantité d'eau, et se déplaçant très vite, pour franchir ces protections. It must have taken large quantities of water, and moving very fast, to get past these protections. A chaque gare nous voyions des gens, parfois nombreux, dans toutes sortes d'accoutrements. Certains ressemblent aux gens que l'on voit chez nous, ou qui viennent de France ou d'Allemagne, avec des vestes courtes, des chapeaux ronds, et des pantalons qu'ils fabriquent eux-mêmes. Mais d'autres offrent un tableau plus pittoresque. Les femmes semblent jolies, mais quand vous les approchez, vous constatez qu'elles ont la taille trop large. Elles portent de grandes manches blanches, et la plupart d'entre elles ont de larges ceintures avec des bandes de tissu flottant autour d'elles comme des robes de ballet, avec bien sûr un jupon en-dessous. Mais les plus étranges sont les Slovaques, plus barbares que les autres, avec leurs chapeaux de cow-boy, leurs larges pantalons blanc cassé, leurs chemises en lin blanc, et leurs énormes ceintures de cuir, de près d'un pied de large, toutes cloutées de cuivre. Ils portent de grandes bottes, et rentrent dedans le bas de leur pantalon. Ils ont de longs cheveux noirs et de grosses moustaches noires. Ils sont très pittoresques, mais pas très engageants. Si je voyageais en diligence, je les aurais immédiatement pris pour une de ces bandes de brigands orientaux. Toutefois, on m'a dit qu'ils étaient inoffensifs et plutôt timides.

Le soleil s'était déjà couché quand nous arrivâmes à Bistritz, qui est un endroit ancien et assez intéressant. Situé pratiquement à la frontière – car la passe de Borgo mène directement en Bucovine – cette ville a eu une existence chaotique, et en porte encore aujourd'hui les stigmates. Il y a cinquante ans, il y eut là une série d'incendies, qui firent de terribles ravages cinq fois de suite. Au tout début du dix-septième siècle, elle subit un siège de trois semaines et perdit 13.000 habitants, les victimes de la famine et de la maladie s'ajoutant à ceux qui furent tués lors des combats.

Le Comte Dracula m'a indiqué que je devais me rendre à l'hôtel de la Couronne d'Or, que j'ai trouvé, à mon vif plaisir, tout à fait démodé, car bien sûr je voulais découvrir autant que possible les coutumes du pays. J'étais visiblement attendu : quand je m'approchai de la porte, je me retrouvai face à une vieille femme très aimable, dans la tenue habituelle des paysannes - des vêtements blancs couverts devant et derrière d'un double tablier coloré, presque trop serré pour la pudeur. Quand je m'approchai elle se courba et dit : « Vous êtes le Monsieur anglais ? » « Oui », répondis-je, « Jonathan Harker. » Elle sourit, et dit quelques mots à un vieil homme en chemise blanche qui l'avait suivie. Celui-ci disparut, mais revint presque immédiatement avec une lettre :

« Mon ami,

« Bienvenue dans les Carpathes. Je suis impatient de vous recevoir. Dormez bien cette nuit. A trois heures demain, la diligence partira pour la Bucovine ; une place vous y est réservée. A la passe de Borgo, ma voiture vous attendra et elle vous mènera jusqu'à moi. J'espère que votre voyage depuis Londres a été agréable, et que vous apprécierez votre séjour dans mon beau pays.

Votre ami, DRACULA. »

4 mai

Je réalisai que le propriétaire avait lui aussi reçu une lettre du Comte, lui demandant de me réserver la meilleure place dans la diligence, mais quand je lui demandai des détails, il sembla plus réticent, et prétendit qu'il ne comprenait pas bien mon allemand. Ce n'était pas vrai, car jusque-là il m'avait toujours parfaitement compris : d'ailleurs il finit par répondre à mes questions. Lui et sa femme, la vieille dame qui m'avait accueilli, échangeaient des regards quelque peu effrayés. Il murmura que l'argent avait été envoyé par lettre, et c'était tout ce qu'il savait. Quand je lui demandai s'il connaissait le Comte Dracula, et s'il pouvait me parler un peu du château, ils se signèrent tous les deux, et, disant qu'ils ne savaient rien du tout, refusèrent de dire un mot de plus. L'heure du départ approchait et je n'avais plus le temps d'interroger quelqu'un d'autre, mais tout cela était bien mystérieux, et fort peu encourageant.

Juste avant que je parte, la vieille dame monta dans ma chambre et me demanda d'un ton hystérique :

« Devez-vous vraiment aller là-bas ? Oh, mein Herr, devez-vous y aller ? » Elle était si excitée qu'elle semblait avoir perdu le peu d'allemand qu'elle connaissait, et le mélangeait avec une autre langue dont j'ignorais tout. Je l'assaillis de questions, en vain. Quand je lui dis que je devais partir tout de suite, et que je m'occupais d'une affaire importante, elle me demanda :

« Savez-vous quel jour nous sommes ? » Je lui répondis que nous étions le 4 mai. Elle secoua la tête et me dit :

« Oh, oui, je sais ! Je sais, mais savez-vous quel jour nous sommes ? » Quand je lui eus répondu que je ne comprenais pas, elle poursuivit :

« C'est la veille de la Saint Georges. Savez-vous que cette nuit, quand l'horloge sonnera minuit, toutes les choses maléfiques règneront sur le monde ? Savez-vous où vous allez, et vers quoi vous allez ? » Elle était visiblement dans une telle détresse que j'essayai de la réconforter, mais sans résultat. Elle finit par se mettre à genoux et par m'implorer de ne pas partir, ou au moins d'attendre un jour ou deux. Tout cela était ridicule, mais je ne me sentais pas à l'aise. Toutefois, mon affaire devait être menée à bien, et rien ne devait interférer avec elle. Je m'efforçai donc de relever la vieille dame et lui dis, avec autant de gravité que j'en étais capable, que je la remerciai, mais que c'était pour moi un devoir impératif, que je devais y aller. Alors elle se releva, sécha ses larmes, puis elle prit le crucifix qu'elle portait autour du cou et me l'offrit. Je ne savais que faire, car élevé dans la religion anglicane, on m'avait appris à considérer de telles choses comme de l'idolâtrie, et pourtant, il me semblait tellement inconvenant d'opposer un refus à une vieille dame si bien intentionnée, et dans un tel état d'esprit ! Elle lut, je crois, le doute sur mon visage, car elle attacha le rosaire à mon cou et me dit : « Pour l'amour de votre mère », puis sortit de la pièce. J'écris cette partie de mon journal tandis que j'attends la diligence, qui, bien sûr, est en retard, et le crucifix est toujours à mon cou. Est-ce dû aux craintes de la vieille dame, aux superstitions du pays, ou au crucifix lui-même, je ne sais pas, mais je ne me sens pas aussi tranquille que d'habitude. Si ce carnet pouvait jamais parvenir à Mina avant moi, alors qu'il lui transmette mes adieux. If this notebook could ever reach Mina before me, then let it convey my farewell. Voici la diligence ! Here's the stagecoach!

5 mai

Le château. La pâleur du matin s'est dissipée, et le soleil est haut au-dessus de l'horizon, qui semble découpé, par des arbres ou des collines, je ne saurais le dire, car il est si lointain que grandes et petites choses s'y confondent. Je ne suis pas fatigué, et comme je pourrai me lever demain quand je le voudrai, je vais évidemment écrire jusqu'à ce que je sois gagné par le sommeil. J'ai tellement de choses étranges à raconter, et, de crainte que celui lira ces lignes ne s'imagine que j'ai trop bien dîné avant de quitter Bistritz, je vais en rapporter ici le menu exact. J'ai mangé ce qu'ils appellent un « steak de bandit » - un peu de bacon, des oignons et du boeuf, assaisonné de poivre rouge, ficelé sur des baguettes et rôti au-dessus du feu, comme nous le faisons à Londres avec les abats. Le vin était du Mediasch doré, qui pique singulièrement la langue, ce qui n'est toutefois pas désagréable. J'en bus un ou deux verres, et pas plus.

Quand je me rendis à la diligence, le cocher n'avait pas encore gagné son siège, et je le vis qui discutait avec la propriétaire. Ils parlaient évidemment de moi, car ils me lançaient régulièrement des regards. Certaines des personnes qui étaient assises sur le banc près de la porte – ils donnent à ce type de banc un nom qui veut dire « discuteur » - s'approchaient et écoutaient, puis me regardaient, avec un air de pitié. Je pouvais entendre des mots maintes fois répétés, des mots inintelligibles, car il y avait beaucoup de nationalités différentes. Je sortis donc discrètement mon dictionnaire polyglotte de mon sac, et en cherchai la signification. Je dois dire qu'il n'y avait pas là de quoi m'encourager, car je trouvai Ordog, pour Satan, Pokol, enfer, stregoica, sorcière, et enfin vrolok et vlkoslak, qui ont tous deux le même sens, en Slovaque et en Serbe : loup-garou ou vampire (note : je dois interroger le Comte au sujet de ces superstitions).

Quand nous partîmes, les gens qui se trouvaient près de la porte, beaucoup plus nombreux qu'auparavant, faisaient tous le signe de la croix et pointaient deux doigts vers moi. Avec quelques difficultés, je parvins à faire dire à l'un de mes compagnons de voyage ce que cela signifiait : d'abord il n'avait pas voulu me répondre, mais, apprenant que j'étais anglais, il m'expliqua qu'il s'agissait d'un charme ou d'une protection contre le mauvais oeil. Cela n'était pas très rassurant pour moi, qui me dirigeais vers un lieu inconnu pour y rencontrer un homme inconnu, mais chacun semblait si bien intentionné à mon égard, et se faire tellement de souci pour moi, que je ne pus qu'être touché. Je n'oublierai jamais le dernier regard que je jetai à la cour de l'auberge et à cette foule pittoresque, chacun faisant le signe de la croix sous la grande porte voûtée, devant les lauriers-roses et les orangers dans leurs pots verts rassemblés au centre de la cour. Puis notre cocher, dont la grande

culotte de lin couvrait le siège tout entier (son « gotza », comme ils disent), fit claquer son grand fouet pour lancer au galop ses quatre petits chevaux, attelés de front, et nous commençâmes notre voyage.

J'oubliai bien vite mes peurs irrationnelles face à la beauté des paysages que nous traversions, même si je pense que si j'avais compris la langue, ou plutôt les langues dans lesquelles mes compagnons de voyage discutaient, je n'aurais pas pu me débarrasser aussi vite de mes craintes. Devant nous s'étendait un pays vert et vallonné, couvert de forêts, avec ça et là des collines escarpées, couronnées de bouquets d'arbres ou de fermes, dont le pignon blanc faisait face à la route. Partout les arbres fruitiers fleurissaient – pommiers, pruniers, pêchers et cerisiers – et en passant je pouvais voir l'herbe sous les arbres, couverte de pétales tombés. La route serpentait parmi les vertes collines de ce qu'ils appellent le « Mittel land », se perdant en d'incessants virages parmi les herbes, puis se faufilant entre deux bois de pins qui par endroits descendaient des collines comme des langues de feu. La route était difficile, mais il me semblait que nous volions à une vitesse folle. Je ne pouvais comprendre pourquoi le cocher se précipitait ainsi, mais il avait visiblement l'intention d'arriver à Borgo Prund le plus vite possible. On me dit que cette route était excellente en été, mais qu'elle n'avait pas encore été remise en état après les neiges de l'hiver. A cet égard, elle est différente de la plupart des routes des Carpathes, qui sont fort peu entretenues par tradition : en effet les seigneurs locaux, les Hospodar, ne les entretiennent pas, de crainte que les turcs n'y voient des préparatifs en vue de l'arrivée de troupes étrangères, hâtant ainsi une guerre déjà toujours trop prompte à éclater.

Par-delà les vertes collines du Mittel Land, la forêt s'élevait sur les pentes altières qui constituent les Carpathes elles-mêmes. Les montagnes se dressaient à notre droite et à notre gauche ; le soleil de l'après-midi révélait leurs couleurs splendides, d'un bleu et d'un pourpre profonds à l'ombre des pics, vertes et brunes là où l'herbe et le roc se mêlaient, puis c'était une perspective sans fin de rocs découpés et de pics effilés qui finissaient par se perdre dans le lointain, là où les mont enneigés s'élevaient fièrement. Ça et là, des gouffres s'ouvraient dans les montagnes, et on pouvait y apercevoir, tandis que le soleil se couchait, l'éclat blanc d'une chute d'eau. L'un de mes compagnons toucha mon bras au moment où nous venions de contourner la base d'une colline, nous retrouvant face à un pic vertigineux et couvert de neige, qui semblait nous barrer la route :

« Regardez ! Isten szek ! le trône de Dieu ! » et il se signa avec déférence.

Tandis que nous poursuivions notre chemin sans fin, le soleil baissait de plus en plus, et les ombres du soir commencèrent à se répandre autour de nous. Les sommets enneigés interceptaient les derniers rayons du soleil, et semblaient briller d'une délicate lumière rose. Par endroits, nous dépassions des Tchèques ou des Slovaques, toujours en tenue pittoresque, mais je remarquai avec tristesse que les goitres étaient étrangement fréquents. De nombreuses croix se dressaient le long de la route, et quand nous les dépassions, mes compagnons se signaient. Parfois nous voyions une paysanne ou un paysan agenouillé devant une chapelle, et qui ne se retournait même pas à notre passage, et semblait au contraire absorbé dans une telle ferveur religieuse qu'il n'avait plus d'yeux ni d'oreilles pour le monde terrestre. Beaucoup de choses sont nouvelles pour moi : par exemple, les meules de foin dans les arbres, et par endroits, de très beaux massifs de bouleaux, leurs branches blanches brillant comme de l'argent à travers le vert délicat des feuilles. Parfois nous dépassions une charrette de paysan, avec sa structure toute en longueur comme un serpent, conçue pour épouser les irrégularités de la route. On pouvait être certain d'y trouver assis des paysans avenants, les Tchèques avec leurs peaux de mouton blanches, et les slovaques avec des peaux de mouton teintes de couleurs vives, ces derniers portant leurs longues haches comme si elles eussent été des lances. You could be sure to find friendly peasants sitting there, the Czechs in their white sheepskins, and the Slovaks in brightly-dyed sheepskins, the latter carrying their long axes as if they were spears.

Comme la nuit tombait, il commença à faire très froid, et avec le crépuscule l'ombre des arbres, chênes, hêtres et pins sembla fondre dans une même brume enténébrée. Dans les vallées enchâssées entre les parois des montagnes, loin en- dessous de nous qui montions vers le col, les sapins noirs se dressaient par endroits devant les étendues de neige pas encore fondue. Parfois, comme la route s'enfonçait dans les bois de pins qui semblaient dans l'obscurité se refermer sur nous, de grandes masses de brouillard, qui nous masquaient parfois jusqu'aux arbres, produisaient un effet particulièrement étrange et solennel, qui me ramenait aux pensées et aux folles idées qui avaient été les miennes plus tôt dans la soirée : le soleil couchant donne un étrange relief aux nuages fantomatiques qui dans les Carpathes glissent sans fin au fond des vallées. Parfois la pente était si abrupte que, malgré la hâte de notre cocher, les chevaux ne pouvaient progresser que lentement. Je proposais de descendre et de marcher, comme nous le faisons chez nous, mais le cocher ne voulut pas en entendre parler. « Non, non » dit-il, « vous ne devez pas marcher ici, les chiens sont trop féroces. », et il ajoutait, sur le ton de l'humour noir, car il lançait des regards aux autres passagers pour quêter un sourire approbateur : « Et vous en aurez suffisamment d'ici à ce que vous alliez au lit. "And you'll have enough by the time you go to bed. » La seule pause qu'il s'accorda fut pour allumer ses lampes.

Quand les ténèbres s'épaissirent, les passagers furent gagnés par une certaine excitation, et ils ne cessèrent de parler au cocher, l'un après l'autre, comme pour le presser d'aller plus vite. Il harassait ses chevaux sans pitié de son long fouet, et avec

des cris sauvages, les encourageait à faire toujours plus d'efforts. Puis, à travers les ténèbres, je pus distinguer une lueur grisâtre devant nous, comme s'il y avait une passe dans les rochers. L'excitation des passagers s'accrût encore, la diligence se balançait follement sur ses ressorts de cuir, comme un navire emporté par une tempête. Je devais me tenir fermement. La route finit par s'aplanir, et nous eûmes l'impression de voler. Alors, les montagnes semblèrent se rapprocher des deux côtés et se refermer sur nous : nous entrions dans la passe de Borgo. L'un après l'autre, certains des passagers m'offrirent des présents, qu'ils poussaient vers moi avec un tel sérieux qu'il n'était pas question de les refuser. Ces présents étaient assurément étranges et hétéroclites, mais ils étaient offerts avec de bonnes intentions, accompagnés de mots aimables, d'une bénédiction, et de ces gestes qui révélaient la peur, et que j'avais déjà remarqués devant l'hôtel, à Bistritz – le signe de croix, et le charme contre le mauvais oeil. Puis, tandis que nous filions à vive allure, le cocher se pencha en avant, et les passagers se mirent à regarder attentivement les ténèbres par les portières de la diligence. Il était évident que quelque chose s'était produit, ou était sur le point de se produire, mais j'avais beau interroger mes compagnons de voyage, aucun ne me donna la moindre explication. Cette tension se maintint pendant un certain temps, et enfin nous vîmes la passe s'ouvrir sur le côté est. Il y avait de gros nuages noirs dans le ciel, et l'air était orageux et oppressant. C'était comme si l'atmosphère était différente d'un côté et de l'autre de la montagne, et que nous pénétrions maintenant dans une région plus tempétueuse. Quant à moi, je cherchais maintenant le moyen de transport qui devait me conduire jusqu'au Comte. A chaque instant, je m'attendais à apercevoir la lueur de ses lampes dans l'obscurité, mais tout n'était que ténèbres. Seules nos propres lampes brillaient d'une lueur vacillante, dans laquelle l'haleine de nos chevaux épuisés formait un nuage blanc. Nous pouvions maintenant voir la route sablée qui s'étendait blanche devant nous, mais il n'y avait là aucun véhicule. Les passagers s'enfoncèrent dans leurs sièges avec un air de soulagement, qui semblait railler ma propre déception. Je commençais à me demander ce qu'il convenait de faire, quand le cocher, regardant sa montre, prononça à l'attention des autres passagers des paroles que je pus à peine entendre, tant elles étaient dites à voix basse ; c'était quelque chose comme : « Une heure en avance » ; puis, se tournant vers moi, dans un allemand pire que le mien :

« Il n'y a pas de voiture ici. Mein Herr n'est pas attendu en fin de compte. Il va venir avec nous en Bucovine, et rentrera demain ou le jour suivant. Le jour suivant, c'est mieux. »

Tandis qu'il parlait, les chevaux commencèrent à hennir et à renâcler, si bien qu'il dut les maîtriser. Alors, tandis que les paysans poussaient un cri d'une seule voix et se signaient frénétiquement, une calèche attelée de quatre chevaux arriva derrière nous, nous dépassa, et s'arrêta à côté de la diligence. Then, as the peasants shouted with one voice and signed frantically, a four-horse carriage came up behind us, overtook us, and stopped beside the stagecoach. A la lumière de nos lampes, je vis que les chevaux étaient de splendides bêtes noires comme la nuit. L'homme qui les conduisait était grand, avec une longue barbe brune et un grand chapeau noir, qui nous cachait son visage. Je ne pouvais voir que le reflet de ses yeux brillants, qui me semblèrent presque rouges à la lueur des lampes, quand il se tourna vers nous. Il dit au cocher :

« Vous êtes en avance ce soir, mon ami. »

L'homme répondit en bégayant : « Mein Herr anglais était pressé. » A quoi l'étranger répliqua : « Voilà pourquoi, je suppose, vous vouliez l'emmener en Bucovine. "To which the stranger replied: "That's why, I suppose, you wanted to take him to Bukovina. Vous ne pouvez me tromper, mon ami ; j'en sais trop, et mes chevaux sont rapides. » Tandis qu'il parlait, il sourit, et à la lueur des lampes sa bouche semblait cruelle, avec des lèvres très rouges et des dents acérées, blanches comme l'ivoire. Un de mes compagnons murmura à l'oreille de son voisin le vers tiré du « Lenore » de Burger :

« Denn die Todten reiten schnell » « Car les morts marchent vite. »

L'étrange cocher entendit évidemment ces mots, car il le regarda avec un sourire énigmatique. Le passager détourna le regard, tout en tendant deux doigts et en se signant. « Donnez-moi les bagages de mein Herr », reprit le cocher, et, avec une étonnante rapidité, mes valises furent chargées dans la calèche. Celle-ci était juste à côté de la diligence, et une fois que je fus descendu, son conducteur m'aida à monter en me prenant le bras d'une main qui me sembla faite d'acier. Sa force devait être prodigieuse. Sans un mot, il secoua ses rênes ; les chevaux tournèrent, et nous nous enfonçâmes dans les ténèbres de la passe. Me retournant, je vis l'haleine des chevaux éclairée par les lampes, et les visages de mes anciens compagnons de voyage qui se signaient. Alors le cocher fit claquer son fouet et poussa un cri pour lancer ses chevaux, et ils reprirent leur chemin vers la Bucovine. Tandis qu'ils disparaissaient dans la nuit, je ressentis un étrange frisson, et je fus gagné par un sentiment de solitude, mais le cocher jeta un manteau sur mes épaules, plaça une couverture sur mes genoux, et me dit, dans un excellent allemand :

« La nuit est froide, mein Herr, et mon maître le Comte m'a demandé de prendre soin de vous. Il y a un flacon de slivovitz (l'alcool de prune du pays) sous votre siège, si vous en avez besoin. » Je n'en pris pas, mais c'était un soulagement de savoir le flacon à portée de main. J'avais un sentiment d'étrangeté, j'étais même effrayé. Je pense que si j'avais eu une autre solution, je n'aurais pas continué ce voyage incertain dans la nuit. L'attelage fila tout droit à vive allure, puis tourna à un carrefour pour prendre une autre route rectiligne. Il me semblait que nous parcourions encore et toujours la même contrée ; je pris alors un point de repère fixe et pus constater que c'était bien le cas. J'aurais aimé pouvoir demander au cocher la raison de tout ceci, mais j'avais peur de le faire, car je pensais que dans ma position, cela n'aurait aucun effet, s'il avait effectivement l'intention de faire des détours. Au bout d'un moment cependant, j'étais curieux de savoir combien de temps s'était écoulé ; je craquai une allumette pour consulter ma montre : il était presque minuit. Ce fut un choc : je crois que les superstitions habituelles à propos de minuit avaient été renforcées par mes récentes expériences. J'attendais, malade d'angoisse.

Alors un chien se mit à hurler dans une ferme quelque part en contrebas de la route – un long gémissement plaintif, de peur peut-être. Un autre chien lui fit écho, puis encore un autre, et encore, et enfin ce fut comme si un hurlement sauvage et sans fin s'élevait de tout le pays, d'aussi loin que pouvait le concevoir l'imagination à travers les ténèbres, porté par le vent qui soufflait maintenant doucement à travers la passe. Another dog echoed him, then another, and another, and finally it was as if a wild, endless howl was rising from all over the country, from as far away as the imagination could conceive through the darkness, carried by the wind that was now blowing gently across the pass. Au premier cri, les chevaux commencèrent à se cabrer et à renâcler, mais le cocher leur parler d'un ton rassurant, et ils se calmèrent bientôt, mais ils continuèrent à frissonner et à transpirer comme s'ils venaient de s'enfuir pour échapper à un danger soudain. Alors, dans le lointain, depuis les montagnes des deux côtés de la calèche, commença à se faire entendre un autre hurlement, plus fort et plus perçant – celui des loups. Je fus tenté de sauter de la calèche et de courir, tandis que les chevaux, eux, faisaient de folles ruades, et le cocher eut besoin de toute sa force pour les empêcher de s'emballer. En quelques minutes toutefois, mes oreilles s'habituèrent à ce son, et les chevaux retrouvèrent suffisamment de calme pour que mon compagnon puisse descendre et venir se placer devant eux. Il les caressa, les apaisa, et leur chuchota des mots à l'oreille, comme j'avais entendu que les dresseurs de chevaux savaient le faire, et il fut extraordinairement efficace, car sous ses caresses ils devinrent à nouveau contrôlables, même s'ils tremblaient toujours. Il reprit sa place sur son siège, et, secouant les rênes, lança l'attelage à vive allure. Cette fois, parvenu de l'autre côté de la passe, il prit soudain un chemin étroit et pentu vers la droite.

Bientôt nous nous retrouvâmes entourés d'arbres, qui parfois formaient une arche au-dessus de la route, comme si nous passions dans un tunnel. Puis de nouveau de part et d'autre s'élevèrent de gros rochers. Bien qu'à l'abri, nous pouvions entendre le vent qui se levait, car il gémissait et sifflait entre les pierres, et les branches des arbres s'entrechoquaient. Il se mit à faire encore plus froid, et une fine neige poudreuse commença à tomber : bientôt une pellicule blanche nous recouvrit ainsi que tout ce qui se trouvait autour de nous. Le vent âpre nous apportait toujours le hurlement des chiens, même s'il s'affaiblissait à mesure que nous avancions. Les loups par contre étaient de plus en plus près, comme s'ils nous encerclaient complètement. J'en étais terriblement effrayé, et les chevaux également. Le cocher toutefois ne semblait pas le moins du monde perturbé ; il continuait à tourner la tête de droite et de gauche, mais je ne pouvais rien voir dans les ténèbres.

Soudain, à gauche, j'aperçus une petite flamme bleue vacillante. Le cocher la vit au même moment, et aussitôt il arrêta les chevaux, puis, sautant au sol, il disparut dans l'obscurité. Je ne savais que faire, surtout que le hurlement des loups se faisait de plus en plus proche, mais tandis que je m'interrogeais, l'homme reparut, et, sans un mot, il remonta sur son siège, et nous reprîmes notre route. Je pense que j'ai dû m'endormir, et revivre cet évènement en rêve, car il me sembla se répéter encore et encore. Oui, quand j'y repense maintenant, ce fut comme un horrible cauchemar. A un moment, la flamme bleue fut si proche de la route, que même dans ces épaisses ténèbres, je pus percevoir les mouvements du cocher. Il se dirigea rapidement vers l'endroit d'où jaillissait la flamme – elle devait vraiment être très faible, car elle n'éclairait presque pas autour d'elle – puis, ramassant quelques pierres, il les assembla d'une manière particulière. He quickly made his way over to where the flame was coming from - it must have been very dim indeed, for it hardly lit up anything around it - then, picking up a few stones, he assembled them in a peculiar way. Alors se produisit un étrange effet d'optique : tandis qu'ils se tenait entre la flamme et moi, cette dernière restait visible, et je continuais à voir tout aussi bien sa lueur spectrale. Then a strange optical effect occurred: as they stood between me and the flame, the latter remained visible, and I continued to see its spectral glow just as well. C'était déconcertant, mais comme cet effet ne fut que momentané, je me dis que mes yeux m'avaient sans doute trompé.

Pendant un temps, nous poursuivîmes notre route dans les ténèbres, sans plus voir de flammes bleues ; mais nous entendions toujours les loups hurler autour de nous, comme s'ils nous encerclaient tout en se déplaçant en même temps que la calèche. For a while, we drove on in the darkness, no longer seeing any blue flames; but we could still hear the wolves howling around us, as if they were encircling us while moving along with the carriage.

A un moment, le cocher s'arrêta à nouveau et s'absenta plus longtemps qu'il ne l'avait fait auparavant, et durant son absence, les chevaux recommencèrent à trembler, à renâcler et à hennir de terreur. Je n'en voyais pas la cause, car le hurlement des loups venait de cesser, mais juste à ce moment-là, la lune apparut entre deux nuages noirs, derrière la crête dentelée d'une montagne vertigineuse, couvert de pins, et elle me permit de voir autour de nous un cercle de loups ; ils avaient les dents blanches, la langue rouge, des pattes puissantes, et le poil hérissé. Ils étaient cent fois plus terribles dans ce silence sinistre

que quand ils poussaient des hurlements. J'étais paralysé par la peur. On ne peut pas comprendre l'horreur d'une telle situation sans y a voir été réellement confronté.

Soudain les loups se remirent à hurler, comme si le clair de lune avait eu un effet particulier sur eux. Les chevaux ruaient et sautaient sur place, et jetaient autour d'eux des regards désespérés qui faisaient peine à voir, mais cet anneau d'horreur vivante les entourait de toute part, et ils ne pouvaient lui échapper. The horses ran and jumped on the spot, and cast desperate glances around them that were painful to see, but this ring of living horror surrounded them on all sides, and they couldn't escape it. Je criai au cocher qu'il devait revenir ; et il me semblait que ma seule chance était de tenter de briser le cercle pour lui permettre de revenir. Je criai, et frappai sur la portière, espérant que le bruit ferait fuir les loups de ce côté, pour lui donner une chance de passer. Comment il parvint à me rejoindre, je ne sais, mais j'entendis soudain sa voix s'élever, d'un ton de commandement impérieux, et dirigeant mon regard dans la direction d'où elle provenait, je le vis debout au milieu de la route. Comme il faisait de son long bras le geste de repousser un obstacle invisible, les loups reculaient et se calmaient. Juste à ce moment, un gros nuage vint à passer devant la lune, et tout fut à nouveau plongé dans les ténèbres.

Quand je pus le distinguer à nouveau, il remontait sur la calèche, et les loups avaient disparu. Tout ceci était si étrange et si troublant qu'une peur terrible s'abattit sur moi, et je craignais de parler ou même de bouger. Le temps s'écoula avec une insupportable lenteur tandis que nous continuions notre voyage, dans une obscurité maintenant presque complète, car la lune avait disparu derrière les nuages. Nous montions toujours, avec par moment des rapides descentes, après lesquelles nous reprenions notre ascension. Enfin, je me rendis soudain compte que le cocher arrêtait la calèche dans la cour d'un vaste château en ruines ; aucune lumière n'éclairait ses hautes fenêtres noires, et ses créneaux dessinaient une ligne brisée devant le ciel, à nouveau éclairé par la lune.