Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (1)
Mes chers camarades, bien le bonjour ! On n'y pense pas forcément tous les jours,
mais je pense que nous tomberons d'accord
pour dire que quand il s'agit de passer sur une table d'opération pour une raison X ou Y,
on est tous bien contents de pouvoir compter sur deux choses.
La première, c'est l'anesthésie. C'est tout de même beaucoup plus délicat d'être conscient
quand on fait découper le bide au scalpel. La deuxième, c'est le savoir-faire du chirurgien.
Personne, absolument personne n'a envie de se dire que le monsieur ou la dame qui est
en train de lui charcuter les tripes n'a strictement aucune idée de ce
qu'il est en train de faire. Mais pour que la médecine actuelle en
soit arrivée au niveau qu'on connaît, ça n'a pas franchement été un long fleuve tranquille.
Avant de pouvoir réaliser les petites merveilles dont ils sont capables aujourd'hui, les
chirurgiens ont eu besoin de quelques millénaires d'entraînement parce que… Ben
parce que c'est compliqué, le fonctionnement du corps humain.
Et pour ça, il n'y a pas 50 manières de procéder. La meilleure façon de s'entraîner
pour tripatouiller dans des gens vivants, ça a toujours été de s'exercer sur des gens morts.
Autrement dit, l'étude de l'anatomie humaine est assez essentielle pour
comprendre comment réparer, soulager et soigner les vivants.
Mais ça, ça n'a pas toujours été une évidence. Au cours de l'histoire, vous ne pouvez pas
imaginer le nombre de tabous qui font qu'il n'a jamais été très facile de débarquer chez les
gens en expliquant que « HEEEY BONJOUR, j'ai appris que Papi Robert venait de passer
l'arme à gauche, ça vous dirait de me refiler son cadavre ? Ce serait pour lui découper le
gras du jambon et essayer de comprendre comment ça marche ! »
Qu'on soit clair, vous pouvez essayer de présenter les choses comme ça aux gens, mais je
pense pas qu'ils soient hyper chaud.... Et pour le coup ça se comprend pour toute
une série de tabous sociaux ou religieux. Ça varie évidemment d'une époque à une autre
et d'une civilisation à une autre, mais personne n'envisage vraiment de gaieté
de cœur l'idée de laisser le corps d'un proche à la science. Même aujourd'hui,
c'est souvent une décision personnelle, qu'on prend avant sa propre mort, en âme et conscience.
Mais le problème c'est qu'il y a une tension entre deux phénomènes. D'un côté, tout le
monde répugne à laisser des inconnus récupérer un corps pour s'entraîner à la
dissection et à la chirurgie. De l'autre, il y a un intérêt évident à ce que des médecins
soient capables de se former correctement. En gros, la dissection et l'anatomie,
on peut trouver ça franchement dégueulasse à titre personnel. Mais le jour où on rentre du ski avec
un tibia qui vous sort de la jambe à 90°, on est d'un seul coup vachement content de tomber
sur un toubib qui sait à peu près comment remettre tout ça en place.
Ce paradoxe, chaque société l'a affronté à sa façon.
Des traces d'opérations chirurgicales, les archéologues en ont retrouvé très tôt. On
sait par exemple qu'au Néolithique, on pratiquait déjà des trépanations. Et ça
marchait : une partie des crânes qu'on a retrouvé avec des trous dedans avaient
survécu à l'opération. On se doute aussi que les embaumeurs égyptiens devaient s'y
connaître un peu, pour réussir à enlever tout ce qui pouvait fuire dans une momie.
Je vous passe les détails, mais par exemple, c'est un peu technique de faire passer le
cerveau de quelqu'un à travers ses propres narines, y a toute une technique avec des
crochets et … Bref. Mais la première trace d'une école
spécialement conçue pour former des étudiants à l'anatomie, du moins dans le monde occidental,
c'est justement en Égypte que ça se passe, du côté d'Alexandrie au 3e
siècle avant notre ère. Autour de l'espèce d'immense complexe universitaire qu'était
la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, des médecins comme Hérophile ou Érasistrate ont
pratiqué des dissections et donné des cours d'anatomie à des étudiants
venus de tout le monde méditerranéen. Et quand même vachement bien non ? Bon,
ça aurait été mieux si tout se savoir ne s'était pas perdu ensuite...
Dans l'Empire romain, par exemple, la dissection était mal acceptée, et même
carrément interdite par le droit romain. Même un médecin célèbre comme Galien
galérait pour étudier l'anatomie. Il n'avait que deux solutions : soit l'observation des
gladiateurs blessés, soit la dissection d'animaux de grande taille comme des porcs
ou des macaques, en partant du principe que ça ressemble un peu.
Dans le monde médiéval, ça n'est pas beaucoup arrangé. Oh, on a sans doute
pratiqué des dissections, mais sous le manteau. La clandestinité règne, même si
contrairement à une idée reçue, aucune des trois grandes religions monothéistes n'a
jamais formellement et totalement interdit la pratique de l'anatomie.
Mais socialement, c'est en général considéré comme une atteinte insupportable aux
morts, un tabou qu'il est très difficile de casser. Et ça, ça va rester longtemps, même
quand on va commencer à voir émerger les premières universités médiévales, à partir
du 13e siècle. Les premières dissections dans le cadre d'un enseignement médical,
ça commence à Bologne, en Italie, puis en France, à Montpellier, vers 1340. Mais il
faut attendre la Renaissance et la naissance en Wallonie de l'anatomiste André
Vésale, au début du 16e siècle, pour voir naître une véritable science anatomique.
Mais même là, même lorsqu'il existe un cadre légal à la dissection, les étudiants en
médecine et leurs professeurs se heurtent à un sérieux problème : le manque de corps.
Dit autrement, ça manque de viande.
Pourquoi ? Tout bêtement parce que les tabous religieux et sociaux sont toujours là : au 16
ou au 17e siècle, il ne viendrait à l'idée de personne ou presque de donner son corps à la
science. La seule solution, ça consistait donc à taper dans un stock un peu particulier : celui
des condamnés à mort à qui personne ne demande franchement leur avis.
Et d'accord, c'est pratique et ça dépanne, mais ça pose un certain nombre de problème.
D'abord, ça concerne surtout des corps masculins. Ensuite, les cadavres sont rarement en bon état,
parce que les condamnés à mort ont rarement vécu dans un confort bourgeois,
au cours des semaines qui ont précédé leur exécution. Les conditions d'incarcération sont
misérables et leurs corps, qui ont parfois été torturés, sont souvent abimés et amaigris.
Enfin, le dernier problème tient au fait que le supplice lui-même peut encore en rajouter une
couche. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de comprendre quelque chose en
regardant à l'intérieur d'un monsieur qui vient de se faire rouer à grands coups de barre de
fer sur tout le corps, mais je ne suis pas sûr qu'il reste grand-chose à regarder.
Bref : les étudiants en médecine sont confrontés à un sacré problème de pénurie.
Heureusement, dans ce genre de cas, on peut toujours compter sur des petits malins
qui ont le sens de l'initiative et du commerce. Des gens qui ne rechignent pas à faire
la sale besogne et à aller farfouiller dans les cimetières pour regarder si par hasard, il
n'y aurait pas une tombe bien fraîche. Et ça a sans doute toujours existé, tout
simplement parce qu'il y a de la demande. Mais jamais, au grand jamais, personne n'a
fait aussi fort qu'en Angleterre du 18ème et du 19e siècle. Jamais encore le trafic de cadavres
n'était devenu un business à part entière, avec ses petites PME parfaitement organisées
pour répondre à la demande, en l'occurrence celle des anatomistes, des chirurgiens
et des étudiants en médecine. Bienvenue au temps des résurrectionnistes,
des profanateurs de sépultures et des body snatchers, autrement dit des arracheurs de cadavres
Quand je vous parle de business, on peut difficilement employer un autre mot vous allez le voir !
Pendant près d'un siècle, du milieu du 18e
siècle aux années 1830, l'Angleterre est devenue LE pays du trafic de cadavres, LE pays où on ne
savait jamais vraiment ce qui allait arriver à sa propre dépouille, une fois passée la Faucheuse.
Impossible d'être tranquille, tout ça parce qu'il était toujours possible que des bandes parfois
très bien organisés débarquent la nuit dans votre petit cimetière, dégagent joyeusement la
terre au-dessus de votre sépulture et défoncent votre cercueil, avant de flanquer votre
dépouille dans une brouette, direction l'école de médecine du coin.
Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut donner deux ou trois éléments de
contexte. Vers 1750,
les progrès de la science en général et de la médecine en particulier sont
impressionnants. A cette époque, on commence enfin à dépasser l'héritage de
l'Antiquité pour aller plus loin, comprendre de façon beaucoup plus fine comment
fonctionne le corps humain. Et en Angleterre comme partout en Europe, la carrière
médicale attire de plus en plus de jeunes gens. Pendant des décennies, ils sont allés se former
en Italie, par exemple à Padoue, ou aux Pays-Bas, là où on trouve les
universités les plus réputées. Mais une fois devenus médecins ou chirurgiens, ils sont
revenus exercer en Angleterre et petit à petit, on a commencé à voir émerger des
formations, des universités, des collèges et des académies de médecine dans tout le royaume.
Et ça, ça veut dire qu'on a besoin de corps. Et en Angleterre, comme ailleurs, la seule
source d'approvisionnement officielle, ce sont les condamnés à mort.
La bonne nouvelle, c'est que le pays dispose depuis 1688 de ce qui est sûrement l'un
des codes pénaux les plus sévères au monde, tellement brutal qu'on l'a surnommé le
Bloody Code, le Code Sanglant. C'est bien simple, il est tellement dur que la peine de
mort s'applique dans plus de 160 cas possibles, y compris de simples vols à l'étalage.
Bref, les bourreaux ont du boulot et ça permet de répondre à une partie de la
demande. C'est même encore mieux à partir de 1752,
l'année où le Murder Act entre en vigueur sous Georges II. C'est une loi qui durcit
encore la législation contre les meurtriers. En gros, le roi estime que la meilleure manière
de décourager les assassins consiste à les priver d'un enterrement classique.
La loi ne leur laisse plus que deux possibilités, laissées à la libre appréciation des juges. Soit
on laisse pendre leur cadavre à un carrefour jusqu'à ce qu'il soit complètement décomposé,
histoire de bien faire comprendre à la population que c'est vraiment vilain de tuer des gens,
soit on refile le bébé, enfin plutôt le cadavre, aux anatomistes.
Et là où c'est drôle, c'est qu'aujourd'hui, ce serait plutôt la première option qui choque.
Laisser pendouiller un cadavre en putréfaction jusqu'à ce que tous les corbeaux du secteur
aient fini de se faire un petit gueuleton, c'est un peu macabre. Et pourtant au 18e siècle,
c'est la deuxième qui est la plus effrayante. On trouve dans les archives pas mal de
lettres de recours de condamnés, complètement affolés à l'idée qu'on
les envoie se faire découper sur la table de dissection d'une des écoles d'anatomie qui se
multiplient comme des petits pains à Londres, à Liverpool et un peu
partout dans les grandes villes du pays. Beaucoup craignent non pas pour leurs corps,
vu que ça, c'est en passe d'être réglé à très court terme, mais plutôt pour leur
âme. Au moment du Jugement dernier, comment espérer le pardon de Dieu,
comment atteindre le royaume des cieux si votre cadavre a été découpé et dispersé au point que
Jésus lui-même n'y retrouverait pas ses petits ?
Bon, reste un constat : même si la justice de Sa Majesté ne fait pas dans la dentelle, on ne
peut quand même pas pendre la moitié de l'Angleterre.
Même si pour beaucoup de Français qui ont un peu de rancoeur vis à vis des quelques
conflits qui nous ont opposé, c'est tentant... Avec la multiplication des académies de médecine
publiques ou privées entre la fin du 17e et le début du 18e siècle,
on se retrouve face à une énorme pénurie de corps. Rien qu'à Londres, on comptait 1000 étudiants