VI. — La peine de mort (2)
Je voyais bien qu'entre la police et Mme Mergy il y avait un troisième larron qui essayait de se faufiler… Alors, peu à peu, avec des mots échappés à la concierge, en observant les allées et venues de la cuisinière, en prenant sur elle des renseignements aux bonnes sources, j'ai commencé à comprendre. Et puis, l'autre nuit, ce fut le coup de lumière. Quoique endormi, j'entendais le tapage dans l'hôtel. J'ai pu reconstituer l'affaire, j'ai pu suivre la trace de Mme Mergy jusqu'à la rue Chateaubriand d'abord, ensuite jusqu'à Saint-Germain… Et puis… et puis, j'ai rapproché les faits… le cambriolage d'Enghien… l'arrestation de Gilbert… le traité d'alliance inévitable entre la mère éplorée et le chef de la bande… la vieille nourrice installée comme cuisinière, tout ce monde entrant chez moi par les portes ou par les fenêtres… J'étais fixé. Maître Lupin reniflait autour du pot aux roses. L'odeur des vingt-sept l'attirait. Il n'y avait plus qu'à attendre sa visite. L'heure est arrivée. Bonjour, maître Lupin.
Daubrecq fit une pause. Il avait débité son discours avec la satisfaction visible d'un homme qui a le droit de prétendre à l'estime des amateurs les plus difficiles. Lupin se taisant, il tira sa montre.
— Eh ! eh ! plus que vingt-trois minutes ! Comme le temps marche ! si ça continue, on n'aura pas le loisir de s'expliquer.
Et, s'approchant encore de Lupin :
— Tout de même, ça me fait de la peine. Je croyais Lupin un autre monsieur. Alors, au premier adversaire un peu sérieux, le colosse s'effondre ? Pauvre jeune homme… Un verre d'eau pour nous remettre ?…
Lupin n'eut pas un mot, pas un geste d'agacement. Avec un flegme parfait, avec une précision de mouvements qui indiquait sa maîtrise absolue et la netteté du plan de conduite qu'il avait adopté, il écarta doucement Daubrecq, s'avança vers la table et, à son tour, saisit le cornet du téléphone.
Il demanda :
— S'il vous plaît, mademoiselle, le 565-34.
Ayant obtenu le numéro, il dit d'une voix lente, en détachant chacune des syllabes :
— Allô… Je suis rue Chateaubriand… C'est toi, Achille ?… Oui, c'est moi, le patron… Écoute-moi bien Achille… Il faut quitter l'appartement. Allô… Oui ; tout de suite… La police doit venir d'ici quelques minutes… Mais non, mais non, ne t'effare pas… Tu as le temps. Seulement, fais ce que je te dis. Ta valise est toujours prête ?… Parfait. Et l'un des casiers est resté vide, comme je te l'ai dit ? Parfait. Eh bien, va dans ma chambre, mets-toi face à la cheminée. De la main gauche, appuie sur la petite rosace sculptée qui orne la plaque de marbre, sur le devant, au milieu ; et de la main droite, sur le dessus de la cheminée. Tu trouveras là comme un tiroir, et dans ce tiroir, deux cassettes. Fais attention. L'une d'elles contient tous nos papiers, l'autre des billets de banque et des bijoux. Tu les mettras toutes les deux dans le casier vide de la valise. Tu prendras la valise à la main, et tu viendras à pied, très vite, jusqu'au coin de l'avenue Victor-Hugo et de l'avenue de Montespan. L'auto est là, avec Victoire. Je vous y rejoindrai… Quoi ? mes vêtements ? mes bibelots ? Laisse donc tout ça, et file au plus vite. À tout à l'heure.
Tranquillement, Lupin repoussa le téléphone. Puis il saisit Daubrecq par le bras, le fit asseoir sur une chaise voisine de la sienne, et lui dit :
— Et maintenant, écoute-moi.
— Oh ! oh ! ricana le député, on se tutoie.
— Oui, je te le permets, déclara Lupin.
Et comme Daubrecq, dont il n'avait pas lâché le bras, se dégageait avec une certaine méfiance, il prononça :
— Non, n'aie pas peur. On ne se battra pas. Nous n'avons rien à gagner ni l'un ni l'autre à nous démolir. Un coup de couteau ? Pourquoi faire ? Non.
Des mots, rien que des mots. Mais des mots qui portent. Voici les miens. Ils sont catégoriques. Réponds de même, sans réfléchir. Ça vaut mieux. L'enfant ?
— Je l'ai.
— Rends-le…
— Non.
— Mme Mergy se tuera.
— Non.
— Je te dis que si.
— J'affirme que non.
— Cependant elle l'a déjà tenté.
— C'est justement pour cela qu'elle ne le tentera plus.
— Alors ?
— Non.
Lupin reprit, après un instant :
— Je m'y attendais. De même, je pensais bien, en venant ici, que tu ne couperais pas dans l'histoire du docteur Vernes et qu'il me faudrait employer d'autres moyens.
— Ceux de Lupin.
— Tu l'as dit. J'étais résolu à me démasquer. Tu l'as fait toi-même. Bravo. Mais ça ne change rien à mes projets.
— Parle.
Lupin sortit d'un carnet une double feuille de papier ministre, qu'il déplia et tendit à Daubrecq en disant :
— Voici l'inventaire exact et détaillé, avec numéros d'ordre, des objets qui furent enlevés par mes amis et moi dans ta villa Marie-Thérèse, sise sur les bords du lac d'Enghien. Il y a, comme tu vois, cent treize numéros. Sur ces cent treize objets, il y en a soixante-huit, ceux dont les numéros sont marqués d'une croix rouge, qui ont été vendus et expédiés en Amérique. Les autres, au nombre, par conséquent, de quarante-cinq, restent en ma possession jusqu'à nouvel ordre. Ce sont d'ailleurs les plus beaux. Je te les offre contre la remise immédiate de l'enfant.
Daubrecq ne put retenir un mouvement de surprise.
— Oh ! oh ! fit-il, comme il faut que tu y tiennes !
— Infiniment, dit Lupin, car je suis persuadé qu'une absence plus longue de son fils, c'est la mort pour Mme Mergy.
— Et cela te bouleverse, Don Juan ?
— Quoi ?
Lupin se planta devant lui et répéta :
— Quoi ?
Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Rien… rien… une idée… Clarisse Mergy est encore jeune, jolie…
Lupin haussa les épaules.
— Brute, va ! mâchonna-t-il, tu t'imagines que tout le monde est comme toi, sans cœur et sans pitié ; ça te suffoque, hein, qu'un bandit de mon espèce perde son temps à jouer le Don Quichotte ? Et tu te demandes quel sale motif peut bien me pousser ? Cherche pas, c'est en dehors de ta compétence, mon bonhomme. Et réponds-moi, plutôt… Acceptes-tu ?
— C'est donc sérieux ? interrogea Daubrecq, que le mépris de Lupin ne semblait guère émouvoir.
— Absolument. Les quarante-cinq objets sont dans un hangar dont je te donnerai l'adresse, et ils te seront délivrés si tu t'y présentes ce soir, à neuf heures, avec l'enfant.
La réponse de Daubrecq ne faisait pas de doute. L'enlèvement du petit Jacques n'avait été pour lui qu'un moyen d'agir sur Clarisse Mergy, et peut-être aussi un avertissement qu'elle eût à cesser la guerre entreprise. Mais la menace d'un suicide devait nécessairement montrer à Daubrecq qu'il faisait fausse route. En ce cas, pourquoi refuser le marché si avantageux que lui proposait Arsène Lupin ?
— J'accepte, dit-il.
— Voici l'adresse de mon hangar : 95, rue Charles-Laffitte, à Neuilly. Tu n'auras qu'à sonner.
— Si j'envoie le secrétaire général Prasville à ma place ?
— Si tu envoies Prasville, déclara Lupin, l'endroit est disposé de telle façon que je le verrai venir et que j'aurai le temps de me sauver, non sans avoir mis le feu aux bottes de foin et de paille qui entourent et qui dissimulent tes consoles, tes pendules et tes vierges gothiques.
— Mais ton hangar sera brûlé…
— Cela m'est égal. La police le surveille déjà. En tout état de cause, je le quitte.
— Et qui m'assure que ce n'est pas un piège ?
— Commence par prendre livraison de la marchandise, et ne rends l'enfant qu'après. J'ai confiance, moi.
— Allons, dit Daubrecq, tu as tout prévu. Soit, tu auras le gosse, la belle Clarisse vivra et nous serons tous heureux. Maintenant si j'ai un conseil à te donner, c'est de déguerpir, et presto.
— Pas encore.
— Hein… ?
— J'ai dit : pas encore.
— Mais tu es fou, Prasville est en route.
— Il attendra, je n'ai pas fini.
— Comment ! comment ! Qu'est-ce qu'il te faut encore ? Clarisse aura son moutard. Ça ne te suffit pas ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Il reste un autre fils.
— Gilbert ?
— Oui.
— Eh bien ?
— Je te demande de sauver Gilbert !
— Qu'est-ce que tu dis ? Moi, sauver Gilbert !
— Tu le peux, il te suffit de quelques démarches…
Daubrecq qui, jusqu'ici, avait gardé tout son calme, s'emporta brusquement, et frappant du poing :
— Non ! ça, non ! jamais ! ne compte pas sur moi… Ah ! non, ce serait trop idiot !
Il s'était mis à marcher avec une agitation extrême et de son pas si bizarre, qui le balançait de droite et de gauche sur chacune de ses jambes, comme une bête sauvage, un ours à l'allure inhabile et lourde.
Et la voix rauque, le masque convulsé, il s'écria :
— Qu'elle vienne ici ! Qu'elle vienne implorer la grâce de son fils ! Mais qu'elle vienne sans arme et sans dessein criminel, comme la dernière fois ! Qu'elle vienne en suppliante, en femme domptée, soumise, et qui comprend, qui accepte… Et alors on verra… Gilbert ? La condamnation de Gilbert ? l'échafaud ? mais toute ma force est là ! Quoi ! voilà plus de vingt années que j'attends mon heure, et c'est quand elle sonne, quand le hasard m'apporte cette chance inespérée, quand je vais connaître, enfin, la joie de la revanche complète… et quelle revanche !… c'est maintenant que je renoncerais à cela, à cette chose que je poursuis depuis vingt ans. Je sauverais Gilbert, moi, pour rien ! pour l'honneur ! moi, Daubrecq… Ah ! non, non, tu ne m'as pas regardé.
Il riait d'un rire abominable et féroce. Visiblement, il apercevait en face de lui, à portée de sa main, la proie qu'il pourchassait depuis si longtemps. Et Lupin aussi évoqua Clarisse, telle qu'il l'avait vue quelques jours auparavant, défaillante, vaincue déjà, fatalement conquise, puisque toutes les forces ennemies se liguaient contre elle.
Se contenant, il dit :
— Écoute-moi.
Et comme Daubrecq, impatienté, se dérobait, il le prit par les deux épaules avec cette puissance surhumaine que Daubrecq connaissait pour l'avoir éprouvée dans la baignoire du Vaudeville, et, l'immobilisant, il articula :
— Un dernier mot.
— Tu perds ton latin, bougonna le député.
— Un dernier mot.
Écoute, Daubrecq, oublie Mme Mergy, renonce à toutes les bêtises et à toutes les imprudences que ton amour-propre et que tes passions te font commettre, écarte tout cela et ne pense qu'à ton intérêt…
— Mon intérêt ! plaisanta Daubrecq, il est toujours d'accord avec mon amour-propre et avec ce que tu appelles mes passions.
— Jusqu'ici peut-être, mais plus maintenant, plus maintenant que je suis dans l'affaire. Il y a là un élément nouveau que tu négliges. C'est un tort. Gilbert est mon complice. Gilbert est mon ami. Il faut que Gilbert soit sauvé de l'échafaud. Fais cela, use de ton influence. Et je te jure, tu entends, je te jure que nous te laisserons tranquille. Le salut de Gilbert, voilà tout. Plus de luttes à soutenir contre Mme Mergy, contre moi… plus de pièges. Tu seras maître de te conduire à ta guise. Le salut de Gilbert, Daubrecq. Sinon…
— Sinon ?
— Sinon, la guerre, la guerre implacable, c'est-à-dire, pour toi, la défaite certaine.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie que je te reprendrai la liste des vingt-sept.
— Ah bah ! tu crois ?
— Je le jure.
— Ce que Prasville et toute sa clique, ce que Clarisse Mergy, ce que personne n'a pu faire, tu le feras, toi ?
— Je le ferai.
— Et pourquoi ? En l'honneur de quel saint, réussiras-tu où tout le monde a échoué ? Il y a donc une raison ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Je m'appelle Arsène Lupin.
Il avait lâché Daubrecq, mais il le maintint quelque temps sous son regard impérieux et sous la domination de sa volonté. À la fin, Daubrecq se redressa, lui tapota l'épaule à petits coups secs, et avec le même calme, la même obstination rageuse, prononça :
— Moi, je m'appelle Daubrecq. Toute ma vie n'est qu'une bataille acharnée, une suite de catastrophes et de débâcles où j'ai dépensé tant d'énergie que la victoire est venue, la victoire complète, définitive, insolente, irrémédiable. J'ai contre moi toute la police, tout le gouvernement, toute la France, le monde entier. Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche d'avoir contre moi par-dessus le marché, M. Arsène Lupin ? J'irai plus loin : plus mes ennemis sont nombreux et habiles, et plus cela m'oblige à jouer serré.