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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), Il ne faut juger de notre bonheur qu’après la mort.

Il ne faut juger de notre bonheur qu'après la mort.

« Il faut toujours attendre la dernière heure d'un homme et de personne on ne peut dire qu'il a été heureux avant sa mort et ses funérailles »

[Ovide, Métamorphoses, III, 135]

1. Les enfants connaissent, à ce propos, l'histoire[74] du roi Crésus ; capturé par Cyrus et condamné à mort, sur le point d'être exécuté, il s'écria : « Ô Solon, Solon ! ». Cela fut rapporté à Cyrus, lequel s'enquit de ce que cela signifiait. Crésus lui expliqua qu'il vérifiait maintenant à ses dépens l'avertissement que lui avait donné autrefois Solon, selon lequel les hommes, quel que bonne figure que leur face le destin, ne peuvent se dire heureux avant d'avoir vu s'écouler le dernier jour de leur vie, tellement les choses humaines sont incertaines et diverses, au point qu'une variation minime peut les amener à passer d'un état à un autre complètement opposé. 2. Et pourtant voici ce que répondait Agésilas, à quelqu'un qui disait le roi de Perse heureux d'être parvenu fort jeune à une situation si importante : « Oui, mais Priam, à cet âge, n'était pas malheureux non plus [75] . » Parmi les rois de Macédoine successeurs du grand Alexandre, on trouve tantôt des menuisiers et des greffiers à Rome, des tyrans de Sicile, des maîtres d'école à Corinthe. Un conquérant de la moitié du monde, général de tant d'armées, devient un misérable suppliant aux pieds des médiocres fonctionnaires du roi d'Égypte : voilà ce qu'a coûté au grand Pompée la prolongation de sa vie pour cinq ou six mois…[76] 3. Et du temps de nos pères, Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité l'Italie contre nous, finit ses jours prisonnier à Loches, mais après y avoir passé dix ans, ce qui est bien le pire[77]. La plus belle reine,[78] veuve du plus grand roi de la chrétienté, ne vient-elle pas de mourir par la main du bourreau ? Indigne et barbare cruauté ! On pourrait citer mille exemples de la sorte. Car il semble que, comme les orages et les tempêtes sont piqués au vif par l'orgueilleuse allure de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits jaloux des grandeurs d'ici-bas : « Tant il est vrai qu'une force cachée renverse les puissances humaines, foule aux pieds l'orgueil des faisceaux et des haches impitoyables, et s'en fait un objet de dérision. 4. Il semble que le destin guette précisément le dernier jour de notre vie, pour montrer qu'il est capable de renverser en un instant ce qu'il avait bâti de longues années durant, et nous fasse crier après Laberius : « Certes, ce jour est de trop dans ma vie. 5. Ainsi peut-on prendre l'avertissement donné par Solon. Mais comme c'est un philosophe, et que pour les philosophes les faveurs ou les disgrâces du sort ne sont ni des bonheurs ni des malheurs, que la grandeur et la puissance sont des accidents dont la valeur est pour ainsi dire négligeable, je considère comme vraisemblable qu'il ait pu voir un peu plus loin, et qu'il ait voulu dire ceci : le bonheur d'une vie, qui dépend de la tranquillité et de la satisfaction d'un esprit bien né, de la résolution et de l'assurance d'une âme bien trempée, ne doit jamais être attribué à un homme avant qu'on ne l'ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, qui est sans doute le plus difficile. 6. Car dans tout le reste, il peut y avoir du faux-semblant : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous qu'une attitude, ou bien au contraire, les avatars de l'existence ne nous atteignant pas, nous pouvons conserver un visage serein. Mais quand vient la dernière scène entre la mort et nous, il n'est plus question de feindre, il faut parler français[80] ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. « Car alors seulement, des paroles sincères nous sortent du fond du cœur, et le masque enlevé, la réalité demeure. [Lucrèce, III, v. 57]

7. Voilà pourquoi, ce dernier instant est la pierre de touche, l'épreuve même de toutes les autres actions de notre vie. C'est le jour suprême, le jour qui juge tous les autres ; « c'est le jour, disait un auteur ancien[81] , qui doit juger de toutes mes années passées. » Je remets à la mort l'épreuve du fruit de mes études. Nous verrons alors si mes belles paroles me viennent de la bouche, ou du fond du cœur.

8. J'en ai vu plusieurs donner par leur mort donner à toute leur vie bonne ou mauvaise réputation. Scipion, beau-père[82] de Pompée, releva, en mourant bien, la mauvaise réputation qu'on avait eue de lui jusqu'alors. Épaminondas, à qui on demandait lequel des trois il estimait le plus : Chabrias, Iphicrates ou lui-même, répondit : « Il faut nous voir mourir, avant de pouvoir en décider ». Et de fait, on enlèverait beaucoup à celui que l'on jugerait sans tenir compte de l'honneur et de la grandeur de sa fin. 9. Dieu l'a voulu comme il lui a plu ; mais de mon temps, les trois plus exécrables personnes que j'ai connues pour avoir eu les vies les plus abominables et les plus infâmes, ont eu des morts réglées et arrangées en toutes circonstances jusqu'à la perfection. 10. Il est des morts belles et bienheureuses ; j'ai vu la mort trancher le fil d'une vie promise à un bel avenir ; je l'ai vue arrêter net quelqu'un en plein épanouissement, par une fin si remarquable qu'à mon avis, ses ambitieux et courageux desseins n'atteignaient pas la hauteur de leur interruption. Sans avoir besoin d'y aller, il arriva où il le souhaitait, plus noblement et plus glorieusement que ne l'envisageaient son désir et son espérance. Et il devança, par sa chute, le pouvoir et le nom auxquels il aspirait par son action. [83]

11. Pour juger de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est passé la fin. Et l'un des principaux soucis que j'ai de la mienne, c'est qu'elle se passe bien, c'est-à-dire tranquillement et sans bruit.

Il ne faut juger de notre bonheur qu’après la mort. We must judge our happiness only after death. Vi bör inte bedöma vår lycka förrän efter döden. Mutluluğumuzu ancak ölümden sonra değerlendirmeliyiz.

« Il faut toujours attendre la dernière heure d'un homme et de personne on ne peut dire qu'il a été heureux avant sa mort et ses funérailles »

[Ovide,  Métamorphoses,  III, 135]

1\\\\. Les enfants connaissent, à ce propos, l'histoire[74] du roi Crésus ; capturé par Cyrus et condamné à mort, sur le point d'être exécuté, il s'écria : «  Ô Solon, Solon ! Children know, in this respect, the story of King Croesus; captured by Cyrus and sentenced to death, about to be executed, he exclaimed: 'O Solon, Solon!' ». '. Cela fut rapporté à Cyrus, lequel s'enquit de ce que cela signifiait. This was reported to Cyrus, who inquired about its meaning. Crésus lui expliqua qu'il vérifiait maintenant à ses dépens l'avertissement que lui avait donné autrefois Solon, selon lequel les hommes, quel que bonne figure que leur face le destin, ne peuvent se dire heureux avant d'avoir vu s'écouler le dernier jour de leur vie, tellement les choses humaines sont incertaines et diverses, au point qu'une variation minime peut les amener à passer d'un état à un autre complètement opposé. Crésus explained to him that he now understood at his own expense the warning that Solon had given him in the past, stating that no matter how good fortune may smile upon men, they cannot consider themselves happy until they have seen the last day of their life pass, as human affairs are so uncertain and diverse that a slight variation can lead them from one state to another completely opposite. 2\\\\. 2. Et pourtant voici ce que répondait Agésilas, à quelqu'un qui disait le roi de Perse heureux d'être parvenu fort jeune à une situation si importante : «  Oui, mais Priam, à cet âge, n'était pas malheureux non plus [75] . And yet this is what Agésilas replied to someone who said that the king of Persia was happy to have achieved such an important position at a young age: "Yes, but Priam, at that age, was not unhappy either [75]." »  Parmi les rois de Macédoine successeurs du grand Alexandre, on trouve tantôt des menuisiers et des greffiers à Rome, des tyrans de Sicile, des maîtres d'école à Corinthe. Among the kings of Macedonia who succeeded the great Alexander, we find at times carpenters and clerks in Rome, tyrants of Sicily, schoolmasters in Corinth. Un conquérant de la moitié du monde, général de tant d'armées, devient un misérable suppliant aux pieds des médiocres fonctionnaires du roi d'Égypte : voilà ce qu'a coûté au grand Pompée la prolongation de sa vie pour cinq ou six mois…[76] A conqueror of half the world, general of so many armies, becomes a wretched suppliant at the feet of the mediocre officials of the king of Egypt: that is what the great Pompey paid for the extension of his life for five or six months...[76] 3\\\\. 3. Et du temps de nos pères, Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité l'Italie contre nous, finit ses jours prisonnier à Loches, mais après y avoir passé dix ans, ce qui est bien le pire[77]. La plus belle reine,[78] veuve du plus grand roi de la chrétienté, ne vient-elle pas de mourir par la main du bourreau ? Indigne et barbare cruauté ! On pourrait citer mille exemples de la sorte. Car il semble que, comme les orages et les tempêtes sont piqués au vif par l'orgueilleuse allure de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits jaloux des grandeurs d'ici-bas : «  Tant il est vrai qu'une force cachée renverse les puissances humaines, foule aux pieds l'orgueil des faisceaux et des haches impitoyables, et s'en fait un objet de dérision. For it seems that, as storms and tempests are stung by the proud appearance of our buildings, there are also spirits up there jealous of the grandeur down here: "So true it is that a hidden force overturns human powers, tramples on the pride of ruthless bundles and axes, and makes it an object of ridicule. 4\\\\. 4\\\\. Il semble que le destin guette précisément le dernier jour de notre vie, pour montrer qu'il est capable de renverser en un instant ce qu'il avait bâti de longues années durant, et nous fasse crier après Laberius : «  Certes, ce jour est de trop dans ma vie. It seems that fate precisely waits for the last day of our life, to show that it is capable of overturning in an instant what it had built over many years, and make us cry after Laberius: "Certainly, this day is too much in my life. 5\\\\. Ainsi peut-on prendre l'avertissement donné par Solon. Thus one can understand the warning given by Solon. Mais comme c'est un philosophe, et que pour les philosophes les faveurs ou les disgrâces du sort ne sont ni des bonheurs ni des malheurs, que la grandeur et la puissance sont des accidents dont la valeur est pour ainsi dire négligeable, je considère comme vraisemblable qu'il ait pu voir un peu plus loin, et qu'il ait voulu dire ceci : le bonheur d'une vie, qui dépend de la tranquillité et de la satisfaction d'un esprit bien né, de la résolution et de l'assurance d'une âme bien trempée, ne doit jamais être attribué à un homme avant qu'on ne l'ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, qui est sans doute le plus difficile. But as he is a philosopher, and for philosophers the favors or disgraces of fate are neither happiness nor misfortunes, that greatness and power are accidents of almost negligible value, I consider it plausible that he may have seen a little further, and that he meant to say this: the happiness of a life, which depends on the tranquility and satisfaction of a well-born spirit, on the resolution and assurance of a well-tempered soul, should never be attributed to a man until he has seen him perform the last act of his comedy, which is undoubtedly the most difficult. 6\\\\. 6. Car dans tout le reste, il peut y avoir du faux-semblant : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous qu'une attitude, ou bien au contraire, les avatars de l'existence ne nous atteignant pas, nous pouvons conserver un visage serein. For in everything else, there may be pretense: either these beautiful philosophical discourses are just an act within us, or on the contrary, the vicissitudes of existence not affecting us, we can maintain a serene face. Mais quand vient la dernière scène entre la mort et nous, il n'est plus question de feindre, il faut parler français[80] ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. But when the final scene arrives between death and us, there is no more room for pretend, we must speak frankly; we must show what is good and clear at the bottom of the pot. « Car alors seulement, des paroles sincères nous sortent du fond du cœur, et le masque enlevé, la réalité demeure. "For only then do sincere words come out from the depths of our hearts, and with the mask removed, reality remains." [Lucrèce, III, v. 57]

7\\\\. Voilà pourquoi, ce dernier instant est la pierre de touche, l'épreuve même de toutes les autres actions de notre vie. This is why, this last moment is the touchstone, the very test of all the other actions of our life. C'est le jour suprême, le jour qui juge tous les autres ; «  c'est le jour,  disait un auteur ancien[81] , qui doit juger de toutes mes années passées. It is the supreme day, the day that judges all the others; 'it is the day,' said an ancient author, 'that must judge all my past years.' »  Je remets à la mort l'épreuve du fruit de mes études. I entrust to death the test of the results of my studies. Nous verrons alors si mes belles paroles me viennent de la bouche, ou du fond du cœur.

8\\\\. J'en ai vu plusieurs donner par leur mort donner à toute leur vie bonne ou mauvaise réputation. I have seen several people, through their death, give their whole life a good or bad reputation. Scipion, beau-père[82] de Pompée, releva, en mourant bien, la mauvaise réputation qu'on avait eue de lui jusqu'alors. Scipio, Pompey's father-in-law, improved his previously bad reputation by dying well. Épaminondas, à qui on demandait lequel des trois il estimait le plus : Chabrias, Iphicrates ou lui-même, répondit : «  Il faut nous voir mourir, avant de pouvoir en décider ». Epaminondas, when asked which of the three he esteemed the most - Chabrias, Iphicrates, or himself, replied: 'We must see ourselves die before we can decide.' Et de fait, on enlèverait beaucoup à celui que l'on jugerait sans tenir compte de l'honneur et de la grandeur de sa fin. And indeed, one would take a lot away from someone if they were judged without taking into account the honor and greatness of their purpose. 9\\\\. 9. Dieu l'a voulu comme il lui a plu ; mais de mon temps, les trois plus exécrables personnes que j'ai connues pour avoir eu les vies les plus abominables et les plus infâmes, ont eu des morts réglées et arrangées en toutes circonstances jusqu'à la perfection. God wanted it as He pleased; but in my time, the three most detestable individuals I have known, for having lived the most abominable and infamous lives, had deaths that were ordered and arranged in every circumstance to perfection. 10\\\\. Il est des morts belles et bienheureuses ; j'ai vu la mort trancher le fil d'une vie promise à un bel avenir ; je l'ai vue arrêter net quelqu'un en plein épanouissement, par une fin si remarquable qu'à mon avis, ses ambitieux et courageux desseins n'atteignaient pas la hauteur de leur interruption. There are beautiful and blissful deaths; I have seen death cut short a life destined for a bright future; I have seen it stop someone in full bloom, with such a remarkable end that in my opinion, their ambitious and courageous plans did not reach the height of their interruption. Sans avoir besoin d'y aller, il arriva où il le souhaitait, plus noblement et plus glorieusement que ne l'envisageaient son désir et son espérance. Without needing to go there, he arrived where he wished, more noble and more glorious than his desire and hope envisioned. Et il devança, par sa chute, le pouvoir et le nom auxquels il aspirait par son action. And by his fall, he surpassed the power and name he aspired to through his actions. [83]

11\\\\. Pour juger de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est passé la fin. Et l'un des principaux soucis que j'ai de la mienne, c'est qu'elle se passe bien, c'est-à-dire tranquillement et sans bruit.