CHAPITRE VIII – EXPLORATIONS (1)
Aussi loin que je pouvais voir, le monde étalait la même exubérante richesse que la vallée de la Tamise. De chaque colline que je gravis, je pus voir la même abondance d'édifices splendides, infiniment variés de style et de manière ; les mêmes épais taillis de sapins, les mêmes arbres couverts de fleurs et les mêmes fougères géantes. Ici et là, de l'eau brillait comme de l'argent, et au-delà, la campagne s'étendait en bleues ondulations de collines et disparaissait au loin dans la sérénité du ciel. Un trait particulier, qui attira bientôt mon attention, fut la présence de certains puits circulaires, plusieurs, à ce qu'il me sembla, d'une très grande profondeur. L'un d'eux était situé auprès du sentier qui montait la colline, celui que j'avais suivi lors de ma première excursion. Comme les autres, il avait une margelle de bronze curieusement travaillé, et il était protégé de la pluie par une petite coupole. Assis sur le rebord de ces puits, et scrutant leur obscurité profonde, je ne pouvais voir aucun reflet d'eau, ni produire la moindre réflexion avec la flamme de mes allumettes. Mais dans tous j'entendis un certain son : un bruit sourd, par intervalles, comme les battements d'une énorme machine ; et d'après la direction de la flamme de mes allumettes, je découvris qu'un courant d'air régulier était établi dans les puits. En outre, je jetai dans l'orifice de l'un d'eux une feuille de papier, et au lieu de descendre lentement en voltigeant, elle fut immédiatement aspirée et je la perdis de vue.
« En peu de temps, j'en vins à établir un rapport entre ces puits et de hautes tours qui s'élevaient, çà et là, sur les pentes ; car il y avait souvent au-dessus d'elles ce même tremblotement d'air que l'on voit par une journée très chaude au-dessus d'une grève brûlée de soleil. En rassemblant ces observations, j'arrivai à la forte présomption d'un système de ventilation souterraine, dont il m'était difficile d'imaginer le but véritable. Je fus incliné d'abord à l'associer à l'organisation sanitaire de ce monde. C'était une conclusion qui tombait sous le sens, mais elle était absolument fausse.
« Il me faut admettre ici que je n'appris que fort peu de chose des égouts, des horloges, des moyens de transports et autres commodités, pendant mon séjour dans cet avenir réel. Dans quelques-unes des visions d'Utopie et des temps à venir que j'ai lues, il y avait des quantités de détails sur la construction, les arrangements sociaux, et ainsi de suite. Mais ces détails, qui sont assez facile à obtenir quand le monde entier est contenu dans votre seule imagination, sont absolument inaccessibles à un véritable voyageur, surtout parmi la réalité telle que je la rencontrai là. Imaginez-vous ce qu'un nègre arrivant de l'Afrique centrale raconterait de Londres ou de Paris à son retour dans sa tribu ! Que saurait-il des compagnies de chemin de fer, des mouvements sociaux, du téléphone et du télégraphe, des colis postaux, des mandats-poste et autres choses de ce genre ? Et cependant nous, du moins, lui expliquerions volontiers tout cela ! Et même ce qu'il saurait bien, pourrait-il seulement le faire concevoir à un ami de sa savane ? Et puis, songez au peu de différence qu'il y a entre un nègre et un blanc de notre époque, et quel immense intervalle me séparait de cet âge heureux ! J'avais conscience de côtoyer des choses cachées qui contribuaient à mon confort ; mais, excepté l'impression d'une organisation automatique, je crains de ne pas vous faire suffisamment saisir la différence entre notre civilisation et la leur.
« Pour ce qui est des sépultures, par exemple, je ne pouvais voir aucun signe de crémation, ni rien qui puisse faire penser à des tombes ; mais il me vint à l'idée qu'il pouvait exister des cimetières ou des fours crématoires quelque part au-delà de mon champ d'exploration. Ce fut là une question que je me posai et sur ce point ma curiosité fut absolument mise en déroute. La chose m'embarrassait et je fus amené à faire une remarque ultérieure qui m'embarrassa encore plus : c'est qu'il n'y avait parmi ces gens aucun individu âgé ou infirme.
« Je dois avouer que la satisfaction que j'avais de ma première théorie d'une civilisation automatique et d'une humanité en décadence ne dura pas longtemps. Cependant, je n'en pouvais concevoir d'autre. Laissez-moi vous exposer mes difficultés. Les divers grands palais que j'avais explorés n'étaient que de simples résidences, de grandes salles à manger et d'immenses dortoirs.
Je ne pus trouver ni machines, ni matériel d'aucune sorte. Pourtant ces gens étaient vêtus de beaux tissus qu'il fallait bien renouveler de temps à autre, et leurs sandales, quoique sans ornements, étaient des spécimens assez complexes de travail métallique. D'une façon ou d'une autre, il fallait les fabriquer. Et ces petites créatures ne faisaient montre d'aucun vestige de tendances créatrices ; il n'y avait ni boutiques, ni ateliers. Ils passaient tout leur temps à jouer gentiment, à se baigner dans le fleuve, à se faire la cour d'une façon à demi badine, à manger des fruits et à dormir. Je ne pouvais me rendre compte de la manière dont tout cela durait et se maintenait.
« Mais revenons à la Machine du Temps ; quelqu'un, je ne savais qui, l'avait enfermée dans le piédestal creux du Sphinx Blanc. Pourquoi ?
« J'étais absolument incapable de l'imaginer, pas plus qu'il ne m'était possible de découvrir l'usage de ces puits sans eau et de ces colonnes de ventilation. Il me manquait là un fil conducteur. Je sentais… comment vous expliquer cela ? Supposez que vous trouviez une inscription, avec des phrases ici et là claires et écrites en excellent anglais, mais interpolées, d'autres faites de mots, de lettres même qui vous soient absolument inconnues ! Eh bien, le troisième jour de ma visite, c'est de cette manière que se présentait à moi le monde de l'an huit cent deux mil sept cent un.
« Ce jour-là aussi je me fis une amie – en quelque sorte. Comme je regardais quelques-uns de ces petits êtres se baigner dans une anse du fleuve, l'un d'entre eux fut pris de crampes et dériva au fil de l'eau. Le courant principal était assez fort, mais peu redoutable, même pour un nageur ordinaire. Vous aurez une idée de l'étrange indifférence de ces gens, quand je vous aurai dit qu'aucun d'eux ne fit le moindre effort pour aller au secours du petit être qui, en poussant de faibles cris, se noyait sous leurs yeux. Quand je m'en aperçus, je défis en hâte mes vêtements et, entrant dans le fleuve un peu plus bas, j'attrapai la pauvre créature et la ramenai sur la berge. Quelques vigoureuses frictions la ranimèrent bientôt et j'eus la satisfaction de la voir complètement remise avant que je ne parte. J'avais alors si peu d'estime pour ceux de son espèce que je n'espérais d'elle aucune gratitude. Cette fois, cependant, j'avais tort.
« Cela s'était passé le matin ; l'après-midi, au retour d'une exploration, je revis la petite créature, une femme à ce que je pouvais croire, et elle me reçut avec des cris de joie et m'offrit une guirlande de fleurs, évidemment faite à mon intention. Je fus touché de cette attention. Je m'étais senti quelque peu isolé, et je fis de mon mieux pour témoigner combien j'appréciais le don. Bientôt nous fûmes assis sous un bosquet et engagés dans une conversation, composée surtout de sourires. Les témoignages d'amitié de la petite créature m'affectaient exactement comme l'auraient fait ceux d'un enfant. Nous nous présentions des fleurs et elle me baisait les mains. Je baisais aussi les siennes. Puis j'essayai de converser et je sus qu'elle s'appelait Weena, nom qui me sembla suffisamment approprié, encore que je n'eusse la moindre idée de sa signification. Ce fut là le commencement d'une étrange amitié qui dura une semaine et se termina comme je vous le dirai.
« Elle était absolument comme une enfant. Elle voulait sans cesse être avec moi. Elle tâchait de me suivre partout, et à mon voyage suivant, j'avais le cœur serré de la voir s'épuiser de fatigue et je dus la laisser enfin, à bout de forces et m'appelant plaintivement. Car il me fallait pénétrer les mystères de ce monde. Je n'étais pas venu dans le futur, me disais-je, pour mener à bien un flirt en miniature. Pourtant sa détresse quand je la laissais était grande ; ses plaintes et ses reproches à nos séparations étaient parfois frénétiques et je crois qu'en somme je retirais de son attachement autant d'ennuis que de réconfort. Néanmoins elle était une diversion salutaire. Je croyais que ce n'était qu'une simple affection enfantine qui l'avait attachée à moi. Jusqu'à ce qu'il fût trop tard, je ne sus pas clairement quel mal je lui avais fait pendant ce séjour. Jusqu'alors, je ne sus pas non plus exactement tout ce qu'elle avait été pour moi. Car, par ses marques d'affection et sa manière futile de montrer qu'elle s'inquiétait de moi, la curieuse petite poupée donnait à mon retour au voisinage du Sphinx Blanc presque le sentiment du retour chez soi et, dès le sommet de la colline, je cherchais des yeux sa délicate figure pâle et blonde.
Ce fut par elle aussi que j'appris que la crainte n'avait pas disparu de la terre. Elle était assez tranquille dans la journée et avait en moi la plus singulière confiance ; car, une fois, en un moment d'impatience absurde, je lui fis des grimaces menaçantes, et elle se mit tout simplement à rire. Mais elle redoutait l'ombre et l'obscurité, et elle avait peur des choses noires. Les ténèbres étaient pour elle la seule chose effrayante. C'était une émotion singulièrement violente. Je remarquai alors, entre autres choses, que ces petits êtres se rassemblaient dès la nuit à l'intérieur des grands édifices et dormaient par groupes. Entrer au milieu d'eux sans lumière les jetait dans une tumultueuse panique. Jamais après le coucher du soleil je n'en ai rencontré un seul dehors ou dormant isolé. Cependant je fus assez stupide pour ne pas comprendre que cette crainte devait être une leçon pour moi, et, en dépit de la détresse de Weena, je m'obstinai à coucher à l'écart de ces multitudes assoupies.
« Cela la troubla beaucoup, mais à la fin sa singulière affection pour moi triompha, et, pendant les cinq nuits que dura notre liaison, y compris la dernière nuit de toutes, elle dormit avec sa tête posée sur mon bras. Mais, à vous parler d'elle, je m'écarte de mon récit.
« La nuit qui suivit son sauvetage, je m'éveillai avec l'aurore. J'avais été agité, rêvant fort désagréablement que je m'étais noyé et que des anémones de mer me palpaient le visage avec leurs appendices mous. Je m'éveillai en sursaut, avec l'impression bizarre que quelque animal grisâtre venait de s'enfuir hors de la salle. J'essayai de me rendormir, mais j'étais inquiet et mal à l'aise. C'était l'heure terne et grise où les choses surgissent des ténèbres, ou les objets sont incolores et tout en contours et cependant irréels. Je me levai, sortis dans le grand hall et m'arrêtai sur les dalles de pierre du perron du palais ; j'avais l'intention, faisant de nécessité vertu, de contempler le lever du soleil.
« La lune descendait à l'ouest ; sa clarté mourante et les premières pâleurs de l'aurore se mêlaient en demi-lueurs spectrales. Les buissons étaient d'un noir profond, le sol d'un gris sombre, le ciel terne et triste. Au flanc de la colline, je crus apercevoir des fantômes. À trois reprises différentes, tandis que je scrutais la pente devant moi, je vis des formes blanches. Deux fois je crus voir une créature blanche, solitaire, ayant l'aspect d'un singe, qui remontait la colline avec rapidité ; une fois, auprès des ruines, je vis trois de ces formes qui portaient un corps noirâtre. Elles faisaient grande hâte et je ne pus voir ce qu'elles devinrent. Il semblait qu'elles se fussent évanouies parmi les buissons. L'aube était encore indistincte, vous devez le comprendre, et j'avais cette sensation glaciale, incertaine, du petit matin que vous connaissez peut-être.