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H.P. Lovecraft, L’Appel de Cthulhu: Chapitre 2 - Le récit de l’inspecteur Legrasse

L'Appel de Cthulhu: Chapitre 2 - Le récit de l'inspecteur Legrasse

Une affaire bien plus ancienne était en fait à l'origine de la fascination de mon oncle pour les rêves et le bas-relief du sculpteur. Elle faisait l'objet de la seconde partie de son long manuscrit. Il apparaît, que le Professeur Angell avait déjà aperçu la silhouette de l'innommable monstruosité, qu'il était resté perplexe face aux mystérieux hiéroglyphes et avait entendu prononcer les syllabes effrayantes que l'on ne peut retranscrire qu'en « Cthulhu ». Tout cela constituait une coïncidence si horrible et si extraordinaire qu'il ne faut guère s'étonner qu'il ait harcelé le jeune Wilcox de questions et de demandes d'informations.

Cette première rencontre avait eu lieu en 1908, dix-sept ans auparavant, au cours de l'assemblée annuelle de la Société Américaine d'Archéologie à St. Louis. Le Professeur Angell, compte tenu de son autorité et de ses travaux, avait eu une place prépondérante dans toutes les délibérations et fut l'un des premiers que, profitant de cette occasion, nombre d'invités à la conférence consultèrent dans l'espoir d'obtenir des réponses à leurs questions ou une un avis d'expert à leurs problèmes.

Un de ces invités, devenu rapidement le point de mire et même le représentant de toute l'assemblée était un homme entre deux âges, d'aspect ordinaire qui avait spécialement fait le déplacement depuis la Nouvelle-Orléans en quête d'informations très spécifiques, impossible à obtenir là-bas. Il s'appelait Raymond Legrasse, était inspecteur de police avait apporté avec lui la raison de sa visite, une statuette grotesque, répugnante, apparemment très ancienne dont il ignorait l‘origine.

Il ne faudrait pas s'imaginer que l'inspecteur Legrasse avait le moindre intérêt pour l'archéologie. Sa requête était exclusivement d'ordre professionnel. La statuette, le fétiche ou l'idole comme on voudra bien l'appeler avait été saisie quelques mois auparavant dans le bayou, au sud de la Nouvelle-Orléans, au cours d'une descente de police lors d'une cérémonie apparemment vaudou. Mais les rituels pratiqués étaient si singuliers, si ignobles que la police dut se rendre à l'évidence : elle était tombée sur un culte inconnu, infiniment plus démoniaque que le plus noirs des cultes vaudous d'Afrique. On ne savait rigoureusement rien de ses origines, si ce n'est les aveux extravagants arrachés aux adeptes qui avaient été capturés, d'où le désir impérieux de la police de trouver un spécialiste en questions anciennes qui serait en mesure d'identifier l'horrible symbole et par la même de remonter à la source de cette religion.

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L'inspecteur Legrasse n'imaginait à la réaction que cet objet allait provoquer. Sa seule vue jeta cette assemblée d'hommes de science dans un état d'excitation intense et en un instant ils s'agglutinèrent littéralement autour de lui afin de voir de plus près cette figurine dont l'étrangeté, l'authenticité et l'ancienneté abyssale leur ouvraient des perspectives inimaginables. Cette statuette terrible, dont les siècles et même les millénaires semblaient inscrits sur sa surface verdâtre faite d'une pierre étrange n'était le produit d'aucune école de sculpture connue.

La figurine, qui passa lentement de main en main avait sept ou huit pouces de haut et était d'une facture très délicate. Elle représentait un monstre de forme vaguement anthropoïde. La tête avait l'aspect d'une pieuvre dont la face n'aurait été qu'un amas de tentacules, le corps écailleux pourvu de longues ailes effilées dans le dos avait un aspect cartilagineux, et les pattes antérieures aussi bien que postérieures se terminaient par des griffes prodigieuses. Cette chose, d'une corpulence énorme, dégageait une malignité effrayante et contre nature. Elle était accroupie sur un bloc rectangulaire, une sorte de piédestal, recouvert de caractères indéchiffrables. L'extrémité des ailes touchaient l'arrière du piédestal, le siège était au centre tandis que les longues griffes incurvées des pattes postérieures repliées agrippaient la partie avant du bloc, s'étendant vers le bas du piédestal sur un quart de sa hauteur. Sa tête de céphalopode penchait vers l'avant si bien que l'extrémité des tentacules faciales effleuraient l'arrière des pattes antérieures qui serraient les genoux. L'aspect général de la créature était curieusement plein de vie et d'autant plus inquiétant que son origine était tout à fait inconnue. Son ancienneté effrayante et incalculable sautait aux yeux alors qu'aucun lien ne la rattachait à une quelconque forme d'art primitif venu de l'aube de la civilisation ou même de toute autre époque.

Totalement originale, sa matière était à elle seule un mystère, cette pierre savonneuse, verdâtre, mouchetée de taches et de stries dorées iridescentes ne ressemblait à rien de connu en géologie ou en minéralogie. Les caractères le long de la base étaient également mystérieux et personne, dans cette assemblée qui réunissait la moitié des experts mondiaux dans ce domaine n'avait la plus petite idée d'une parenté linguistique fût-elle très éloignée. Comme le sujet et sa matière, ils appartenaient à quelque chose d'horriblement lointain, sans rapport avec l'humanité telle que nous la connaissons, quelque chose d'effrayant suggérant des cycles de vie anciens et impies dans lesquels notre monde et ses conception n'ont aucune part.

Et cependant, alors que les membres de l'assemblée admettaient, d'un hochement de tête leur défaite face au problème de l'inspecteur, il y avait un homme parmi eux auprès de qui cette forme monstrueuse et cette écriture évoquaient un soupçon de réminiscence et qui entreprit timidement de raconter une aventure bizarre qu'il avait vécue. C'était le regretté William Channing Webb, professeur d'anthropologie à l'Université de Princeton et explorateur de renom.

Quarante-huit ans auparavant, le professeur s'était consacré vainement à la recherche d'inscriptions runiques en Islande et au Groenland, qu'il ne parvint jamais

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à découvrir. Alors qu'il parcourait le nord de la côte occidentale du Groenland, il avait rencontré une tribu ou une secte d'Esquimaux dégénérés dont la religion, une forme curieuse de culte démoniaque, lui avait glacé les sens tant elle était abjecte et assoiffée de sang. De ce culte, les autres Esquimaux ignoraient presque tout, mais ils en parlaient en frémissant, affirmant qu'il venait de temps anciens et abominables, bien avant que le monde existât. En plus des cérémonies sans nom et des sacrifices humains, il comportait des ritu els étranges destinés à un démon suprême ou

« tornasuk ». Le Professeur Webb s'était adressé à un « angekok » ou sorcier pour en faire une transcription phonétique précise. Mais, à cet instant, il était surtout captivé par le fétiche adoré par cette peuplade qui avait l'habitude de danser autour, lorsque l'aurore pointait au-dessus des falaises de glace. C'était, affirma le professeur, un bas-relief de pierre très grossier, qui comprenait une image affreuse et des caractères inconnus. Et pour autant qu'il s'en souvienne, elle était assez semblable à la chose bestiale examinée à présent par l'assemblée.

Le suspense, puis l'effarement qui saisirent les membres s'emparèrent avec deux fois plus de force de l'inspecteur Legrasse qui se mit à harceler de question ce nouvel interlocuteur. Comme il avait transcrit le rituel oral pratiqué par les adeptes du bayou que ses hommes avaient arrêtés, il supplia le professeur de se rappeler les syllabes qu'il avait notées chez les esquimaux. S'en suivit une comparaison de chaque détail, puis un moment de silence après que le détective et le professeur eurent convenu de l'identité vraisemblable des incantations communes à ces deux rituels infernaux pratiqués à des mondes l'un de l'autre. Les chants que les angekoks esquimaux et les prêtres du marais de Louisiane psalmodiaient face à leurs idoles si similaires ressemblaient à peu près à ceci (la séparation entre les mots ayant été déduite des pauses dans la phrase chantée à haute voix) :

"Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn."

Legrasse avait un avantage sur le Professeur Webb car plusieurs de ses prisonniers lui avaient dévoilé la signification de ce texte qu'ils tenaient d'adeptes plus anciens. Voici cette traduction :

« Dans sa demeure à R'lyeh la morte, Cthulhu attend en rêvant.»

C'est à ce moment, que cédant à la demande générale qui se faisait pressante, l'inspecteur Legrasse commença à raconter aussi complètement que possible son aventure avec les adorateurs du marais, histoire à laquelle mon oncle accordait une signification profonde. Elle avait la saveur des rêves les plus fous des conteurs de mythes et des théosophes et révélait une imagination cosmique que l'on ne s'attend guère à trouver chez de tels métis et des parias supposés incultes.

Le 1er novembre 1907, la police de la Nouvelle-Orléans avait reçu une demande désespérée provenant des marécages et des bayous du sud de l'état. Les habitants

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de la région, assez primitifs et accommodants, quoique fiers descendants des hommes de Lafitte, étaient terrorisés par une chose inconnue qui les avait submergés au cours de la nuit. C'était vaudou, apparemment, mais un vaudou bien plus terrible que celui auquel ils avaient déjà eu affaire. Plusieurs de leurs femmes et de leurs enfants avaient disparu depuis que le maudit tam-tam avait entonné une mélopée ininterrompue, au loin dans les bois hantés où personne ne s'aventurait jamais. Il y avait des hurlements d'aliénés, des cris déchirants, des incantations à vous glacer l'âme et l'on apercevait la danse des flammes de l'enfer. L'envoyé ajouta que les braves gens n'en pouvaient plus.

C'est ainsi que, tard dans l'après-midi, une escouade de vingt policiers se mit en route dans deux voitures à cheval et une automobile avec pour guide le messager qui tremblait de peur. A la fin de la route carrossable, ils abandonnèrent les voitures, et poursuivirent à pied, pataugeant en silence pendant plusieurs miles à travers les terribles bois de cyprès où jamais le jour ne parvient. D'affreuses racines et des lianes malfaisantes de mousse espagnole les agressaient et, de temps à autre un tas de pierres humides ou un pan de mur délabré provoquaient par leur évocation d'habitations morbides, un sentiment de mal être que tous les arbres difformes et les ilots de moisissures avaient contribué à faire naître. Enfin, ils arrivèrent en vue du hameau, un amas de huttes misérables, et les habitants hystériques accoururent et se pressèrent autour du groupe aux lanternes dansantes. On distinguait au loin le battement étouffé des tam-tams et, de temps à autre, un cri à vous faire dresser les cheveux sur la tête se faisait entendre quand le vent tournait. Une lueur rougeâtre filtrait à travers les fourrés, au-delà avenues interminables de la nuit de la forêt. Préférant encore se retrouver à nouveaux seuls, les habitants refusèrent de faire un pas de plus vers la scène de ces adorations impies et l'inspecteur Legrasse s'enfonça sans guide, avec ses dix-neuf collègues, dans les sombres voûtes d'une horreur telle qu'ils n'en avaient jamais connue à ce jour.

La région dans laquelle la police pénétrait était relativement mal connue. Peu fréquentée par les hommes blancs, elle avait mauvaise réputation. Il y courrait des légendes à propos d'un lac caché, inconnu du commun des mortels qui abritait une chose blanchâtre, gigantesque, informe avec des yeux luisants et les autochtones murmuraient que des démons aux ailes de chauves-souris quittaient vers minuit leurs repaire souterrain pour aller l'adorer. Ils ajoutaient que la chose était déjà là bien avant d'Iberville et La Salle, avant les Indiens avant même les bêtes et les oiseaux de la forêt. Elle était à elle seule un cauchemar : la regarder, c'était mourir. Les hommes en rêvaient parfois et en savaient ainsi bien assez pour s'en tenir à l'écart. L'orgie vaudou se déroulait aux marches de cette région abhorrée et déjà suffisamment dangereuse et c'est sans doute le lieu où se déroulait la cérémonie plus encore que les sons troublants qui effrayaient les habitants.

Seules la poésie ou la folie auraient pu décrire les bruits que Legrasse et ses hommes entendirent alors qu'ils avançaient péniblement dans le bourbier noir vers les tam-tams et la lueur rougeâtre. Il existe des voix propres aux hommes et des voix propres aux bêtes mais il est effroyable d'entendre les unes dans les gorges des autres. La furie bestiale et la licence orgiaque se disputaient la conquête de sommets dans l'horreur par des hurlements et des extases rauques qui déchiraient la nuit et se réverbéraient dans les bois comme une tempête pestilentielle venue des abimes de l'enfer. De temps à autres, les hululements désorganisés s'arrêtaient et de ce qui

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semblait une chorale bien entraînée de voix éraillées, s'élevait, en incantation, l'abominable rituel :

"Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn."

C'est alors qu'ayant atteint un endroit où les arbres étaient clairsemés, le spectacle leur apparut brusquement. Quatre hommes se mirent à tituber, un perdit connaissance et deux autres enfin se mirent à pousser des cris frénétiques que la cacophonie de l'orgie masqua heureusement. Lagrasse aspergea le visage de l'homme évanoui d'un peu d'eau du marécage. Tous tremblaient quasiment hypnotisés par l'horreur.

Dans une clairière naturelle du marais émergeait, une île dénudée et relativement sèche d'environ 60 m de diamètre, sur laquelle se convulsait une horde indescriptible de tout ce que l'humanité pouvait compter d'anormaux que seuls Sime ou Angarola3 réussiraient à peindre. Complètement nue, cette engeance hybride braillait, mugissait et se contorsionnait autour d'un feu monstrueux en forme d'anneau au centre duquel on apercevait par moment, lorsque le rideau de flamme se déchirait, un monolithe de granit d'environ huit pieds de haut, au sommet duquel, incongrue de par sa taille réduite, la statuette funeste trônait. Dix échafauds, répartis en cercle, à intervalles réguliers autour du monolithe, portaient, tête en bas, les dix corps bizarrement mutilés des malheureux habitants qui avaient disparu. A l'intérieur de ce cercle, les adorateurs bondissaient et rugissaient dans un mouvement latéral de gauche à

droite en une bacchanale sans fin qui allait et venait entre anneau de feu et anneau de suppliciés.

Peut-être n'était-ce que le fruit de son imagination ou alors l'écho, mais un Espagnol impressionnable crut entendre une réponse antiphonique au rituel, provenant d'un lieu sombre et éloigné, au coeur des bois de légendes et d'horreurs. Cet homme s'appelait Joseph D. Galvez, je l'ai rencontré et interrogé plus tard et il faut avouer qu'il était doté d'une imagination que je qualifierais de distrayante. Il alla jusqu'à évoquer le battement faible de grandes ailes, le regard furtif d'yeux luisants et une forme blanche gigantesque derrière les arbres au loin, mais je pense qu'il avait dû écouter trop de légendes locales.

La catalepsie horrifiée des hommes fut de courte durée. Le devoir avant tout. Et bien qu'il devait bien y avoir près d'une centaine de ces participants métis, la police, comptant sur ses armes à feu, plongea avec détermination dans cette multitude nauséabonde. Pendant cinq minutes, il en résultat un chaos fracassant, au-delà des mots. Des coups terribles furent assénés, des coups de feu furent tirés, quelques- uns purent s'échapper et en fin de compte, Legrasse dénombra quarante-sept prisonniers hagards qu'il força à s'habiller en hâte et à se rangers entre deux lignes de policiers. Cinq des adorateurs étaient morts et deux grièvement blessés qui furent emportés par leurs coreligionnaires sur des brancards de fortune. La statuette au-dessus du monolithe fut, évidemment délicatement récupérée et ramenée par Legrasse.

3 Anthony Angarola et Elias Simes, deux peintres américains du début du XXème siècle.

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Après un voyage de retour éprouvant, les prisonniers furent examinés au quartier général. Ils s'avérèrent tous être des métis de condition misérable souffrant de débilité mentale. La plupart étaient marins. Cette clique de nègres et de mulâtres, originaires des Indes Occidentales et du Cap Vert avaient déguisé en vaudou leur culte hétérogène. Mais avant même l'interrogatoire, il était manifeste qu'on était en présence de quelque chose de plus ancien, de plus profond que le fétichisme noir. Tout dénaturés et ignorants qu'ils étaient, ces malheureux s'en tenaient avec consistance à l'idée de base de leur ignoble croyance.

Ils adoraient, disaient-ils, les Grands Anciens qui vivaient bien avant l'avènement des hommes et étaient venus du ciel sur une terre encore jeune. Ces Grands Anciens avaient à présent disparu sous la terre ou dans les océans, mais leurs dépouilles avaient raconté leurs secrets en rêve aux premiers hommes qui avaient imaginé un culte encore bien vivant de nos jours. C'était leur culte, et les prisonniers affirmèrent qu'il existait et existerait de tout temps, caché et disséminé dans les lieux les plus sombres de la terre, jusqu'au jour où le Grand Prêtre Cthulhu reviendrait de sa sombre demeure dans la magnifique cité sous-marine de R'lyeh et soumettrait à nouveau le monde. Un jour, quand les étoiles seraient prêtes, il appellerait à nouveau et la secte, qui attend depuis la nuit des temps le libérerait.

Mais jusque-là, rien de plus ne devait être divulgué. Il y avait un secret, qui ne devait jamais être révélé, même sous la torture. L'humanité n'était pas la seule conscience ici-bas, des entités pouvaient s'élever de l'obscurité et rendre visite à quelques élus. Mais ce n'étaient pas les Grands Anciens. Nul homme n'a jamais vu les Grands Anciens. La statuette était celle du grand Cthulhu et personne ne put dire précisément si les autres lui ressemblaient. Personne ne connaissait l'ancienne écriture, les choses étaient transmises de bouche à oreille. Le rituel psalmodié n'était pas secret, mais il n'était jamais dit à haute voix, juste murmuré. Il disait : « Dans sa demeure à R'lyeh la morte, Cthulhu attend en rêvant. »

Deux prisonniers seulement furent déclarés sains d'esprits et pendus, les autres furent internés dans diverses institutions. Tous nièrent avoir participé aux meurtres rituels et accusèrent les Grands Ailés Noirs qui étaient venus depuis leur lieu de rencontre immémorial jusque dans les bois hantés. De ces adeptes mystérieux on ne tira rien d'autre. Ce que la police réussit à découvrir, venait d'un vieillard métis nommé Castro qui prétendait avoir navigué vers des ports étranges et avoir parlé avec des prêtres immortels du culte dans les montagnes de Chine.

Le vieux Castro se rappelait des bribes de légendes immondes qui reléguaient les spéculations des théosophes au rang de contes pour enfant et dépeignaient le monde et l'humanité comme un épisode récent et passager. Des ères avaient existé au cours desquelles des Choses avaient régné sur la terre où elles habitaient de grandes cités. On en trouvait encore des restes, lui avait dit l'immortel Chinois, dans certaines îles du Pacifique sous forme de pierres cyclopéennes. Toutes sont mortes longtemps avant l'arrivée de l'homme mais il existait une magie qui pourrait les ressusciter quand les étoiles occuperaient à nouveau les bonnes positions dans leur cycle éternel. De fait, elles venaient elles-mêmes des étoiles et avait apporté leurs statues avec elles.

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Ces Grands Anciens, poursuivit Castro, n'étaient pas faits de chair et de sang. Ils avaient une forme, comme le prouvait cette idole venue des étoiles, mais Ils n'étaient pas faits de matière. Quand les étoiles étaient à leur place, Ils pouvaient passer d'un monde à l'autre, mais à l'inverse, dans une mauvaise configuration Ils ne pouvaient plus vivre. Cependant Ils ne mourraient jamais, reposant dans les immenses demeures de pierres de la grande cité de R'lyeh, protégés par des sorts lancés par le Grand Cthulhu dans l'attente d'une résurrection glorieuse, quand le ciel et les étoiles seraient nouveau disposés pour Eux. Mais lorsque ce temps arriverait, des forces extérieures devraient les aider à se libérer, car les sorts qui Les préservaient intacts les empêchaient en même temps de faire le premier pas et Ils gisaient ainsi, éveillés dans l'obscurité, pensant, pendant que des millions d'années s'écoulaient. Ils savaient tout ce qui se passait dans l'univers car ils communiquaient par transmission de pensée. En ce moment même, ils parlaient depuis leurs tombes. Quand après une ère de chaos interminable, les premiers hommes étaient apparus, les Grands Anciens s'adressèrent aux plus réceptifs en s'immisçant dans leurs rêves, car c'était le seul moyen pour que Leur langage atteigne l'esprit de ces mammifères aliénés à la chair.

Alors, chuchota Castro, ces premiers hommes créèrent un culte autour de petites idoles que les Grands Anciens leur avaient révélées, des idoles ramenées des étoiles en des temps imprécis. Ce Culte se perpétuerait jusqu'à ce que les étoiles entrent dans la bonne configuration et alors les prêtres sortiraient le grand Cthulhu de Sa tombe afin qu'il redonne la vie à Ses sujets et reprenne Sa domination sur la terre. Ce temps serait facile à reconnaître car l'humanité aurait évolué pour devenir comme les Grands Anciens, libres et sauvages, au-delà du bien et du mal, sans lois ni morale, hurlant, tuant et s'adonnant au plaisir. Alors les Grands Anciens libérés leur apprendraient de nouvelles manières d'hurler, de tuer et de s'amuser et toute la terre se consumerait dans un holocauste libertaire et extatique. En attendant, le Culte se devait, à l'aide de rites appropriés de garder en vie le souvenir de ces voix anciennes et de transmettre en secret la prophétie de leur retour.

Dans les temps premiers, des élus avaient pu parler en rêve avec les Grands Anciens, mais un évènement s'était produit. R'lyeh, la grande Cité de pierres avec ses monolithes et ses sépulcres avait été engloutie par les flots, et les eaux profondes, emplies du mystère primal que même les pensées ne peuvent traverser avaient rompu la communication spectrale. Cependant le souvenir ne s'éteignit pas et les grands prêtres affirmèrent que la cité se relèverait un jour, quand les astres seraient bien alignés. Alors, des entrailles de la terre, apparaîtraient les esprits noirs, immondes et obscurs, pleins de rumeurs incertaines qu'ils avaient recueillies dans les cavernes au-delà des fonds maritimes oubliés... Le vieux Castro n'osait pas trop en parler. Il s'interrompit brusquement et ni la persuasion, ni la ruse ne parvinrent à l'entrainer dans cette direction. Bizarrement, il refusa également de parler de la taille des Grands Anciens. Pour revenir au Culte, il pensait que son centre se trouvait dans les déserts d'Arabie, là où Irem, la Cité aux Piliers, rêve, dissimulée et inviolée. Le Culte n'avait aucun rapport avec la sorcellerie occidentale et était pour ainsi dire inconnu au-delà du cercle de ses adeptes. Aucun livre ne l'avait jamais évoqué, bien que le Chinois immortel affirmât qu'il y avait des phrases à double sens dans le Necronomicon de l'Arabe fou, Abdul Alhazred, que les seuls initiés savaient déchiffrer, et particulièrement le verset suivant :

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N'est pas défunt, qui repose pour l'éternité

En d'étranges ères, la mort elle-même peut trépasser

Legrasse, impressionné et déconcerté, avait enquêté en vain pour trouver la filiation historique du Culte. Castro n'avait pas menti quand il affirmait qu'il était totalement secret. Quand les experts de l'Université de Tulane se montrèrent incapables de donner la moindre information sur la secte ou son idole, le détective résolut de s'adresser aux plus hautes autorités scientifiques du pays. En fin de compte, il n'avait rien découvert de plus que l'aventure du Professeur Webb au Groenland.

L'intérêt fébrile que suscita le récit de Legrasse au congrès est attesté par la correspondance abondante de tous les membres à ce sujet, bien que la publication officielle de la société n'en ait pour ainsi dire jamais parlé. La prudence est le souci majeur de ceux qui peuvent se trouver face à l'imposture et la charlatanerie. Legrasse prêta sa statuette quelques temps au Professeur Webb, mais la récupéra à sa mort. Elle demeura en sa possession et c'est là que je l'ai vue il n'y a pas si longtemps. C'est vraiment une chose effrayante qui ressemble indiscutablement à la sculpture imaginée par le jeune Wilcox.

Il n'y avait rien de surprenant à ce que mon oncle se fût passionné pour le récit du sculpteur. On imagine quelles pensées furent les siennes, alors qu'il connaissait l'histoire de Legrasse à propos du Culte, en entendant ce jeune homme sensible qui avait rêvé, non seulement de la statuette, des hiéroglyphes, identiques à ceux découverts dans le bayou et au Groenland, mais qui de surcroît avait entendu dans ses songes au moins trois des mots précis de la formule prononcée de façon similaire par les Esquimaux et les métis de Louisiane. La réaction du Professeur Angell en entreprenant sur le champ une étude approfondie était évidemment naturelle. Je continuais cependant de soupçonner le jeune Wilcox d'avoir eu connaissance du Culte par une autre source et d'avoir inventé ces rêves pour gonfler et maintenir le mystère aux dépens de mon oncle. Sans doute, les récits de rêves et les coupures compilées par le professeur constituent-ils une forme de preuve, mais mon rationalisme et l'invraisemblance de toute l'affaire me conduisirent à adopter ce que je considérais comme les conclusions les plus raisonnables. C'est pourquoi, après avoir relu le manuscrit et avoir une fois encore comparé les notes théosophiques et anthropologiques avec le récit de Legrasse, je décidais de me rendre chez le sculpteur, à Providence, afin de lui faire connaître les reproches qui me semblaient alors justifiés, d'avoir abusé d'un vieil érudit avec une telle audace.

Wilcox vivait toujours seul dans Thomas Street, à la Fleur-de-Lys, une affreuse imitation de l'architecture bretonne du 17ème siècle qui étalait sa façade de stuc au beau milieu des magnifiques maisons coloniales accrochées à colline, à l'ombre même du plus beau clocher géorgien d'Amérique. Je le trouvai en plein travail et dus admettre, en voyant ses sculptures dispersées dans toutes les pièces, que son génie était réel et authentique. Je pense qu'on entendra parler de lui comme un des grands artistes décadents, car il a su capturer dans la glaise comme il saura un jour le faire dans le marbre, les cauchemars et les fantasmes qu'Arthur Machen évoque dans ses poèmes et que Clark Ashton Smith nous montre dans sa peinture.

Brun, frêle, un peu négligé dans son aspect, il se tourna lentement comme je frappai et sans se lever, me demanda quelle affaire m'amenait. Quand je lui dis qui j'étais, il

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montra un peu d'intérêt car si mon oncle avait suscité sa curiosité en explorant ses rêves, il ne lui en avait pour autant pas précisé la raison. De ce point de vu je ne l'ai guère éclairé, essayant le plus subtilement possible de tirer quelque chose de lui.

En peu de temps je fus convaincu de sa sincérité absolue car il parlait de ses rêves d'une façon inimitable. Ils avaient profondément influencé son art. Il me montra une statue morbide dont les formes dégageaient une puissance obscure tellement suggestive que j'en tremblais presque. Il ne se rappelait pas avoir jamais vu l'original de cette chose si ce n'est dans son bas-relief, et les contours s'étaient formés d'eux même sous ses doigts. Qu'il n'ait rien su du Culte, mis à part ce qui avait pu filtrer des bavardages de mon oncle était une évidence et une fois encore je me perdis en conjecture pour comprendre comment il avait acquis ces impressions bizarres.

Il parla de ses rêves en termes étrangement poétiques qui me firent entrevoir avec une terrible exactitude la cité cyclopéenne faites de pierres humides, gluantes et verdâtres - dont la géométrie, disait-il, était fausse - et entendre avec effroi l'appel mental qui montait inlassablement des profondeurs :

"Cthulhu fhtagn, Cthulhu fhtagn."

Ces paroles faisaient partie du rituel effrayant qui racontait la mort éveillée de Cthulhu dans son tombeau à R'lyeh et malgré mes convictions rationalistes, j'en fus ébranlé. Wilcox, pourtant, j'en étais certain, avait dû entendre parler du Culte par hasard dans une conversation qu'il avait oubliée, accaparé qu'il était par ses lectures et ses fantasmes tout aussi bizarres. Plus tard, car elles étaient bouleversantes, ces paroles avaient dû trouver une manière inconsciente de s'exprimer à travers ses rêves, le bas-relief et la terrible statuette que je ne parvenais pas à quitter des yeux. En fin de compte son imposture auprès de mon oncle avait été très innocente. Le jeune homme avait ce genre à la fois affecté et un peu mal élevé que je n'ai jamais supporté, cependant je ne remettais plus en cause ni son génie, ni son honnêteté. Je pris congé amicalement en lui souhaitant tout le succès que son talent méritait.

La question du Culte continuait de me fasciner et je me voyais un jour célèbre pour avoir mené mes recherches sur ses origines et ses liens avec d'autres religions. Je me rendis à la Nouvelle-Orléans où je pus rencontrer Legrasse et quelques-uns des vétérans de cette ancienne expédition policière, voir également l'ignoble idole et enfin interroger les métis emprisonnés qui avaient survécu. Malheureusement le vieux Castro était mort depuis des années. Toutes les informations que j'obtenais enfin de première main ne constituaient guère plus qu'une confirmation détaillée de ce que mon oncle avait écrit et mais elles ravivèrent ma curiosité. J'en étais à présent convaincu : j'étais sur les traces d'une religion bien réelle, très secrète et très ancienne dont la découverte ferait de moi un anthropologiste de renom. Pourtant mes convictions restaient totalement matérialistes - je voudrais qu'elles le fussent toujours – et je balayais d'un revers de la main avec une hypocrisie inexplicable les coïncidences entre les rêves, les notes du Professeur Angell et les coupures de presse.

Il y a cependant une chose que je soupçonnais et qui m'effraie aujourd'hui : le décès de mon oncle était loin d'être naturel. Il était mort dans une petite ruelle en pente qui

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donnait sur les quais où grouillent tous ces métis étrangers, après avoir été bousculé par un marin noir. Je n'ai pas oublié les adeptes de Louisiane, marins au sang mêlé et je n'aurais pas été surpris de découvrir des méthodes secrètes et des aiguilles empoisonnées venant de la nuit des temps, comme ces croyances et ces rites mystérieux. Legrasse et ses hommes, il est vrai n'avaient jamais été inquiétés, mais en Norvège un marin était mort parce qu'il avait vu des choses. Les enquêtes très approfondies de mon oncle après sa rencontre avec le sculpteur ne seraient-elles pas tombée dans de sinistres oreilles ? Je pense que le Professeur est mort parce qu'il en savait trop ou était en passe d'en apprendre trop. Suivrai-je ses traces ? C'est possible, car j'en sais déjà beaucoup.


L'Appel de Cthulhu: Chapitre 2 - Le récit de l'inspecteur Legrasse Der Ruf des Cthulhu: Kapitel 2 - Inspektor Legrasses Erzählung Call of Cthulhu: Chapter 2 - Inspector Legrasse's story La Llamada de Cthulhu: Capítulo 2 - La historia del inspector Legrasse Call of Cthulhu: Capitolo 2 - La storia dell'ispettore Legrasse Call of Cthulhu: Capítulo 2 - A história do Inspetor Legrasse

Une affaire bien plus ancienne était en fait à l'origine de la fascination de mon oncle pour les rêves et le bas-relief du sculpteur. Elle faisait l'objet de la seconde partie de son long manuscrit. Il apparaît, que le Professeur Angell avait déjà aperçu la silhouette de l'innommable monstruosité, qu'il était resté perplexe face aux mystérieux hiéroglyphes et avait entendu prononcer les syllabes effrayantes que l'on ne peut retranscrire qu'en « Cthulhu ». Tout cela constituait une coïncidence si horrible et si extraordinaire qu'il ne faut guère s'étonner qu'il ait harcelé le jeune Wilcox de questions et de demandes d'informations. Tudo aquilo era uma coincidência tão horrível e extraordinária que não é de admirar que ele tenha importunado o jovem Wilcox com perguntas e pedidos de informação.

Cette première rencontre avait eu lieu en 1908, dix-sept ans auparavant, au cours de l'assemblée annuelle de la Société Américaine d'Archéologie à St. Este primeiro encontro teve lugar em 1908, dezassete anos antes, durante a reunião anual da Sociedade Arqueológica Americana em St. Louis. Le Professeur Angell, compte tenu de son autorité et de ses travaux, avait eu une place prépondérante dans toutes les délibérations et fut l'un des premiers que, profitant de cette occasion, nombre d'invités à la conférence consultèrent dans l'espoir d'obtenir des réponses à leurs questions ou une un avis d'expert à leurs problèmes. O Professor Angell, em virtude da sua autoridade e trabalho, ocupou um lugar de destaque em todas as deliberações e foi um dos primeiros a ser consultado por muitos dos convidados da conferência, que aproveitaram a oportunidade para obter respostas às suas perguntas ou conselhos de especialistas sobre os seus problemas.

Un de ces invités, devenu rapidement le point de mire et même le représentant de toute l'assemblée était un homme entre deux âges, d'aspect ordinaire qui avait spécialement fait le déplacement depuis la Nouvelle-Orléans en quête d'informations très spécifiques, impossible à obtenir là-bas. Il s'appelait Raymond Legrasse, était inspecteur de police avait apporté avec lui la raison de sa visite, une statuette grotesque, répugnante, apparemment très ancienne dont il ignorait l‘origine.

Il ne faudrait pas s'imaginer que l'inspecteur Legrasse avait le moindre intérêt pour l'archéologie. Sa requête était exclusivement d'ordre professionnel. La statuette, le fétiche ou l'idole comme on voudra bien l'appeler avait été saisie quelques mois auparavant dans le bayou, au sud de la Nouvelle-Orléans, au cours d'une descente de police lors d'une cérémonie apparemment vaudou. Mais les rituels pratiqués étaient si singuliers, si ignobles que la police dut se rendre à l'évidence : elle était tombée sur un culte inconnu, infiniment plus démoniaque que le plus noirs des cultes vaudous d'Afrique. On ne savait rigoureusement rien de ses origines, si ce n'est les aveux extravagants arrachés aux adeptes qui avaient été capturés, d'où le désir impérieux de la police de trouver un spécialiste en questions anciennes qui serait en mesure d'identifier l'horrible symbole et par la même de remonter à la source de cette religion.

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L'inspecteur Legrasse n'imaginait à la réaction que cet objet allait provoquer. Sa seule vue jeta cette assemblée d'hommes de science dans un état d'excitation intense et en un instant ils s'agglutinèrent littéralement autour de lui afin de voir de plus près cette figurine dont l'étrangeté, l'authenticité et l'ancienneté abyssale leur ouvraient des perspectives inimaginables. Cette statuette terrible, dont les siècles et même les millénaires semblaient inscrits sur sa surface verdâtre faite d'une pierre étrange n'était le produit d'aucune école de sculpture connue.

La figurine, qui passa lentement de main en main avait sept ou huit pouces de haut et était d'une facture très délicate. Elle représentait un monstre de forme vaguement anthropoïde. La tête avait l'aspect d'une pieuvre dont la face n'aurait été qu'un amas de tentacules, le corps écailleux pourvu de longues ailes effilées dans le dos avait un aspect cartilagineux, et les pattes antérieures aussi bien que postérieures se terminaient par des griffes prodigieuses. Cette chose, d'une corpulence énorme, dégageait une malignité effrayante et contre nature. Elle était accroupie sur un bloc rectangulaire, une sorte de piédestal, recouvert de caractères indéchiffrables. L'extrémité des ailes touchaient l'arrière du piédestal, le siège était au centre tandis que les longues griffes incurvées des pattes postérieures repliées agrippaient la partie avant du bloc, s'étendant vers le bas du piédestal sur un quart de sa hauteur. Sa tête de céphalopode penchait vers l'avant si bien que l'extrémité des tentacules faciales effleuraient l'arrière des pattes antérieures qui serraient les genoux. L'aspect général de la créature était curieusement plein de vie et d'autant plus inquiétant que son origine était tout à fait inconnue. Son ancienneté effrayante et incalculable sautait aux yeux alors qu'aucun lien ne la rattachait à une quelconque forme d'art primitif venu de l'aube de la civilisation ou même de toute autre époque.

Totalement originale, sa matière était à elle seule un mystère, cette pierre savonneuse, verdâtre, mouchetée de taches et de stries dorées iridescentes ne ressemblait à rien de connu en géologie ou en minéralogie. Les caractères le long de la base étaient également mystérieux et personne, dans cette assemblée qui réunissait la moitié des experts mondiaux dans ce domaine n'avait la plus petite idée d'une parenté linguistique fût-elle très éloignée. Comme le sujet et sa matière, ils appartenaient à quelque chose d'horriblement lointain, sans rapport avec l'humanité telle que nous la connaissons, quelque chose d'effrayant suggérant des cycles de vie anciens et impies dans lesquels notre monde et ses conception n'ont aucune part.

Et cependant, alors que les membres de l'assemblée admettaient, d'un hochement de tête leur défaite face au problème de l'inspecteur, il y avait un homme parmi eux auprès de qui cette forme monstrueuse et cette écriture évoquaient un soupçon de réminiscence et qui entreprit timidement de raconter une aventure bizarre qu'il avait vécue. C'était le regretté William Channing Webb, professeur d'anthropologie à l'Université de Princeton et explorateur de renom.

Quarante-huit ans auparavant, le professeur s'était consacré vainement à la recherche d'inscriptions runiques en Islande et au Groenland, qu'il ne parvint jamais

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à découvrir. Alors qu'il parcourait le nord de la côte occidentale du Groenland, il avait rencontré une tribu ou une secte d'Esquimaux dégénérés dont la religion, une forme curieuse de culte démoniaque, lui avait glacé les sens tant elle était abjecte et assoiffée de sang. De ce culte, les autres Esquimaux ignoraient presque tout, mais ils en parlaient en frémissant, affirmant qu'il venait de temps anciens et abominables, bien avant que le monde existât. En plus des cérémonies sans nom et des sacrifices humains, il comportait des ritu els étranges destinés à un démon suprême ou

« tornasuk ». Le Professeur Webb s'était adressé à un « angekok » ou sorcier pour en faire une transcription phonétique précise. Mais, à cet instant, il était surtout captivé par le fétiche adoré par cette peuplade qui avait l'habitude de danser autour, lorsque l'aurore pointait au-dessus des falaises de glace. C'était, affirma le professeur, un bas-relief de pierre très grossier, qui comprenait une image affreuse et des caractères inconnus. Et pour autant qu'il s'en souvienne, elle était assez semblable à la chose bestiale examinée à présent par l'assemblée.

Le suspense, puis l'effarement qui saisirent les membres s'emparèrent avec deux fois plus de force de l'inspecteur Legrasse qui se mit à harceler de question ce nouvel interlocuteur. Comme il avait transcrit le rituel oral pratiqué par les adeptes du bayou que ses hommes avaient arrêtés, il supplia le professeur de se rappeler les syllabes qu'il avait notées chez les esquimaux. S'en suivit une comparaison de chaque détail, puis un moment de silence après que le détective et le professeur eurent convenu de l'identité vraisemblable des incantations communes à ces deux rituels infernaux pratiqués à des mondes l'un de l'autre. Les chants que les angekoks esquimaux et les prêtres du marais de Louisiane psalmodiaient face à leurs idoles si similaires ressemblaient à peu près à ceci (la séparation entre les mots ayant été déduite des pauses dans la phrase chantée à haute voix) :

"Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn."

Legrasse avait un avantage sur le Professeur Webb car plusieurs de ses prisonniers lui avaient dévoilé la signification de ce texte qu'ils tenaient d'adeptes plus anciens. Voici cette traduction :

« Dans sa demeure à R'lyeh la morte, Cthulhu attend en rêvant.»

C'est à ce moment, que cédant à la demande générale qui se faisait pressante, l'inspecteur Legrasse commença à raconter aussi complètement que possible son aventure avec les adorateurs du marais, histoire à laquelle mon oncle accordait une signification profonde. Elle avait la saveur des rêves les plus fous des conteurs de mythes et des théosophes et révélait une imagination cosmique que l'on ne s'attend guère à trouver chez de tels métis et des parias supposés incultes.

Le 1er novembre 1907, la police de la Nouvelle-Orléans avait reçu une demande désespérée provenant des marécages et des bayous du sud de l'état. Les habitants

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de la région, assez primitifs et accommodants, quoique fiers descendants des hommes de Lafitte, étaient terrorisés par une chose inconnue qui les avait submergés au cours de la nuit. C'était vaudou, apparemment, mais un vaudou bien plus terrible que celui auquel ils avaient déjà eu affaire. Plusieurs de leurs femmes et de leurs enfants avaient disparu depuis que le maudit tam-tam avait entonné une mélopée ininterrompue, au loin dans les bois hantés où personne ne s'aventurait jamais. Il y avait des hurlements d'aliénés, des cris déchirants, des incantations à vous glacer l'âme et l'on apercevait la danse des flammes de l'enfer. L'envoyé ajouta que les braves gens n'en pouvaient plus.

C'est ainsi que, tard dans l'après-midi, une escouade de vingt policiers se mit en route dans deux voitures à cheval et une automobile avec pour guide le messager qui tremblait de peur. A la fin de la route carrossable, ils abandonnèrent les voitures, et poursuivirent à pied, pataugeant en silence pendant plusieurs miles à travers les terribles bois de cyprès où jamais le jour ne parvient. D'affreuses racines et des lianes malfaisantes de mousse espagnole les agressaient et, de temps à autre un tas de pierres humides ou un pan de mur délabré provoquaient par leur évocation d'habitations morbides, un sentiment de mal être que tous les arbres difformes et les ilots de moisissures avaient contribué à faire naître. Enfin, ils arrivèrent en vue du hameau, un amas de huttes misérables, et les habitants hystériques accoururent et se pressèrent autour du groupe aux lanternes dansantes. On distinguait au loin le battement étouffé des tam-tams et, de temps à autre, un cri à vous faire dresser les cheveux sur la tête se faisait entendre quand le vent tournait. Une lueur rougeâtre filtrait à travers les fourrés, au-delà avenues interminables de la nuit de la forêt. Préférant encore se retrouver à nouveaux seuls, les habitants refusèrent de faire un pas de plus vers la scène de ces adorations impies et l'inspecteur Legrasse s'enfonça sans guide, avec ses dix-neuf collègues, dans les sombres voûtes d'une horreur telle qu'ils n'en avaient jamais connue à ce jour.

La région dans laquelle la police pénétrait était relativement mal connue. Peu fréquentée par les hommes blancs, elle avait mauvaise réputation. Il y courrait des légendes à propos d'un lac caché, inconnu du commun des mortels qui abritait une chose blanchâtre, gigantesque, informe avec des yeux luisants et les autochtones murmuraient que des démons aux ailes de chauves-souris quittaient vers minuit leurs repaire souterrain pour aller l'adorer. Ils ajoutaient que la chose était déjà là bien avant d'Iberville et La Salle, avant les Indiens avant même les bêtes et les oiseaux de la forêt. Elle était à elle seule un cauchemar : la regarder, c'était mourir. Les hommes en rêvaient parfois et en savaient ainsi bien assez pour s'en tenir à l'écart. L'orgie vaudou se déroulait aux marches de cette région abhorrée et déjà suffisamment dangereuse et c'est sans doute le lieu où se déroulait la cérémonie plus encore que les sons troublants qui effrayaient les habitants.

Seules la poésie ou la folie auraient pu décrire les bruits que Legrasse et ses hommes entendirent alors qu'ils avançaient péniblement dans le bourbier noir vers les tam-tams et la lueur rougeâtre. Il existe des voix propres aux hommes et des voix propres aux bêtes mais il est effroyable d'entendre les unes dans les gorges des autres. La furie bestiale et la licence orgiaque se disputaient la conquête de sommets dans l'horreur par des hurlements et des extases rauques qui déchiraient la nuit et se réverbéraient dans les bois comme une tempête pestilentielle venue des abimes de l'enfer. De temps à autres, les hululements désorganisés s'arrêtaient et de ce qui

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semblait une chorale bien entraînée de voix éraillées, s'élevait, en incantation, l'abominable rituel :

"Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn."

C'est alors qu'ayant atteint un endroit où les arbres étaient clairsemés, le spectacle leur apparut brusquement. Quatre hommes se mirent à tituber, un perdit connaissance et deux autres enfin se mirent à pousser des cris frénétiques que la cacophonie de l'orgie masqua heureusement. Lagrasse aspergea le visage de l'homme évanoui d'un peu d'eau du marécage. Tous tremblaient quasiment hypnotisés par l'horreur.

Dans une clairière naturelle du marais émergeait, une île dénudée et relativement sèche d'environ 60 m de diamètre, sur laquelle se convulsait une horde indescriptible de tout ce que l'humanité pouvait compter d'anormaux que seuls Sime ou Angarola3 réussiraient à peindre. Complètement nue, cette engeance hybride braillait, mugissait et se contorsionnait autour d'un feu monstrueux en forme d'anneau au centre duquel on apercevait par moment, lorsque le rideau de flamme se déchirait, un monolithe de granit d'environ huit pieds de haut, au sommet duquel, incongrue de par sa taille réduite, la statuette funeste trônait. Dix échafauds, répartis en cercle, à intervalles réguliers autour du monolithe, portaient, tête en bas, les dix corps bizarrement mutilés des malheureux habitants qui avaient disparu. A l'intérieur de ce cercle, les adorateurs bondissaient et rugissaient dans un mouvement latéral de gauche à

droite en une bacchanale sans fin qui allait et venait entre anneau de feu et anneau de suppliciés.

Peut-être n'était-ce que le fruit de son imagination ou alors l'écho, mais un Espagnol impressionnable crut entendre une réponse antiphonique au rituel, provenant d'un lieu sombre et éloigné, au coeur des bois de légendes et d'horreurs. Cet homme s'appelait Joseph D. Galvez, je l'ai rencontré et interrogé plus tard et il faut avouer qu'il était doté d'une imagination que je qualifierais de distrayante. Il alla jusqu'à évoquer le battement faible de grandes ailes, le regard furtif d'yeux luisants et une forme blanche gigantesque derrière les arbres au loin, mais je pense qu'il avait dû écouter trop de légendes locales.

La catalepsie horrifiée des hommes fut de courte durée. Le devoir avant tout. Et bien qu'il devait bien y avoir près d'une centaine de ces participants métis, la police, comptant sur ses armes à feu, plongea avec détermination dans cette multitude nauséabonde. Pendant cinq minutes, il en résultat un chaos fracassant, au-delà des mots. Des coups terribles furent assénés, des coups de feu furent tirés, quelques- uns purent s'échapper et en fin de compte, Legrasse dénombra quarante-sept prisonniers hagards qu'il força à s'habiller en hâte et à se rangers entre deux lignes de policiers. Cinq des adorateurs étaient morts et deux grièvement blessés qui furent emportés par leurs coreligionnaires sur des brancards de fortune. La statuette au-dessus du monolithe fut, évidemment délicatement récupérée et ramenée par Legrasse.

3 Anthony Angarola et Elias Simes, deux peintres américains du début du XXème siècle.

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Après un voyage de retour éprouvant, les prisonniers furent examinés au quartier général. Ils s'avérèrent tous être des métis de condition misérable souffrant de débilité mentale. La plupart étaient marins. Cette clique de nègres et de mulâtres, originaires des Indes Occidentales et du Cap Vert avaient déguisé en vaudou leur culte hétérogène. Mais avant même l'interrogatoire, il était manifeste qu'on était en présence de quelque chose de plus ancien, de plus profond que le fétichisme noir. Tout dénaturés et ignorants qu'ils étaient, ces malheureux s'en tenaient avec consistance à l'idée de base de leur ignoble croyance.

Ils adoraient, disaient-ils, les Grands Anciens qui vivaient bien avant l'avènement des hommes et étaient venus du ciel sur une terre encore jeune. Ces Grands Anciens avaient à présent disparu sous la terre ou dans les océans, mais leurs dépouilles avaient raconté leurs secrets en rêve aux premiers hommes qui avaient imaginé un culte encore bien vivant de nos jours. C'était leur culte, et les prisonniers affirmèrent qu'il existait et existerait de tout temps, caché et disséminé dans les lieux les plus sombres de la terre, jusqu'au jour où le Grand Prêtre Cthulhu reviendrait de sa sombre demeure dans la magnifique cité sous-marine de R'lyeh et soumettrait à nouveau le monde. Un jour, quand les étoiles seraient prêtes, il appellerait à nouveau et la secte, qui attend depuis la nuit des temps le libérerait.

Mais jusque-là, rien de plus ne devait être divulgué. Il y avait un secret, qui ne devait jamais être révélé, même sous la torture. L'humanité n'était pas la seule conscience ici-bas, des entités pouvaient s'élever de l'obscurité et rendre visite à quelques élus. Mais ce n'étaient pas les Grands Anciens. Nul homme n'a jamais vu les Grands Anciens. La statuette était celle du grand Cthulhu et personne ne put dire précisément si les autres lui ressemblaient. Personne ne connaissait l'ancienne écriture, les choses étaient transmises de bouche à oreille. Le rituel psalmodié n'était pas secret, mais il n'était jamais dit à haute voix, juste murmuré. Il disait : « Dans sa demeure à R'lyeh la morte, Cthulhu attend en rêvant. »

Deux prisonniers seulement furent déclarés sains d'esprits et pendus, les autres furent internés dans diverses institutions. Tous nièrent avoir participé aux meurtres rituels et accusèrent les Grands Ailés Noirs qui étaient venus depuis leur lieu de rencontre immémorial jusque dans les bois hantés. De ces adeptes mystérieux on ne tira rien d'autre. Ce que la police réussit à découvrir, venait d'un vieillard métis nommé Castro qui prétendait avoir navigué vers des ports étranges et avoir parlé avec des prêtres immortels du culte dans les montagnes de Chine.

Le vieux Castro se rappelait des bribes de légendes immondes qui reléguaient les spéculations des théosophes au rang de contes pour enfant et dépeignaient le monde et l'humanité comme un épisode récent et passager. Des ères avaient existé au cours desquelles des Choses avaient régné sur la terre où elles habitaient de grandes cités. On en trouvait encore des restes, lui avait dit l'immortel Chinois, dans certaines îles du Pacifique sous forme de pierres cyclopéennes. Toutes sont mortes longtemps avant l'arrivée de l'homme mais il existait une magie qui pourrait les ressusciter quand les étoiles occuperaient à nouveau les bonnes positions dans leur cycle éternel. De fait, elles venaient elles-mêmes des étoiles et avait apporté leurs statues avec elles.

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Ces Grands Anciens, poursuivit Castro, n'étaient pas faits de chair et de sang. Ils avaient une forme, comme le prouvait cette idole venue des étoiles, mais Ils n'étaient pas faits de matière. Quand les étoiles étaient à leur place, Ils pouvaient passer d'un monde à l'autre, mais à l'inverse, dans une mauvaise configuration Ils ne pouvaient plus vivre. Cependant Ils ne mourraient jamais, reposant dans les immenses demeures de pierres de la grande cité de R'lyeh, protégés par des sorts lancés par le Grand Cthulhu dans l'attente d'une résurrection glorieuse, quand le ciel et les étoiles seraient nouveau disposés pour Eux. Mais lorsque ce temps arriverait, des forces extérieures devraient les aider à se libérer, car les sorts qui Les préservaient intacts les empêchaient en même temps de faire le premier pas et Ils gisaient ainsi, éveillés dans l'obscurité, pensant, pendant que des millions d'années s'écoulaient. Ils savaient tout ce qui se passait dans l'univers car ils communiquaient par transmission de pensée. En ce moment même, ils parlaient depuis leurs tombes. Quand après une ère de chaos interminable, les premiers hommes étaient apparus, les Grands Anciens s'adressèrent aux plus réceptifs en s'immisçant dans leurs rêves, car c'était le seul moyen pour que Leur langage atteigne l'esprit de ces mammifères aliénés à la chair.

Alors, chuchota Castro, ces premiers hommes créèrent un culte autour de petites idoles que les Grands Anciens leur avaient révélées, des idoles ramenées des étoiles en des temps imprécis. Ce Culte se perpétuerait jusqu'à ce que les étoiles entrent dans la bonne configuration et alors les prêtres sortiraient le grand Cthulhu de Sa tombe afin qu'il redonne la vie à Ses sujets et reprenne Sa domination sur la terre. Ce temps serait facile à reconnaître car l'humanité aurait évolué pour devenir comme les Grands Anciens, libres et sauvages, au-delà du bien et du mal, sans lois ni morale, hurlant, tuant et s'adonnant au plaisir. Alors les Grands Anciens libérés leur apprendraient de nouvelles manières d'hurler, de tuer et de s'amuser et toute la terre se consumerait dans un holocauste libertaire et extatique. En attendant, le Culte se devait, à l'aide de rites appropriés de garder en vie le souvenir de ces voix anciennes et de transmettre en secret la prophétie de leur retour.

Dans les temps premiers, des élus avaient pu parler en rêve avec les Grands Anciens, mais un évènement s'était produit. R'lyeh, la grande Cité de pierres avec ses monolithes et ses sépulcres avait été engloutie par les flots, et les eaux profondes, emplies du mystère primal que même les pensées ne peuvent traverser avaient rompu la communication spectrale. Cependant le souvenir ne s'éteignit pas et les grands prêtres affirmèrent que la cité se relèverait un jour, quand les astres seraient bien alignés. Alors, des entrailles de la terre, apparaîtraient les esprits noirs, immondes et obscurs, pleins de rumeurs incertaines qu'ils avaient recueillies dans les cavernes au-delà des fonds maritimes oubliés... Le vieux Castro n'osait pas trop en parler. Il s'interrompit brusquement et ni la persuasion, ni la ruse ne parvinrent à l'entrainer dans cette direction. Bizarrement, il refusa également de parler de la taille des Grands Anciens. Pour revenir au Culte, il pensait que son centre se trouvait dans les déserts d'Arabie, là où Irem, la Cité aux Piliers, rêve, dissimulée et inviolée. Le Culte n'avait aucun rapport avec la sorcellerie occidentale et était pour ainsi dire inconnu au-delà du cercle de ses adeptes. Aucun livre ne l'avait jamais évoqué, bien que le Chinois immortel affirmât qu'il y avait des phrases à double sens dans le Necronomicon de l'Arabe fou, Abdul Alhazred, que les seuls initiés savaient déchiffrer, et particulièrement le verset suivant :

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N'est pas défunt, qui repose pour l'éternité

En d'étranges ères, la mort elle-même peut trépasser

Legrasse, impressionné et déconcerté, avait enquêté en vain pour trouver la filiation historique du Culte. Castro n'avait pas menti quand il affirmait qu'il était totalement secret. Quand les experts de l'Université de Tulane se montrèrent incapables de donner la moindre information sur la secte ou son idole, le détective résolut de s'adresser aux plus hautes autorités scientifiques du pays. En fin de compte, il n'avait rien découvert de plus que l'aventure du Professeur Webb au Groenland.

L'intérêt fébrile que suscita le récit de Legrasse au congrès est attesté par la correspondance abondante de tous les membres à ce sujet, bien que la publication officielle de la société n'en ait pour ainsi dire jamais parlé. La prudence est le souci majeur de ceux qui peuvent se trouver face à l'imposture et la charlatanerie. Legrasse prêta sa statuette quelques temps au Professeur Webb, mais la récupéra à sa mort. Elle demeura en sa possession et c'est là que je l'ai vue il n'y a pas si longtemps. C'est vraiment une chose effrayante qui ressemble indiscutablement à la sculpture imaginée par le jeune Wilcox.

Il n'y avait rien de surprenant à ce que mon oncle se fût passionné pour le récit du sculpteur. On imagine quelles pensées furent les siennes, alors qu'il connaissait l'histoire de Legrasse à propos du Culte, en entendant ce jeune homme sensible qui avait rêvé, non seulement de la statuette, des hiéroglyphes, identiques à ceux découverts dans le bayou et au Groenland, mais qui de surcroît avait entendu dans ses songes au moins trois des mots précis de la formule prononcée de façon similaire par les Esquimaux et les métis de Louisiane. La réaction du Professeur Angell en entreprenant sur le champ une étude approfondie était évidemment naturelle. Je continuais cependant de soupçonner le jeune Wilcox d'avoir eu connaissance du Culte par une autre source et d'avoir inventé ces rêves pour gonfler et maintenir le mystère aux dépens de mon oncle. Sans doute, les récits de rêves et les coupures compilées par le professeur constituent-ils une forme de preuve, mais mon rationalisme et l'invraisemblance de toute l'affaire me conduisirent à adopter ce que je considérais comme les conclusions les plus raisonnables. C'est pourquoi, après avoir relu le manuscrit et avoir une fois encore comparé les notes théosophiques et anthropologiques avec le récit de Legrasse, je décidais de me rendre chez le sculpteur, à Providence, afin de lui faire connaître les reproches qui me semblaient alors justifiés, d'avoir abusé d'un vieil érudit avec une telle audace.

Wilcox vivait toujours seul dans Thomas Street, à la Fleur-de-Lys, une affreuse imitation de l'architecture bretonne du 17ème siècle qui étalait sa façade de stuc au beau milieu des magnifiques maisons coloniales accrochées à colline, à l'ombre même du plus beau clocher géorgien d'Amérique. Je le trouvai en plein travail et dus admettre, en voyant ses sculptures dispersées dans toutes les pièces, que son génie était réel et authentique. Je pense qu'on entendra parler de lui comme un des grands artistes décadents, car il a su capturer dans la glaise comme il saura un jour le faire dans le marbre, les cauchemars et les fantasmes qu'Arthur Machen évoque dans ses poèmes et que Clark Ashton Smith nous montre dans sa peinture.

Brun, frêle, un peu négligé dans son aspect, il se tourna lentement comme je frappai et sans se lever, me demanda quelle affaire m'amenait. Quand je lui dis qui j'étais, il

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montra un peu d'intérêt car si mon oncle avait suscité sa curiosité en explorant ses rêves, il ne lui en avait pour autant pas précisé la raison. De ce point de vu je ne l'ai guère éclairé, essayant le plus subtilement possible de tirer quelque chose de lui.

En peu de temps je fus convaincu de sa sincérité absolue car il parlait de ses rêves d'une façon inimitable. Ils avaient profondément influencé son art. Il me montra une statue morbide dont les formes dégageaient une puissance obscure tellement suggestive que j'en tremblais presque. Il ne se rappelait pas avoir jamais vu l'original de cette chose si ce n'est dans son bas-relief, et les contours s'étaient formés d'eux même sous ses doigts. Qu'il n'ait rien su du Culte, mis à part ce qui avait pu filtrer des bavardages de mon oncle était une évidence et une fois encore je me perdis en conjecture pour comprendre comment il avait acquis ces impressions bizarres.

Il parla de ses rêves en termes étrangement poétiques qui me firent entrevoir avec une terrible exactitude la cité cyclopéenne faites de pierres humides, gluantes et verdâtres - dont la géométrie, disait-il, était fausse - et entendre avec effroi l'appel mental qui montait inlassablement des profondeurs :

"Cthulhu fhtagn, Cthulhu fhtagn."

Ces paroles faisaient partie du rituel effrayant qui racontait la mort éveillée de Cthulhu dans son tombeau à R'lyeh et malgré mes convictions rationalistes, j'en fus ébranlé. Wilcox, pourtant, j'en étais certain, avait dû entendre parler du Culte par hasard dans une conversation qu'il avait oubliée, accaparé qu'il était par ses lectures et ses fantasmes tout aussi bizarres. Plus tard, car elles étaient bouleversantes, ces paroles avaient dû trouver une manière inconsciente de s'exprimer à travers ses rêves, le bas-relief et la terrible statuette que je ne parvenais pas à quitter des yeux. En fin de compte son imposture auprès de mon oncle avait été très innocente. Le jeune homme avait ce genre à la fois affecté et un peu mal élevé que je n'ai jamais supporté, cependant je ne remettais plus en cause ni son génie, ni son honnêteté. Je pris congé amicalement en lui souhaitant tout le succès que son talent méritait.

La question du Culte continuait de me fasciner et je me voyais un jour célèbre pour avoir mené mes recherches sur ses origines et ses liens avec d'autres religions. Je me rendis à la Nouvelle-Orléans où je pus rencontrer Legrasse et quelques-uns des vétérans de cette ancienne expédition policière, voir également l'ignoble idole et enfin interroger les métis emprisonnés qui avaient survécu. Malheureusement le vieux Castro était mort depuis des années. Toutes les informations que j'obtenais enfin de première main ne constituaient guère plus qu'une confirmation détaillée de ce que mon oncle avait écrit et mais elles ravivèrent ma curiosité. J'en étais à présent convaincu : j'étais sur les traces d'une religion bien réelle, très secrète et très ancienne dont la découverte ferait de moi un anthropologiste de renom. Pourtant mes convictions restaient totalement matérialistes - je voudrais qu'elles le fussent toujours – et je balayais d'un revers de la main avec une hypocrisie inexplicable les coïncidences entre les rêves, les notes du Professeur Angell et les coupures de presse.

Il y a cependant une chose que je soupçonnais et qui m'effraie aujourd'hui : le décès de mon oncle était loin d'être naturel. Il était mort dans une petite ruelle en pente qui

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donnait sur les quais où grouillent tous ces métis étrangers, après avoir été bousculé par un marin noir. Je n'ai pas oublié les adeptes de Louisiane, marins au sang mêlé et je n'aurais pas été surpris de découvrir des méthodes secrètes et des aiguilles empoisonnées venant de la nuit des temps, comme ces croyances et ces rites mystérieux. Legrasse et ses hommes, il est vrai n'avaient jamais été inquiétés, mais en Norvège un marin était mort parce qu'il avait vu des choses. Les enquêtes très approfondies de mon oncle après sa rencontre avec le sculpteur ne seraient-elles pas tombée dans de sinistres oreilles ? Je pense que le Professeur est mort parce qu'il en savait trop ou était en passe d'en apprendre trop. Suivrai-je ses traces ? C'est possible, car j'en sais déjà beaucoup.