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Arthur Bernède- Belphégor, 2-7 Où l'on voit les prévisions de Chantecoq se réaliser d'une façon...

2-7 Où l'on voit les prévisions de Chantecoq se réaliser d'une façon...

Où l'on voit les prévisions de Chantecoq se réaliser d'une façon mathématique Conformément aux directives de Chantecoq, Jacques Bellegarde était demeuré caché dans la villa des allées de Verzy, autour de laquelle Pierre Gautrais ne cessait d'exercer, avec l'aide de ses deux danois, Pandore et Vidocq, une rigoureuse surveillance. Une chambre, située au premier, avait été réservée au journaliste, et il avait été entendu que, pendant le jour, il se tiendrait dans un petit salon dont les fenêtres s'ouvraient à l'arrière de la maison, sur le jardin, et dont, par surcroît de précaution, on avait abaissé les stores. Colette avait choisi dans la bibliothèque fort bien fournie de son père quelques livres qu'elle croyait capables d'intéresser son hôte. Et elle les lui avait apportés dans le petit salon qui servait de discret asile au jeune reporter.

Celui-ci l'avait vivement remerciée de cette délicate attention. – J'ai peur que vous ne vous ennuyiez… exprimait Colette. – Moi, mademoiselle !… Mais c'est impossible… surtout quand vous êtes là. Colette rougit légèrement… Puis elle détourna la tête.

Bellegarde se tut… Une grande mélancolie se lisait dans son regard… Un pli d'amertume et de regret sillonnait son front… Et il reprit :

– Mademoiselle… sans le vouloir, vous aurais-je fait de la peine ?

– Pas du tout, protestait Colette, qui s'était ressaisie. – Alors… laissez-moi vous dire…

– Oui, parlez !…

Dans ce « oui, parlez », il y avait à la fois tant de douceur, d'affection, de bonté et de confiance que Jacques se sentit tout de suite enhardi à ces confidences auxquelles, un instant auparavant, il s'interdisait de se livrer. – Mademoiselle, fit-il, la première fois que je vous ai rencontrée, j'ai ressenti une impression à la fois très étrange et très douce… À peine avais-je échangé avec vous ces quelques paroles, qu'il m'a semblé, dès que vous vous êtes éloignée, qu'une force irrésistible, que je prenais pour de la curiosité, m'attirait vers vous. Alors, j'ai voulu vous suivre, vous aborder… Mais vous m'en avez empêché ! – Comment cela ?

– Par votre regard ! Oh ! certes, je n'ai lu en lui aucune indignation, aucune colère. Il était au contraire si calme, si lumineux, si clair, que j'ai deviné en une seconde toute votre âme… Une âme comme la vôtre, mademoiselle, est faite avant tout pour être respectée… Et cela n'a fait que grandir l'attrait subit que vous avez éveillé en moi… « Ensuite, longuement, j'ai pensé à vous ; j'ai regretté de vous avoir ainsi perdue de vue, sans doute pour toujours, et j'ai éprouvé une véritable peine en songeant que je ne vous reverrais jamais… – Pourtant, ponctuait Colette, en baissant légèrement la tête…

Le journaliste reprit :

– Oui, le lendemain, cette rencontre au restaurant des Glycines, et à laquelle vous avez eu le tact si délicieux de ne pas faire la moindre allusion.

– Je l'ai oubliée ! affirmait la jeune fille avec un accent de sincérité charmante.

– Pas moi ! déclarait Jacques.

– Oh ! pourquoi ?

– Je crains que, à votre insu, peut-être, cet incident ait laissé en vous une mauvaise impression, que vous croyez effacée, mais qui, au contact d'événements toujours possibles, peut reparaître et vous indisposer contre moi. – Ne croyez pas cela, monsieur Jacques, affirmait la jeune fille.

« Puisque vous tenez tant à revenir sur le fait qui a marqué notre seconde rencontre, je vous dirai nettement que, loin de vous en rendre responsable, je vous ai plaint de tout mon cœur.

– Merci ! fit Jacques avec effusion. Je crois que vous êtes encore plus généreuse que je ne le pensais.

– Ce n'est pas de la générosité, c'est de la justice, définit Colette. – Alors, mademoiselle, accentuait le journaliste, dont les traits s'étaient rassérénés, je n'ai plus qu'à me réjouir de cette algarade, puisqu'elle a été pour moi mieux que le prétexte, c'est-à-dire la raison d'en finir avec une situation qui pesait aussi lourdement à ma conscience qu'à mon cœur. Colette, tout en réprimant un soupir, interrogeait un peu craintivement :

– Pourtant, vous avez aimé cette femme ?…

– J'ai cru l'aimer ! affirmait le reporter, avec un accent de loyauté parfaite.

« En effet, si j'avais été attaché à elle par les liens si puissants d'un véritable amour, croyez-vous que j'eusse rompu avec autant de facilité une liaison qui m'effrayait, depuis un certain temps déjà, parce qu'elle risquait de m'absorber au point de nuire à mon travail et peut-être même de compromettre mon avenir ? – Mais elle ?… murmurait la fille du détective. Elle a dû, elle doit encore beaucoup souffrir !

– Elle aussi a cru m'aimer… expliquait Jacques. – Qu'en savez-vous ? s'écriait la jeune fille. La jalousie que vous lui inspirez ne prouve-t-elle pas combien elle vous est attachée ?

– C'est une romanesque… une cérébrale… Elle vit dans une atmosphère qui ne peut, malheureusement, qu'exercer sur elle une très pernicieuse influence. Je me suis ressaisi le premier. Mieux eût valu que nous nous rendissions compte en même temps de notre mutuelle erreur.

« Je crois, d'ailleurs, qu'elle a déjà commencé à voir clair en elle, puisque, au cours d'une récente entrevue, la dernière que nous aurons jamais, elle a fini par reconnaître elle-même que mieux valait ne plus nous voir. – Tout cela est très pénible, concluait Colette avec un accent de touchante pitié.

– Je regrette de vous avoir attristée par ces confidences, soulignait Jacques.

– Elles étaient nécessaires… affirmait gravement la jeune fille.

Puis, d'une voix subitement douloureuse, elle reprit : – Mais, n'est-ce pas, nous n'en reparlerons jamais ! – Mademoiselle Colette ! s'écria Bellegarde, en remarquant la tristesse subite de la jeune fille. Et tout en lui prenant la main, il s'écria : – Qu'avez-vous donc ? On dirait que vous allez pleurer.

– Non ! ce n'est rien affirmait la jeune fille en refoulant ses larmes. Puis elle ajouta :

– Ce doit être si cruel, lorsque l'on s'aime vraiment, d'être obligé de se quitter. Jacques, bouleversé par ces paroles, qui étaient presque un aveu, allait répliquer… lorsque la porte s'ouvrit avec fracas, et la brave Marie-Jeanne apparut dans un état d'agitation impossible à décrire. Son chapeau ballottait sur sa tête. Sa figure avait perdu le teint de pivoine qui lui était habituel et apparaissait aussi blanche qu'une pleine lune d'hiver. Colette, sans prendre les choses au tragique, demanda aussitôt :

– Je parie, Marie-Jeanne, que vous allez encore nous annoncer une catastrophe !

– Bien pire !… s'exclama l'excellente femme, en roulant d'énormes yeux en boule de loto. Et, tout d'un trait, elle lâcha : – Monsieur Jacques, voilà maintenant qu'ils vous prennent pour le Fantôme du Louvre ! Et Marie-Jeanne, à bout de souffle, s'effondra sur un siège. Colette et Jacques échangèrent un regard qui prouvait que les révélations de Mme Gautrais ne provoquaient pas en eux la stupéfaction à laquelle celle-ci était en droit de s'attendre… Et, rejoignant la cuisinière, qui s'évertuait à reprendre son souffle et ses esprits, le journaliste lui dit avec un accent de grande bienveillance : – Rassurez-vous, ma bonne Marie-Jeanne, et racontez-nous ce que vous savez.

– Ah ! ne m'en parlez pas, monsieur Jacques ! – Il faut en parler, au contraire.

– Oui, vous avez raison… Excusez-moi, mademoiselle Colette, je n'ai plus la tête à moi… S'en prendre à vous, monsieur Jacques, vous, un si honnête homme ! Et Marie-Jeanne, qui s'était ressaisie, poursuivit avec volubilité : – Eh bien ! voilà, posa la commère… Ainsi que vous me l'aviez demandé, je m'étais rendue, monsieur Jacques, à votre appartement, pour y prendre les différents objets que vous m'avez désignés. J'étais en train de sortir de votre armoire vos chemises de nuit et vos chaussettes, lorsque l'on se mit à frapper à grands coups à la porte d'entrée ; je me précipitai dans l'antichambre et j'entendis des voix qui criaient dans le vestibule : « Ouvrez, au nom de la loi ! » J'ouvris… et je me trouvai nez à nez avec cinq bonshommes parmi lesquels je reconnus le petit fouinard. – Le petit fouinard ?

– Oui, l'inspecteur Ménardier… celui qui voulait à tout prix que mon homme fût le Fantôme du Louvre. Alors, un grand type, qui n'avait pas l'air commode, me dit : « Je suis le commissaire de police… et je veux parler à M. Jacques Bellegarde. » Je lui répondis, comme de raison, que vous étiez parti en voyage. Alors, le petit fouinard s'écria, en ricanant : « Parbleu ! Je m'en doutais ! » Et le commissaire, d'un ton sec, riposta : « Nous allons perquisitionner ! » Avant même que j'aie le temps de dire « Ouf ! », ils envahissent l'appartement. Le commissaire, le fouinard avec les deux agents en civil qui les accompagnaient s'en vont droit à votre cabinet de travail, comme s'ils étaient chez eux… Ils n'ont pas été longs à vous ouvrir les tiroirs, à fouiller dans les papiers, dans les dossiers. Comme ils ne trouvaient rien, le commissaire recommençait à s'impatienter… Mais Ménardier, tirant de sa poche une lettre, la lui a montrée en grommelant : « Elle m'a été remise ce matin… Elle est anonyme, mais elle confirme tous mes soupçons ! « Le commissaire a répliqué :

« Cependant, vous m'avez dit vous-même que vous aviez vu Bellegarde en train de poursuivre le Fantôme ! « Mais, le petit fouinard, qui ne voulait pas en démordre, s'est écrié : « Poursuite simulée ! Complicité certaine ! Et, les poings crispés, Marie-Jeanne s'écria : – Je l'aurais bouffé, ce type-là !… Mais je n'ai pas osé, car j'ai bien senti que je ne serais pas la plus forte. Alors, il s'est mis à tout bousculer dans la bibliothèque, flanquant par terre vos beaux livres à tranche dorée. Derrière une rangée, il a dégotté un vieux cahier qu'il s'est mis à feuilleter d'un air intéressé. Pendant ce temps-là, le commissaire ouvrait votre tiroir… et en retirait un morceau de fer…

– Un morceau de fer ? interrogeait Bellegarde.

– Oui. J'ai pas très bien pu voir ce que c'était… Mais ça m'avait tout l'air d'un vieil article qu'on aurait acheté à la foire aux puces ; et puis, il a ramené des lettres, des pièces d'or qu'il a étalées sur la table. – Des pièces d'or ! déclarait le reporter. Il y a beau temps que je n'en ai plus chez moi ! Avec force et insistance, Marie-Jeanne affirmait :

– Pourtant, c'en était bien, des pièces d'or, j'en suis sûre. Alors, le commissaire a appelé Ménardier, qui était toujours en train d'examiner le cahier, et est venu tout de suite vers lui… « Tout en se montrant leurs découvertes, ils se sont mis à parler à voix basse. Je n'ai pas saisi tout ce qu'ils disaient… Je n'ai entendu que quelques mots : grimoire, ferrure, Henri III… et puis, j'ai cru comprendre qu'ils parlaient d'une rue… la rue comment donc déjà ?… Ah ! j'y suis : la rue de Giéri. « Vous savez où elle perche, cette rue-là ? Moi, je ne la connais pas… Enfin, le petit fouinard s'est écrié : « Cette fois, j'en suis sûr ! je tiens notre bandit ! « J'ai voulu le questionner… Mais il m'a envoyé promener… Ah ! quel vieux choléra ! Je lui garde un chien de ma chienne ! Et puis, ils sont partis en emportant leur butin… J'ai attendu un bon moment pour filer… car j'avais peur qu'ils me fassent suivre… Dame ! je suis plutôt facile à repérer !… Alors, au bout d'une heure, pour bien les mettre dedans, j'ai pris un taxi et je suis allée porter vos bibelots au Petit Parisien ; et puis, je suis remontée jusqu'à Barbès, où j'ai pris le métro… et voilà ! Et Marie-Jeanne conclut :

– Vous verrez, monsieur Jacques, qu'ils vont vous accuser d'avoir assassiné Sabarat ! Bellegarde, qui avait écouté le récit de la brave femme avec une nervosité sans cesse croissante, s'écriait, au comble de l'indignation : – C'est trop fort ! Et il allait s'élancer vers la porte, lorsque Colette le retint. – Où allez-vous donc ? demanda-t-elle d'un ton plein d'anxiété. – Me justifier !

La fille du détective scandait avec force :

– Rappelez-vous que mon père vous a recommandé de ne pas bouger d'ici. Le journaliste répliquait :

– Je ne puis demeurer sous le coup d'une accusation pareille. – Restez, je vous en prie, suppliait Colette.

Emporté par le désir de confondre ceux qui l'accusaient, Bellegarde allait passer outre. Mais Chantecoq apparut sur le seuil de la porte, que le jeune reporter s'apprêtait à franchir. Le visage souriant, le grand limier l'arrêta d'un geste à la fois énergique et amical. – J'ai tout entendu, fit-il. Calmez-vous, mon ami, je vous en prie. Vous allez voir que tout cela va s'arranger… Tandis que Colette rejoignait Marie-Jeanne et s'efforçait de la rassurer, Chantecoq prit Bellegarde par le bras et, après avoir refermé la porte, il l'emmena au milieu de la pièce et commença à lui murmurer quelques mots à l'oreille. À mesure que le roi des détectives parlait, le visage du journaliste se rassérénait.

Et lorsque le père de Colette eut terminé, Jacques fit, d'un air satisfait et même joyeux : – Décidément, monsieur Chantecoq, vous êtes un homme de génie.

– Dites plutôt que je sais mon métier, protestait modestement le premier policier de France.

Et, s'adressant à sa fille, il ajouta : – Tout marche très bien. Je vais seulement m'occuper de mettre notre ami Bellegarde à l'abri de toute indiscrétion… Mais je crois qu'avant peu, le véritable Belphégor aura de mes nouvelles ! Car cet animal de Ménardier est tellement buté, malgré tout ce que j'ai pu lui dire, qu'il est capable d'attirer des ennuis à notre ami ! D'autre part, il faut bien reconnaître que le Fantôme du Louvre a fort habilement manœuvré !… Chantecoq emmena aussitôt son hôte dans le laboratoire, où nous l'avons vu précédemment analyser le contenu de l'un des bonbons empoisonnés. Allant droit à une grande armoire, il l'ouvrit à l'aide d'une clef empruntée au trousseau qu'il avait toujours en poche. Les deux battants du meuble laissèrent apparaître, suspendus à des portemanteaux, des vêtements et des uniformes de toutes sortes…

Chantecoq choisit tour à tour une redingote, un gilet, un pantalon noir et un chapeau genre Borsalino, qu'il remit à Bellegarde. Il s'en fut ensuite vers une commode, dont il tira à lui le premier tiroir… Il était rempli de boîtes en carton qui portaient toutes une étiquette. Il en prit une et en retira une perruque aux cheveux abondants, une moustache en crocs et une barbiche à la mousquetaire. Puis il s'en fut déposer tous ces postiches sur une table à maquillage, telle qu'on en voit dans les loges d'artistes, et qui était munie de tous les accessoires nécessaires. Jacques, quittant son complet, commença à revêtir les habits que Chantecoq venait de lui remettre.

– Nous sommes à peu près de la même taille, déclara ce dernier. Vous allez voir que tout cela va vous aller à merveille. D'ailleurs, le rôle que je vous demande de jouer ne réclame pas une grande élégance. Lorsque Bellegarde eut terminé son échange, le roi des détectives lui jeta un peignoir sur les épaules.

Puis, après l'avoir fait asseoir devant la table à maquillage, avec une dextérité et une sûreté de touche remarquables, il enduisit le visage du journaliste d'un fond de teint qui lui bistra la peau… comme celle d'un Italien de Calabre. Ensuite, il le coiffa de la perruque, l'aida à se coller sous le nez et le menton la moustache et la barbe, qui s'accordaient merveilleusement avec la chevelure postiche… et, après avoir remis à Jacques une paire de lunettes à monture d'écaille, que le jeune reporter s'empressa de faire chevaucher sur son nez, il lui dit : – Maintenant, mon ami, regardez-vous dans la glace !

Bellegarde se plaça juste devant le miroir qui surmontait le meuble devant lequel il était assis.

Une exclamation de surprise et de satisfaction lui échappa…

En effet, la transformation était si complète, si absolue, qu'il était impossible, même à l'œil le plus exercé, de penser qu'elle était due à un artifice de camouflage et que le personnage qui se dissimulait sous cette identité nouvelle n'était autre que le jeune et déjà célèbre reporter du Petit Parisien. Chantecoq, ravi, s'écriait : – C'est parfait ! Et je défie qui que ce soit de vous repérer.

– En effet, c'est prodigieux ! admirait le journaliste.

D'un air résolu, Chantecoq scanda : – Maintenant, seigneur Belphégor, à nous deux !

À la même heure, une torpédo sport filait à toute allure sur la route de Mantes à Dreux… Le bossu tenait le volant… Assis près de lui, l'homme à la salopette lisait à haute voix le billet suivant : Lorsque vous aurez transporté le trésor à l'endroit que je vous ai indiqué, il ne vous restera plus qu'à me débarrasser de Chantecoq, qui commence à devenir singulièrement encombrant. Belphégor.

Le bossu eut plusieurs petits hochements de tête approbatifs.

Tout en déchirant le papier en mille morceaux, qu'il abandonna au vent, l'homme à la salopette martela : – Ce détective est un adversaire redoutable.

– Possible ! ricana le bossu…

Et, le regard tout flambant d'une haine et d'une cruauté implacables, il ajouta : – Mais demain soir, le coq aura fini de chanter !


2-7 Où l'on voit les prévisions de Chantecoq se réaliser d'une façon... 2-7 Where we see Chantecoq's predictions come true...

Où l'on voit les prévisions de Chantecoq se réaliser d'une façon mathématique Conformément aux directives de Chantecoq, Jacques Bellegarde était demeuré caché dans la villa des allées de Verzy, autour de laquelle Pierre Gautrais ne cessait d'exercer, avec l'aide de ses deux danois, Pandore et Vidocq, une rigoureuse surveillance. Une chambre, située au premier, avait été réservée au journaliste, et il avait été entendu que, pendant le jour, il se tiendrait dans un petit salon dont les fenêtres s'ouvraient à l'arrière de la maison, sur le jardin, et dont, par surcroît de précaution, on avait abaissé les stores. Colette avait choisi dans la bibliothèque fort bien fournie de son père quelques livres qu'elle croyait capables d'intéresser son hôte. Et elle les lui avait apportés dans le petit salon qui servait de discret asile au jeune reporter.

Celui-ci l'avait vivement remerciée de cette délicate attention. – J'ai peur que vous ne vous ennuyiez… exprimait Colette. – Moi, mademoiselle !… Mais c'est impossible… surtout quand vous êtes là. Colette rougit légèrement… Puis elle détourna la tête.

Bellegarde se tut… Une grande mélancolie se lisait dans son regard… Un pli d'amertume et de regret sillonnait son front… Et il reprit :

– Mademoiselle… sans le vouloir, vous aurais-je fait de la peine ?

– Pas du tout, protestait Colette, qui s'était ressaisie. – Alors… laissez-moi vous dire…

– Oui, parlez !…

Dans ce « oui, parlez », il y avait à la fois tant de douceur, d'affection, de bonté et de confiance que Jacques se sentit tout de suite enhardi à ces confidences auxquelles, un instant auparavant, il s'interdisait de se livrer. – Mademoiselle, fit-il, la première fois que je vous ai rencontrée, j'ai ressenti une impression à la fois très étrange et très douce… À peine avais-je échangé avec vous ces quelques paroles, qu'il m'a semblé, dès que vous vous êtes éloignée, qu'une force irrésistible, que je prenais pour de la curiosité, m'attirait vers vous. Alors, j'ai voulu vous suivre, vous aborder… Mais vous m'en avez empêché ! – Comment cela ?

– Par votre regard ! Oh ! certes, je n'ai lu en lui aucune indignation, aucune colère. Il était au contraire si calme, si lumineux, si clair, que j'ai deviné en une seconde toute votre âme… Une âme comme la vôtre, mademoiselle, est faite avant tout pour être respectée… Et cela n'a fait que grandir l'attrait subit que vous avez éveillé en moi… « Ensuite, longuement, j'ai pensé à vous ; j'ai regretté de vous avoir ainsi perdue de vue, sans doute pour toujours, et j'ai éprouvé une véritable peine en songeant que je ne vous reverrais jamais… – Pourtant, ponctuait Colette, en baissant légèrement la tête…

Le journaliste reprit :

– Oui, le lendemain, cette rencontre au restaurant des Glycines, et à laquelle vous avez eu le tact si délicieux de ne pas faire la moindre allusion.

– Je l'ai oubliée ! affirmait la jeune fille avec un accent de sincérité charmante.

– Pas moi ! déclarait Jacques.

– Oh ! pourquoi ?

– Je crains que, à votre insu, peut-être, cet incident ait laissé en vous une mauvaise impression, que vous croyez effacée, mais qui, au contact d'événements toujours possibles, peut reparaître et vous indisposer contre moi. – Ne croyez pas cela, monsieur Jacques, affirmait la jeune fille.

« Puisque vous tenez tant à revenir sur le fait qui a marqué notre seconde rencontre, je vous dirai nettement que, loin de vous en rendre responsable, je vous ai plaint de tout mon cœur.

– Merci ! fit Jacques avec effusion. Je crois que vous êtes encore plus généreuse que je ne le pensais.

– Ce n'est pas de la générosité, c'est de la justice, définit Colette. – Alors, mademoiselle, accentuait le journaliste, dont les traits s'étaient rassérénés, je n'ai plus qu'à me réjouir de cette algarade, puisqu'elle a été pour moi mieux que le prétexte, c'est-à-dire la raison d'en finir avec une situation qui pesait aussi lourdement à ma conscience qu'à mon cœur. Colette, tout en réprimant un soupir, interrogeait un peu craintivement :

– Pourtant, vous avez aimé cette femme ?…

– J'ai cru l'aimer ! affirmait le reporter, avec un accent de loyauté parfaite.

« En effet, si j'avais été attaché à elle par les liens si puissants d'un véritable amour, croyez-vous que j'eusse rompu avec autant de facilité une liaison qui m'effrayait, depuis un certain temps déjà, parce qu'elle risquait de m'absorber au point de nuire à mon travail et peut-être même de compromettre mon avenir ? – Mais elle ?… murmurait la fille du détective. Elle a dû, elle doit encore beaucoup souffrir !

– Elle aussi a cru m'aimer… expliquait Jacques. – Qu'en savez-vous ? s'écriait la jeune fille. La jalousie que vous lui inspirez ne prouve-t-elle pas combien elle vous est attachée ?

– C'est une romanesque… une cérébrale… Elle vit dans une atmosphère qui ne peut, malheureusement, qu'exercer sur elle une très pernicieuse influence. Je me suis ressaisi le premier. Mieux eût valu que nous nous rendissions compte en même temps de notre mutuelle erreur.

« Je crois, d'ailleurs, qu'elle a déjà commencé à voir clair en elle, puisque, au cours d'une récente entrevue, la dernière que nous aurons jamais, elle a fini par reconnaître elle-même que mieux valait ne plus nous voir. – Tout cela est très pénible, concluait Colette avec un accent de touchante pitié.

– Je regrette de vous avoir attristée par ces confidences, soulignait Jacques.

– Elles étaient nécessaires… affirmait gravement la jeune fille.

Puis, d'une voix subitement douloureuse, elle reprit : – Mais, n'est-ce pas, nous n'en reparlerons jamais ! – Mademoiselle Colette ! s'écria Bellegarde, en remarquant la tristesse subite de la jeune fille. Et tout en lui prenant la main, il s'écria : – Qu'avez-vous donc ? On dirait que vous allez pleurer.

– Non ! ce n'est rien affirmait la jeune fille en refoulant ses larmes. Puis elle ajouta :

– Ce doit être si cruel, lorsque l'on s'aime vraiment, d'être obligé de se quitter. Jacques, bouleversé par ces paroles, qui étaient presque un aveu, allait répliquer… lorsque la porte s'ouvrit avec fracas, et la brave Marie-Jeanne apparut dans un état d'agitation impossible à décrire. Son chapeau ballottait sur sa tête. Sa figure avait perdu le teint de pivoine qui lui était habituel et apparaissait aussi blanche qu'une pleine lune d'hiver. Colette, sans prendre les choses au tragique, demanda aussitôt :

– Je parie, Marie-Jeanne, que vous allez encore nous annoncer une catastrophe !

– Bien pire !… s'exclama l'excellente femme, en roulant d'énormes yeux en boule de loto. Et, tout d'un trait, elle lâcha : – Monsieur Jacques, voilà maintenant qu'ils vous prennent pour le Fantôme du Louvre ! Et Marie-Jeanne, à bout de souffle, s'effondra sur un siège. Colette et Jacques échangèrent un regard qui prouvait que les révélations de Mme Gautrais ne provoquaient pas en eux la stupéfaction à laquelle celle-ci était en droit de s'attendre… Et, rejoignant la cuisinière, qui s'évertuait à reprendre son souffle et ses esprits, le journaliste lui dit avec un accent de grande bienveillance : – Rassurez-vous, ma bonne Marie-Jeanne, et racontez-nous ce que vous savez.

– Ah ! ne m'en parlez pas, monsieur Jacques ! – Il faut en parler, au contraire.

– Oui, vous avez raison… Excusez-moi, mademoiselle Colette, je n'ai plus la tête à moi… S'en prendre à vous, monsieur Jacques, vous, un si honnête homme ! Et Marie-Jeanne, qui s'était ressaisie, poursuivit avec volubilité : – Eh bien ! voilà, posa la commère… Ainsi que vous me l'aviez demandé, je m'étais rendue, monsieur Jacques, à votre appartement, pour y prendre les différents objets que vous m'avez désignés. J'étais en train de sortir de votre armoire vos chemises de nuit et vos chaussettes, lorsque l'on se mit à frapper à grands coups à la porte d'entrée ; je me précipitai dans l'antichambre et j'entendis des voix qui criaient dans le vestibule : « Ouvrez, au nom de la loi ! » J'ouvris… et je me trouvai nez à nez avec cinq bonshommes parmi lesquels je reconnus le petit fouinard. – Le petit fouinard ?

– Oui, l'inspecteur Ménardier… celui qui voulait à tout prix que mon homme fût le Fantôme du Louvre. Alors, un grand type, qui n'avait pas l'air commode, me dit : « Je suis le commissaire de police… et je veux parler à M. Jacques Bellegarde. » Je lui répondis, comme de raison, que vous étiez parti en voyage. Alors, le petit fouinard s'écria, en ricanant : « Parbleu ! Je m'en doutais ! » Et le commissaire, d'un ton sec, riposta : « Nous allons perquisitionner ! » Avant même que j'aie le temps de dire « Ouf ! », ils envahissent l'appartement. Le commissaire, le fouinard avec les deux agents en civil qui les accompagnaient s'en vont droit à votre cabinet de travail, comme s'ils étaient chez eux… Ils n'ont pas été longs à vous ouvrir les tiroirs, à fouiller dans les papiers, dans les dossiers. Comme ils ne trouvaient rien, le commissaire recommençait à s'impatienter… Mais Ménardier, tirant de sa poche une lettre, la lui a montrée en grommelant : « Elle m'a été remise ce matin… Elle est anonyme, mais elle confirme tous mes soupçons ! « Le commissaire a répliqué :

« Cependant, vous m'avez dit vous-même que vous aviez vu Bellegarde en train de poursuivre le Fantôme ! « Mais, le petit fouinard, qui ne voulait pas en démordre, s'est écrié : « Poursuite simulée ! Complicité certaine ! Et, les poings crispés, Marie-Jeanne s'écria : – Je l'aurais bouffé, ce type-là !… Mais je n'ai pas osé, car j'ai bien senti que je ne serais pas la plus forte. Alors, il s'est mis à tout bousculer dans la bibliothèque, flanquant par terre vos beaux livres à tranche dorée. Derrière une rangée, il a dégotté un vieux cahier qu'il s'est mis à feuilleter d'un air intéressé. Pendant ce temps-là, le commissaire ouvrait votre tiroir… et en retirait un morceau de fer…

– Un morceau de fer ? interrogeait Bellegarde.

– Oui. J'ai pas très bien pu voir ce que c'était… Mais ça m'avait tout l'air d'un vieil article qu'on aurait acheté à la foire aux puces ; et puis, il a ramené des lettres, des pièces d'or qu'il a étalées sur la table. – Des pièces d'or ! déclarait le reporter. Il y a beau temps que je n'en ai plus chez moi ! Avec force et insistance, Marie-Jeanne affirmait :

– Pourtant, c'en était bien, des pièces d'or, j'en suis sûre. Alors, le commissaire a appelé Ménardier, qui était toujours en train d'examiner le cahier, et est venu tout de suite vers lui… « Tout en se montrant leurs découvertes, ils se sont mis à parler à voix basse. Je n'ai pas saisi tout ce qu'ils disaient… Je n'ai entendu que quelques mots : grimoire, ferrure, Henri III… et puis, j'ai cru comprendre qu'ils parlaient d'une rue… la rue comment donc déjà ?… Ah ! j'y suis : la rue de Giéri. « Vous savez où elle perche, cette rue-là ? Moi, je ne la connais pas… Enfin, le petit fouinard s'est écrié : « Cette fois, j'en suis sûr ! je tiens notre bandit ! « J'ai voulu le questionner… Mais il m'a envoyé promener… Ah ! quel vieux choléra ! Je lui garde un chien de ma chienne ! Et puis, ils sont partis en emportant leur butin… J'ai attendu un bon moment pour filer… car j'avais peur qu'ils me fassent suivre… Dame ! je suis plutôt facile à repérer !… Alors, au bout d'une heure, pour bien les mettre dedans, j'ai pris un taxi et je suis allée porter vos bibelots au Petit Parisien ; et puis, je suis remontée jusqu'à Barbès, où j'ai pris le métro… et voilà ! Et Marie-Jeanne conclut :

– Vous verrez, monsieur Jacques, qu'ils vont vous accuser d'avoir assassiné Sabarat ! Bellegarde, qui avait écouté le récit de la brave femme avec une nervosité sans cesse croissante, s'écriait, au comble de l'indignation : – C'est trop fort ! Et il allait s'élancer vers la porte, lorsque Colette le retint. – Où allez-vous donc ? demanda-t-elle d'un ton plein d'anxiété. – Me justifier !

La fille du détective scandait avec force :

– Rappelez-vous que mon père vous a recommandé de ne pas bouger d'ici. Le journaliste répliquait :

– Je ne puis demeurer sous le coup d'une accusation pareille. – Restez, je vous en prie, suppliait Colette.

Emporté par le désir de confondre ceux qui l'accusaient, Bellegarde allait passer outre. Mais Chantecoq apparut sur le seuil de la porte, que le jeune reporter s'apprêtait à franchir. Le visage souriant, le grand limier l'arrêta d'un geste à la fois énergique et amical. – J'ai tout entendu, fit-il. Calmez-vous, mon ami, je vous en prie. Vous allez voir que tout cela va s'arranger… Tandis que Colette rejoignait Marie-Jeanne et s'efforçait de la rassurer, Chantecoq prit Bellegarde par le bras et, après avoir refermé la porte, il l'emmena au milieu de la pièce et commença à lui murmurer quelques mots à l'oreille. À mesure que le roi des détectives parlait, le visage du journaliste se rassérénait.

Et lorsque le père de Colette eut terminé, Jacques fit, d'un air satisfait et même joyeux : – Décidément, monsieur Chantecoq, vous êtes un homme de génie.

– Dites plutôt que je sais mon métier, protestait modestement le premier policier de France.

Et, s'adressant à sa fille, il ajouta : – Tout marche très bien. Je vais seulement m'occuper de mettre notre ami Bellegarde à l'abri de toute indiscrétion… Mais je crois qu'avant peu, le véritable Belphégor aura de mes nouvelles ! Car cet animal de Ménardier est tellement buté, malgré tout ce que j'ai pu lui dire, qu'il est capable d'attirer des ennuis à notre ami ! D'autre part, il faut bien reconnaître que le Fantôme du Louvre a fort habilement manœuvré !… Chantecoq emmena aussitôt son hôte dans le laboratoire, où nous l'avons vu précédemment analyser le contenu de l'un des bonbons empoisonnés. Allant droit à une grande armoire, il l'ouvrit à l'aide d'une clef empruntée au trousseau qu'il avait toujours en poche. Les deux battants du meuble laissèrent apparaître, suspendus à des portemanteaux, des vêtements et des uniformes de toutes sortes…

Chantecoq choisit tour à tour une redingote, un gilet, un pantalon noir et un chapeau genre Borsalino, qu'il remit à Bellegarde. Il s'en fut ensuite vers une commode, dont il tira à lui le premier tiroir… Il était rempli de boîtes en carton qui portaient toutes une étiquette. Il en prit une et en retira une perruque aux cheveux abondants, une moustache en crocs et une barbiche à la mousquetaire. Puis il s'en fut déposer tous ces postiches sur une table à maquillage, telle qu'on en voit dans les loges d'artistes, et qui était munie de tous les accessoires nécessaires. Jacques, quittant son complet, commença à revêtir les habits que Chantecoq venait de lui remettre.

– Nous sommes à peu près de la même taille, déclara ce dernier. Vous allez voir que tout cela va vous aller à merveille. D'ailleurs, le rôle que je vous demande de jouer ne réclame pas une grande élégance. Lorsque Bellegarde eut terminé son échange, le roi des détectives lui jeta un peignoir sur les épaules.

Puis, après l'avoir fait asseoir devant la table à maquillage, avec une dextérité et une sûreté de touche remarquables, il enduisit le visage du journaliste d'un fond de teint qui lui bistra la peau… comme celle d'un Italien de Calabre. Ensuite, il le coiffa de la perruque, l'aida à se coller sous le nez et le menton la moustache et la barbe, qui s'accordaient merveilleusement avec la chevelure postiche… et, après avoir remis à Jacques une paire de lunettes à monture d'écaille, que le jeune reporter s'empressa de faire chevaucher sur son nez, il lui dit : – Maintenant, mon ami, regardez-vous dans la glace !

Bellegarde se plaça juste devant le miroir qui surmontait le meuble devant lequel il était assis.

Une exclamation de surprise et de satisfaction lui échappa…

En effet, la transformation était si complète, si absolue, qu'il était impossible, même à l'œil le plus exercé, de penser qu'elle était due à un artifice de camouflage et que le personnage qui se dissimulait sous cette identité nouvelle n'était autre que le jeune et déjà célèbre reporter du Petit Parisien. Chantecoq, ravi, s'écriait : – C'est parfait ! Et je défie qui que ce soit de vous repérer.

– En effet, c'est prodigieux ! admirait le journaliste.

D'un air résolu, Chantecoq scanda : – Maintenant, seigneur Belphégor, à nous deux !

À la même heure, une torpédo sport filait à toute allure sur la route de Mantes à Dreux… Le bossu tenait le volant… Assis près de lui, l'homme à la salopette lisait à haute voix le billet suivant : Lorsque vous aurez transporté le trésor à l'endroit que je vous ai indiqué, il ne vous restera plus qu'à me débarrasser de Chantecoq, qui commence à devenir singulièrement encombrant. Belphégor.

Le bossu eut plusieurs petits hochements de tête approbatifs.

Tout en déchirant le papier en mille morceaux, qu'il abandonna au vent, l'homme à la salopette martela : – Ce détective est un adversaire redoutable.

– Possible ! ricana le bossu…

Et, le regard tout flambant d'une haine et d'une cruauté implacables, il ajouta : – Mais demain soir, le coq aura fini de chanter !