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Arthur Bernède- Belphégor, 2-3 Les bonbons empoisonnés

2-3 Les bonbons empoisonnés

Les bonbons empoisonnés

Une demi-heure après, Chantecoq avait regagné son studio et s'installait tout de suite à sa table de travail. Il ouvrit le tiroir qui renfermait les billets de Belphégor, ainsi que celui de Jacques et il les étala tous les trois devant lui.

Puis, s'armant de sa loupe, il recommença à examiner les documents avec une attention peut-être encore plus aiguisée que la première fois. – C'est extraordinaire ! murmura-t-il. Plus on les étudie et on les compare, plus on a l'impression que certains de ces caractères ont été tracés par la même main. « Et, pourtant, mieux que personne, j'en suis sûr, Jacques Bellegarde ne peut pas être le Fantôme du Louvre, puisque celui-ci, par deux fois, tenta de l'assassiner. Décidément, ce Belphégor dépasse en habileté tous les faussaires de ma connaissance !

Un bruit de pas légers se fit entendre dans la pièce. C'était Colette qui rejoignait son père. D'une voix presque tremblante, elle lui demanda : – Père, as-tu appris quelque chose d'intéressant ? Chantecoq répondit :

– Les constatations que j'ai faites chez Mlle Desroches n'ont fait qu'affermir ma conviction que Belphégor cherchait à rejeter sur Jacques Bellegarde la responsabilité de ses sinistres exploits. – Alors, s'écriait la jeune fille en pâlissant, mes pressentiments seraient fondés ! – Colette ! reprochait le détective avec un accent de douce vérité, je ne te reconnais plus !…

« Ressaisis-toi, ma chère enfant… Mon flair me dit que nous ne tarderons pas à avoir des nouvelles de Jacques Bellegarde.

– Pourvu que Belphégor ne l'ait pas tué, comme le gardien Sabarat ! – Je donnerais bien ma tête à couper qu'il est vivant. À peine Chantecoq avait-il proféré cette phrase, que des aboiements retentirent dans le jardin. Le détective se leva et s'en fut vers la fenêtre. Un cri de joie lui échappa.

– Parbleu ! Voici M. Bellegarde !

Colette, subitement joyeuse, s'en fut rejoindre son père. Gautrais après avoir calmé les chiens, accompagnait le reporter jusqu'à la maison. Chantecoq s'en fut au-devant de lui et l'accueillit à la porte de son studio. Tous deux échangèrent une chaleureuse poignée de main.

À la figure pâle, aux traits tirés, à l'expression des yeux du jeune reporter, le roi des détectives et sa fille devinèrent qu'au cours de la nuit précédente il avait dû être mêlé à de graves événements… Et tandis qu'il le faisait pénétrer dans la pièce, il lui demanda : – Que vous est-il donc arrivé ?

Bellegarde riposta, tout d'une traite : – J'ai tout simplement failli être assassiné ! Colette tressaillit et fut sur le point de s'écrier : « Je m'en doutais ! Mais elle se contenta de pousser un profond soupir.

Chantecoq invita Jacques à s'asseoir et se réinstalla tranquillement devant son bureau. Colette, muette, attendit, debout, près du journaliste, qui attaqua aussitôt :

– Hier soir, j'étais au Petit Parisien en train de corriger les épreuves de mon article, lorsqu'un coup de téléphone me prévint que mon ami, le peintre Dermont, que vous connaissez certainement de réputation, était au plus mal. Jugez de ma surprise : la veille, je l'avais rencontré, boulevard Montmartre, et il m'avait paru en parfait état de santé. La personne qui me téléphonait, un de ses voisins, me répondit que Dermont avait été frappé, dans la journée, d'une congestion cérébrale et qu'il n'avait pas repris connaissance. Dans ces conditions, je n'hésitai pas à prendre le train pour Nesles-la-Vallée, où Dermont habite toute l'année dans une charmante propriété où j'ai passé souvent avec lui, en toute intimité, d'excellents moments. Deux heures après, je descendais à la gare de Nesles.

– Quelle heure était-il ? coupait Chantecoq.

– Vingt-trois heures environ.

– Bien… continuez.

Le reporter reprit :

– Je m'engageais sur la route obscure et bordée de grands bois touffus qui conduit à la villa de mon camarade, lorsque, au bout de trois cents mètres environ, j'aperçus, arrêtée sur le bord du chemin, près d'un tas de cailloux, une auto à conduite intérieure et de couleur sombre. Un chauffeur, vêtu d'une salopette, le visage barré d'une noire moustache, une casquette de cycliste enfoncée sur les yeux, tout en s'éclairant à l'aide d'une lampe baladeuse, était en train d'examiner une des roues arrière de sa voiture. En entendant le bruit de mes pas, il se retourna et me cria : « Vous ne pourriez pas me donner un petit coup de main ? « Je m'approchai. Le chauffeur m'expliqua : « Je crois que c'est un roulement à billes qui est fusillé. C'est bien embêtant ! « Je me penchai pour me rendre compte… Mais au même moment, je reçus sur la nuque un coup de matraque qui m'assomma littéralement et je perdis connaissance. « Lorsque je revins à moi, j'étais étendu dans l'auto qui filait dans la nuit à toute allure. À mes côtés, se tenait un personnage dont je ne pus pas très bien distinguer la figure. Je remarquai seulement qu'il était bossu et qu'il tenait à la main un revolver qui indiquait clairement qu'il était prêt à m'expédier dans l'autre monde si je manifestais le moindre signe d'existence. « Je gardai mon immobilité et je refermai les paupières, que j'avais d'ailleurs à peine entrouvertes. Je fis bien, ainsi que vous allez le voir.

« En effet, quelques minutes après, l'auto stoppa sur un pont qui traverse l'Oise. L'homme à la salopette descendit de son siège, ouvrit la portière, m'empoigna par les jambes, le bossu me soutint par les épaules et ils me descendirent ainsi de l'auto. « Retenant mon souffle, me figeant dans une immobilité presque cadavérique, je me disais : « Ils vont certainement me jeter dans l'Oise, et cela fait admirablement mon affaire, car je nage et je plonge à merveille… » Et bien que j'éprouvasse à la base du crâne une assez forte douleur, je me sentais encore assez d'énergie et de force pour échapper à la mort par immersion, à laquelle ces mystérieux gredins semblaient me destiner. « Mes prévisions allaient immédiatement se réaliser. En effet, tous deux, sans la moindre hésitation de leur part et sans la moindre résistance de la mienne, me basculèrent par-dessus le parapet et je tombai dans la rivière au milieu d'un remous qui se referma sur moi. La nuit était obscure. J'en profitai pour nager entre deux eaux, et me dissimuler derrière une grosse pile du pont, afin de laisser croire à mes assassins que j'avais coulé à pic. « Ma ruse réussit. Cinq minutes après, cinq minutes qui me parurent longues comme des siècles, et pendant lesquelles le bossu et l'homme à la salopette durent rester en observation afin de s'assurer que je n'étais pas remonté à la surface, j'entendis le ronflement du moteur de leur auto qui s'éloignait dans la direction de Paris… J'étais sauvé ! « Je nageai alors vers la berge… Lorsque je l'atteignis, j'étais à bout de forces et je m'évanouis presque aussitôt parmi les roseaux, sur le bord de la rivière. Quand je revins à moi, il faisait grand jour… J'eus l'impression que je m'arrachais péniblement à la lourdeur d'un pesant sommeil… Je me redressai sur mon séant… Bien que le coup de matraque de mon adversaire eût porté à faux, ma nuque et mon épaule droite étaient encore un peu douloureuses… « Mais je compris tout de suite que cette double contusion était sans gravité. J'avais surtout froid, très froid… « Enfin, je parvins à me remettre sur mes jambes, à gagner la route et à pénétrer dans une auberge, où je me fis servir un grog bien chaud que j'avalai d'un trait. Puis je me rendis chez mon ami Dermont qui, d'ailleurs, ne s'était jamais si bien porté. « Je ne lui fis aucune allusion au guet-apens dont j'avais été l'objet. Je lui racontai une histoire que j'inventai de toutes pièces, dont le brave garçon se contenta. Mais il voulut à toute force que j'enlevasse mes vêtements encore mouillés, et, après m'avoir frictionné avec une vigueur qui acheva de rétablir ma circulation, il me prêta des vêtements à lui et voulut à toute force me retenir à déjeuner. J'acceptai, car je mourais de faim… Et, après lui avoir fait promettre de garder le secret le plus absolu sur cette histoire, je pris le premier train pour Paris, et, sans même passer chez moi, je suis venu vous retrouver ; car j'avais hâte de vous mettre au courant de ma mésaventure. Et le journaliste acheva :

– Belphégor a tenu sa promesse ; car c'est lui, j'en suis sûr, qui m'a frappé. – Dites plutôt qu'il a voulu vous faire assassiner, rectifiait Chantecoq. – Alors, s'écriait Bellegarde, vous croyez que ce n'est pas lui qui m'a administré ce coup de matraque ? – C'est impossible ! Au moment précis où vous arriviez à Nesles-la-Vallée, Belphégor s'introduisait chez Mlle Desroches, pour y dérober votre correspondance ! – C'est effarant !… ponctua Bellegarde, d'une voix sourde, tandis que Colette, le visage subitement attristé, regardait fixement le sol. – Ce n'est pas tout ! reprenait le grand limier.

Et, désignant au journaliste les trois missives qui étaient encore étalées sur la table, il fit :

– Examinez ces lettres très attentivement, je vous prie.

Jacques se pencha, se demandant où le détective voulait en venir.

Au bout d'un moment, Chantecoq reprenait : – Vous ne trouvez pas qu'il existe certaines analogies entre votre écriture et celle de Belphégor ? Et tout en parlant, le détective désignait du doigt au jeune reporter les lettres B et G du mot Belphégor.

Jacques, très troublé, déclarait :

– À première vue, je ne l'avais pas remarqué !… Mais je dois reconnaître que, comme toujours, vous avez absolument raison… Et, tout en fixant le détective bien en face, il ajouta :

– Et vous en concluez ?

Avec un accent de conviction profonde, Chantecoq martela :

– J'en conclus que Belphégor, après vous avoir fait assommer et jeter à l'eau par ses complices, cherche à vous attribuer ses forfaits. Le reporter s'écriait, en un violent sursaut de protestation ! – Mais c'est abominable ! Le plus tranquillement du monde, le roi des détectives scandait :

– C'est parfait, au contraire. – Parfait ! Comment cela ? répétait Bellegarde, au comble de la stupéfaction.

Il dirigea son regard, d'abord vers Colette, à laquelle la présence du journaliste et l'attitude si nette de son père semblaient avoir rendu toute sa confiance et toute son énergie ; puis, vers le roi des détectives, qui le considérait, l'œil brillant de toute la lumineuse intelligence qui rayonnait en son cerveau… Chantecoq reprit, tout en frappant cordialement sur l'épaule du jeune homme, littéralement bouleversé : – Si vous acceptez de marcher avec moi, la main dans la main, je vous assure que d'ici peu nous tiendrons Belphégor et sa bande. Très impressionné par l'attitude si catégorique du grand limier, Jacques demandait : – Que dois-je faire ?

Brusquement, Chantecoq répliquait :

– Disparaître !

– Disparaître !

s'écriait Bellegarde. C'est impossible !… c'est… Il s'arrêta… Colette le suppliait, d'un regard anxieux, d'écouter son père, qui reprenait aussitôt : – Ou plutôt, fit-il, de demeurer ici, à l'insu de tous, ce qui me permettra de tendre à Belphégor un piège de ma façon et dans lequel il ne manquera pas de tomber. – Monsieur Chantecoq, reprenait Bellegarde, croyez que je serais très heureux et très fier d'être votre collaborateur dans cette affaire qui a ménagé et ménagera encore au grand détective que vous êtes et au modeste journaliste que je suis des surprises sensationnelles. Mais permettez-moi de vous dire que vous exigez de moi un sacrifice devant lequel j'ai un peu le droit d'hésiter. – Et pourquoi ?

– Vous me demandez de disparaître ? Il est évident que si vous voulez attirer Belphégor dans un de ces pièges remarquables dont vous avez le secret, il est préférable qu'il me croie mort que vivant. – Vous voyez bien ! soulignait le grand limier.

Bellegarde coupa vivement :

– Hélas ! je n'ai plus de proches parents, je compte quelques bons amis. – Et vous avez peur de les inquiéter ?

– Mon Dieu, oui !

– Quand ils connaîtront la raison de votre disparition, ils seront les premiers à vous la pardonner.

– Peut-être !

– Vous pouvez dire sûrement.

– Mais il y aussi mon journal… Je me dois à lui…

Chantecoq objectait :

– Ne préparez-vous pas un coup de reportage qui vous vaudra, au contraire, toutes les plus chaleureuses félicitations de votre directeur ?

Le regard tout brillant de la loyauté qui était en lui, Jacques s'écriait : – N'aura-t-il pas le droit de me reprocher de m'être montré trop discret avec lui ? Chantecoq observait :

– Votre directeur, j'en suis sûr, ne vous en voudra nullement. Votre triomphe lui fera oublier une petite incorrection que j'affirme nécessaire… Car… la plus légère indiscrétion risque de tout compromettre… Et je ne réponds plus de rien si vous refusez de suivre, je n'ose pas dire mes directives, mais mon conseil !… – Ce que vous me demandez là est très grave, hésitait encore Bellegarde. J'ai besoin de réfléchir. Chantecoq, les sourcils légèrement froncés, regarda sa fille, qui était redevenue soucieuse… lorsqu'on frappa à la porte. – Entrez ! lança le détective, d'une voix brève. Marie-Jeanne apparut un paquet à la main… et annonça :

– C'est un commissionnaire qui vient d'apporter ceci pour Mlle Colette. Et elle tendit l'objet, soigneusement enveloppé dans du papier gravé, entouré d'un fil d'or, et muni de l'étiquette d'une grande maison de confiserie, à la jeune fille qui s'en empara. Mme Gautrais s'en fut aussitôt rejoindre ses fourneaux. Et Colette commença à développer le paquet…

Jacques, l'air préoccupé et plongé dans les graves réflexions que lui inspirait le conseil de Chantecoq, n'avait prêté pour ainsi dire aucune attention à ce menu et banal incident de la vie quotidienne. Chantecoq, de son côté, qui souhaitait vivement de la part du reporter une réponse favorable, s'était avancé vers lui… et désireux de vaincre ses derniers scrupules, il lui disait : – Si vous y tenez absolument, je puis faire une démarche personnelle auprès de votre directeur ; mais, auprès de lui seul… en lui demandant instamment le secret le plus absolu.

Jacques allait répliquer.

Mais le visage souriant, Colette se dirigeait vers lui…

Et tout en lui présentant une belle boîte de chocolat qu'elle tenait à la main, elle s'écriait : – Monsieur Bellegarde, vous m'avez gâtée ! Le journaliste protestait avec un accent de très réelle surprise :

– Mademoiselle, vous vous trompez ! Ce n'est pas moi qui vous ai adressé ce cadeau… – Et cette carte ?… observait la fille du détective.

Et Colette tendit au reporter un fin bristol sur lequel était gravé le nom de :

Jacques Bellegarde

36, avenue d'Antin. De plus en plus éberlué, le reporter affirmait avec force :

– Mademoiselle, je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pour rien dans cet envoi de bonbons, et bien que cette carte ressemble étonnamment à celles dont je fais usage… Chantecoq, qui avait tout entendu, s'écria : – Ah çà ! le citoyen Belphégor, aurait-il ?…

Il s'arrêta, s'empara de la boîte, et dit simplement à Colette et à Bellegarde : – Suivez-moi !

Il se dirigea vers le fond de son studio, ouvrit une petite porte et pénétra, avec sa fille et le reporter, dans une petite pièce bien claire qui représentait un véritable laboratoire.

Sans prononcer une parole, il déposa la boîte sur une table encombrée de fioles, d'éprouvettes et de cornues, prit au hasard un bonbon, le cassa en deux et l'approcha de ses narines. – Aucune odeur suspecte, déclara-t-il. Pourtant, je parierais…

Il se leva, s'en fut vers une armoire et l'ouvrit à l'aide d'une petite clef fixée à son trousseau qui ne le quittait jamais… Le meuble contenait une série de bouteilles pharmaceutiques de toutes tailles et dont chacune portait une étiquette précisant le liquide qu'elle contenait. Sans la moindre hésitation, le limier en saisit une, revint vers la table, remplit à moitié du contenu de sa fiole la plus petite de ses éprouvettes… et y plongea les débris du bonbon qu'il venait de rompre. Jacques et Colette le regardaient en silence.

Au bout de quelques instants, il saisit l'éprouvette, la plaça bien dans la lumière et la fixa tout en la tenant élevée à la hauteur de ses yeux. Peu à peu, tandis que le chocolat se désagrégeait et teintait de brun le réactif, de nombreux globules descendaient dans le fond du récipient et se transformaient en une sorte de poudre grisâtre qui, formant bientôt un véritable dépôt, se dégageait nettement des autres produits, dont les morceaux du bonbon étaient composés.

Nettement, Chantecoq déclarait avec un léger tremblement dans la voix :

– Maintenant, j'en suis sûr, ces bonbons sont empoisonnés ! Colette pâlit. Et Bellegarde s'écria : – Le bandit tient sa promesse !… Après moi, vous, et maintenant votre fille… Quelle lâcheté !… Quelle infamie !

Dissimulant l'émotion que lui causait le nouvel attentat dirigé non seulement contre lui, mais aussi contre sa fille, Chantecoq reprenait : – Le gredin avait bien machiné son plan… Après s'être débarrassé de vous, il comptait bien nous supprimer, Colette et moi… et vous charger de ce nouveau crime… « Mais, je ne suis pas fâché de cet incident… car il nous montre que la chance est pour nous… Et c'est d'excellent augure ! Puis, s'adressant à Bellegarde, il lança : – Eh bien ! que décidez-vous ?

Le reporter, avec élan, répondit :

– Vous avez raison, il faut que je disparaisse !

– Alors, vous restez ?

– Je reste !

Tandis que le visage de Colette se rassérénait, le limier et le journaliste échangeaient une des ces poignées de main qui sont mieux qu'une promesse, c'est-à-dire un de ces pactes d'alliance et d'association qui font les grandes forces que rien ne peut briser.


2-3 Les bonbons empoisonnés 2-3 Poisoned sweets

Les bonbons empoisonnés

Une demi-heure après, Chantecoq avait regagné son studio et s'installait tout de suite à sa table de travail. Il ouvrit le tiroir qui renfermait les billets de Belphégor, ainsi que celui de Jacques et il les étala tous les trois devant lui.

Puis, s'armant de sa loupe, il recommença à examiner les documents avec une attention peut-être encore plus aiguisée que la première fois. – C'est extraordinaire ! murmura-t-il. Plus on les étudie et on les compare, plus on a l'impression que certains de ces caractères ont été tracés par la même main. « Et, pourtant, mieux que personne, j'en suis sûr, Jacques Bellegarde ne peut pas être le Fantôme du Louvre, puisque celui-ci, par deux fois, tenta de l'assassiner. Décidément, ce Belphégor dépasse en habileté tous les faussaires de ma connaissance !

Un bruit de pas légers se fit entendre dans la pièce. C'était Colette qui rejoignait son père. D'une voix presque tremblante, elle lui demanda : – Père, as-tu appris quelque chose d'intéressant ? Chantecoq répondit :

– Les constatations que j'ai faites chez Mlle Desroches n'ont fait qu'affermir ma conviction que Belphégor cherchait à rejeter sur Jacques Bellegarde la responsabilité de ses sinistres exploits. – Alors, s'écriait la jeune fille en pâlissant, mes pressentiments seraient fondés ! – Colette ! reprochait le détective avec un accent de douce vérité, je ne te reconnais plus !…

« Ressaisis-toi, ma chère enfant… Mon flair me dit que nous ne tarderons pas à avoir des nouvelles de Jacques Bellegarde.

– Pourvu que Belphégor ne l'ait pas tué, comme le gardien Sabarat ! – Je donnerais bien ma tête à couper qu'il est vivant. À peine Chantecoq avait-il proféré cette phrase, que des aboiements retentirent dans le jardin. Le détective se leva et s'en fut vers la fenêtre. Un cri de joie lui échappa.

– Parbleu ! Voici M. Bellegarde !

Colette, subitement joyeuse, s'en fut rejoindre son père. Gautrais après avoir calmé les chiens, accompagnait le reporter jusqu'à la maison. Chantecoq s'en fut au-devant de lui et l'accueillit à la porte de son studio. Tous deux échangèrent une chaleureuse poignée de main.

À la figure pâle, aux traits tirés, à l'expression des yeux du jeune reporter, le roi des détectives et sa fille devinèrent qu'au cours de la nuit précédente il avait dû être mêlé à de graves événements… Et tandis qu'il le faisait pénétrer dans la pièce, il lui demanda : – Que vous est-il donc arrivé ?

Bellegarde riposta, tout d'une traite : – J'ai tout simplement failli être assassiné ! Colette tressaillit et fut sur le point de s'écrier : « Je m'en doutais ! Mais elle se contenta de pousser un profond soupir.

Chantecoq invita Jacques à s'asseoir et se réinstalla tranquillement devant son bureau. Colette, muette, attendit, debout, près du journaliste, qui attaqua aussitôt :

– Hier soir, j'étais au Petit Parisien en train de corriger les épreuves de mon article, lorsqu'un coup de téléphone me prévint que mon ami, le peintre Dermont, que vous connaissez certainement de réputation, était au plus mal. Jugez de ma surprise : la veille, je l'avais rencontré, boulevard Montmartre, et il m'avait paru en parfait état de santé. La personne qui me téléphonait, un de ses voisins, me répondit que Dermont avait été frappé, dans la journée, d'une congestion cérébrale et qu'il n'avait pas repris connaissance. Dans ces conditions, je n'hésitai pas à prendre le train pour Nesles-la-Vallée, où Dermont habite toute l'année dans une charmante propriété où j'ai passé souvent avec lui, en toute intimité, d'excellents moments. Deux heures après, je descendais à la gare de Nesles.

– Quelle heure était-il ? coupait Chantecoq.

– Vingt-trois heures environ.

– Bien… continuez.

Le reporter reprit :

– Je m'engageais sur la route obscure et bordée de grands bois touffus qui conduit à la villa de mon camarade, lorsque, au bout de trois cents mètres environ, j'aperçus, arrêtée sur le bord du chemin, près d'un tas de cailloux, une auto à conduite intérieure et de couleur sombre. Un chauffeur, vêtu d'une salopette, le visage barré d'une noire moustache, une casquette de cycliste enfoncée sur les yeux, tout en s'éclairant à l'aide d'une lampe baladeuse, était en train d'examiner une des roues arrière de sa voiture. En entendant le bruit de mes pas, il se retourna et me cria : « Vous ne pourriez pas me donner un petit coup de main ? « Je m'approchai. Le chauffeur m'expliqua : « Je crois que c'est un roulement à billes qui est fusillé. C'est bien embêtant ! « Je me penchai pour me rendre compte… Mais au même moment, je reçus sur la nuque un coup de matraque qui m'assomma littéralement et je perdis connaissance. « Lorsque je revins à moi, j'étais étendu dans l'auto qui filait dans la nuit à toute allure. À mes côtés, se tenait un personnage dont je ne pus pas très bien distinguer la figure. Je remarquai seulement qu'il était bossu et qu'il tenait à la main un revolver qui indiquait clairement qu'il était prêt à m'expédier dans l'autre monde si je manifestais le moindre signe d'existence. « Je gardai mon immobilité et je refermai les paupières, que j'avais d'ailleurs à peine entrouvertes. Je fis bien, ainsi que vous allez le voir.

« En effet, quelques minutes après, l'auto stoppa sur un pont qui traverse l'Oise. L'homme à la salopette descendit de son siège, ouvrit la portière, m'empoigna par les jambes, le bossu me soutint par les épaules et ils me descendirent ainsi de l'auto. « Retenant mon souffle, me figeant dans une immobilité presque cadavérique, je me disais : « Ils vont certainement me jeter dans l'Oise, et cela fait admirablement mon affaire, car je nage et je plonge à merveille… » Et bien que j'éprouvasse à la base du crâne une assez forte douleur, je me sentais encore assez d'énergie et de force pour échapper à la mort par immersion, à laquelle ces mystérieux gredins semblaient me destiner. « Mes prévisions allaient immédiatement se réaliser. En effet, tous deux, sans la moindre hésitation de leur part et sans la moindre résistance de la mienne, me basculèrent par-dessus le parapet et je tombai dans la rivière au milieu d'un remous qui se referma sur moi. La nuit était obscure. J'en profitai pour nager entre deux eaux, et me dissimuler derrière une grosse pile du pont, afin de laisser croire à mes assassins que j'avais coulé à pic. « Ma ruse réussit. Cinq minutes après, cinq minutes qui me parurent longues comme des siècles, et pendant lesquelles le bossu et l'homme à la salopette durent rester en observation afin de s'assurer que je n'étais pas remonté à la surface, j'entendis le ronflement du moteur de leur auto qui s'éloignait dans la direction de Paris… J'étais sauvé ! « Je nageai alors vers la berge… Lorsque je l'atteignis, j'étais à bout de forces et je m'évanouis presque aussitôt parmi les roseaux, sur le bord de la rivière. Quand je revins à moi, il faisait grand jour… J'eus l'impression que je m'arrachais péniblement à la lourdeur d'un pesant sommeil… Je me redressai sur mon séant… Bien que le coup de matraque de mon adversaire eût porté à faux, ma nuque et mon épaule droite étaient encore un peu douloureuses… « Mais je compris tout de suite que cette double contusion était sans gravité. J'avais surtout froid, très froid… « Enfin, je parvins à me remettre sur mes jambes, à gagner la route et à pénétrer dans une auberge, où je me fis servir un grog bien chaud que j'avalai d'un trait. Puis je me rendis chez mon ami Dermont qui, d'ailleurs, ne s'était jamais si bien porté. « Je ne lui fis aucune allusion au guet-apens dont j'avais été l'objet. Je lui racontai une histoire que j'inventai de toutes pièces, dont le brave garçon se contenta. Mais il voulut à toute force que j'enlevasse mes vêtements encore mouillés, et, après m'avoir frictionné avec une vigueur qui acheva de rétablir ma circulation, il me prêta des vêtements à lui et voulut à toute force me retenir à déjeuner. J'acceptai, car je mourais de faim… Et, après lui avoir fait promettre de garder le secret le plus absolu sur cette histoire, je pris le premier train pour Paris, et, sans même passer chez moi, je suis venu vous retrouver ; car j'avais hâte de vous mettre au courant de ma mésaventure. Et le journaliste acheva :

– Belphégor a tenu sa promesse ; car c'est lui, j'en suis sûr, qui m'a frappé. – Dites plutôt qu'il a voulu vous faire assassiner, rectifiait Chantecoq. – Alors, s'écriait Bellegarde, vous croyez que ce n'est pas lui qui m'a administré ce coup de matraque ? – C'est impossible ! Au moment précis où vous arriviez à Nesles-la-Vallée, Belphégor s'introduisait chez Mlle Desroches, pour y dérober votre correspondance ! – C'est effarant !… ponctua Bellegarde, d'une voix sourde, tandis que Colette, le visage subitement attristé, regardait fixement le sol. – Ce n'est pas tout ! reprenait le grand limier.

Et, désignant au journaliste les trois missives qui étaient encore étalées sur la table, il fit :

– Examinez ces lettres très attentivement, je vous prie.

Jacques se pencha, se demandant où le détective voulait en venir.

Au bout d'un moment, Chantecoq reprenait : – Vous ne trouvez pas qu'il existe certaines analogies entre votre écriture et celle de Belphégor ? Et tout en parlant, le détective désignait du doigt au jeune reporter les lettres B et G du mot Belphégor.

Jacques, très troublé, déclarait :

– À première vue, je ne l'avais pas remarqué !… Mais je dois reconnaître que, comme toujours, vous avez absolument raison… Et, tout en fixant le détective bien en face, il ajouta :

– Et vous en concluez ?

Avec un accent de conviction profonde, Chantecoq martela :

– J'en conclus que Belphégor, après vous avoir fait assommer et jeter à l'eau par ses complices, cherche à vous attribuer ses forfaits. Le reporter s'écriait, en un violent sursaut de protestation ! – Mais c'est abominable ! Le plus tranquillement du monde, le roi des détectives scandait :

– C'est parfait, au contraire. – Parfait ! Comment cela ? répétait Bellegarde, au comble de la stupéfaction.

Il dirigea son regard, d'abord vers Colette, à laquelle la présence du journaliste et l'attitude si nette de son père semblaient avoir rendu toute sa confiance et toute son énergie ; puis, vers le roi des détectives, qui le considérait, l'œil brillant de toute la lumineuse intelligence qui rayonnait en son cerveau… Chantecoq reprit, tout en frappant cordialement sur l'épaule du jeune homme, littéralement bouleversé : – Si vous acceptez de marcher avec moi, la main dans la main, je vous assure que d'ici peu nous tiendrons Belphégor et sa bande. Très impressionné par l'attitude si catégorique du grand limier, Jacques demandait : – Que dois-je faire ?

Brusquement, Chantecoq répliquait :

– Disparaître !

– Disparaître !

s'écriait Bellegarde. C'est impossible !… c'est… Il s'arrêta… Colette le suppliait, d'un regard anxieux, d'écouter son père, qui reprenait aussitôt : – Ou plutôt, fit-il, de demeurer ici, à l'insu de tous, ce qui me permettra de tendre à Belphégor un piège de ma façon et dans lequel il ne manquera pas de tomber. – Monsieur Chantecoq, reprenait Bellegarde, croyez que je serais très heureux et très fier d'être votre collaborateur dans cette affaire qui a ménagé et ménagera encore au grand détective que vous êtes et au modeste journaliste que je suis des surprises sensationnelles. Mais permettez-moi de vous dire que vous exigez de moi un sacrifice devant lequel j'ai un peu le droit d'hésiter. – Et pourquoi ?

– Vous me demandez de disparaître ? Il est évident que si vous voulez attirer Belphégor dans un de ces pièges remarquables dont vous avez le secret, il est préférable qu'il me croie mort que vivant. – Vous voyez bien ! soulignait le grand limier.

Bellegarde coupa vivement :

– Hélas ! je n'ai plus de proches parents, je compte quelques bons amis. – Et vous avez peur de les inquiéter ?

– Mon Dieu, oui !

– Quand ils connaîtront la raison de votre disparition, ils seront les premiers à vous la pardonner.

– Peut-être !

– Vous pouvez dire sûrement.

– Mais il y aussi mon journal… Je me dois à lui…

Chantecoq objectait :

– Ne préparez-vous pas un coup de reportage qui vous vaudra, au contraire, toutes les plus chaleureuses félicitations de votre directeur ?

Le regard tout brillant de la loyauté qui était en lui, Jacques s'écriait : – N'aura-t-il pas le droit de me reprocher de m'être montré trop discret avec lui ? Chantecoq observait :

– Votre directeur, j'en suis sûr, ne vous en voudra nullement. Votre triomphe lui fera oublier une petite incorrection que j'affirme nécessaire… Car… la plus légère indiscrétion risque de tout compromettre… Et je ne réponds plus de rien si vous refusez de suivre, je n'ose pas dire mes directives, mais mon conseil !… – Ce que vous me demandez là est très grave, hésitait encore Bellegarde. J'ai besoin de réfléchir. Chantecoq, les sourcils légèrement froncés, regarda sa fille, qui était redevenue soucieuse… lorsqu'on frappa à la porte. – Entrez ! lança le détective, d'une voix brève. Marie-Jeanne apparut un paquet à la main… et annonça :

– C'est un commissionnaire qui vient d'apporter ceci pour Mlle Colette. Et elle tendit l'objet, soigneusement enveloppé dans du papier gravé, entouré d'un fil d'or, et muni de l'étiquette d'une grande maison de confiserie, à la jeune fille qui s'en empara. Mme Gautrais s'en fut aussitôt rejoindre ses fourneaux. Et Colette commença à développer le paquet…

Jacques, l'air préoccupé et plongé dans les graves réflexions que lui inspirait le conseil de Chantecoq, n'avait prêté pour ainsi dire aucune attention à ce menu et banal incident de la vie quotidienne. Chantecoq, de son côté, qui souhaitait vivement de la part du reporter une réponse favorable, s'était avancé vers lui… et désireux de vaincre ses derniers scrupules, il lui disait : – Si vous y tenez absolument, je puis faire une démarche personnelle auprès de votre directeur ; mais, auprès de lui seul… en lui demandant instamment le secret le plus absolu.

Jacques allait répliquer.

Mais le visage souriant, Colette se dirigeait vers lui…

Et tout en lui présentant une belle boîte de chocolat qu'elle tenait à la main, elle s'écriait : – Monsieur Bellegarde, vous m'avez gâtée ! Le journaliste protestait avec un accent de très réelle surprise :

– Mademoiselle, vous vous trompez ! Ce n'est pas moi qui vous ai adressé ce cadeau… – Et cette carte ?… observait la fille du détective.

Et Colette tendit au reporter un fin bristol sur lequel était gravé le nom de :

Jacques Bellegarde

36, avenue d'Antin. De plus en plus éberlué, le reporter affirmait avec force :

– Mademoiselle, je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pour rien dans cet envoi de bonbons, et bien que cette carte ressemble étonnamment à celles dont je fais usage… Chantecoq, qui avait tout entendu, s'écria : – Ah çà ! le citoyen Belphégor, aurait-il ?…

Il s'arrêta, s'empara de la boîte, et dit simplement à Colette et à Bellegarde : – Suivez-moi !

Il se dirigea vers le fond de son studio, ouvrit une petite porte et pénétra, avec sa fille et le reporter, dans une petite pièce bien claire qui représentait un véritable laboratoire.

Sans prononcer une parole, il déposa la boîte sur une table encombrée de fioles, d'éprouvettes et de cornues, prit au hasard un bonbon, le cassa en deux et l'approcha de ses narines. – Aucune odeur suspecte, déclara-t-il. Pourtant, je parierais…

Il se leva, s'en fut vers une armoire et l'ouvrit à l'aide d'une petite clef fixée à son trousseau qui ne le quittait jamais… Le meuble contenait une série de bouteilles pharmaceutiques de toutes tailles et dont chacune portait une étiquette précisant le liquide qu'elle contenait. Sans la moindre hésitation, le limier en saisit une, revint vers la table, remplit à moitié du contenu de sa fiole la plus petite de ses éprouvettes… et y plongea les débris du bonbon qu'il venait de rompre. Jacques et Colette le regardaient en silence.

Au bout de quelques instants, il saisit l'éprouvette, la plaça bien dans la lumière et la fixa tout en la tenant élevée à la hauteur de ses yeux. Peu à peu, tandis que le chocolat se désagrégeait et teintait de brun le réactif, de nombreux globules descendaient dans le fond du récipient et se transformaient en une sorte de poudre grisâtre qui, formant bientôt un véritable dépôt, se dégageait nettement des autres produits, dont les morceaux du bonbon étaient composés.

Nettement, Chantecoq déclarait avec un léger tremblement dans la voix :

– Maintenant, j'en suis sûr, ces bonbons sont empoisonnés ! Colette pâlit. Et Bellegarde s'écria : – Le bandit tient sa promesse !… Après moi, vous, et maintenant votre fille… Quelle lâcheté !… Quelle infamie !

Dissimulant l'émotion que lui causait le nouvel attentat dirigé non seulement contre lui, mais aussi contre sa fille, Chantecoq reprenait : – Le gredin avait bien machiné son plan… Après s'être débarrassé de vous, il comptait bien nous supprimer, Colette et moi… et vous charger de ce nouveau crime… « Mais, je ne suis pas fâché de cet incident… car il nous montre que la chance est pour nous… Et c'est d'excellent augure ! Puis, s'adressant à Bellegarde, il lança : – Eh bien ! que décidez-vous ?

Le reporter, avec élan, répondit :

– Vous avez raison, il faut que je disparaisse !

– Alors, vous restez ?

– Je reste !

Tandis que le visage de Colette se rassérénait, le limier et le journaliste échangeaient une des ces poignées de main qui sont mieux qu'une promesse, c'est-à-dire un de ces pactes d'alliance et d'association qui font les grandes forces que rien ne peut briser.