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Arthur Bernède- Belphégor, 1-8 Le bossu mystérieux

1-8 Le bossu mystérieux

Le bossu mystérieux

À la même heure, avenue d'Antin, le long du trottoir qui s'étendait juste en face du rez-de-chaussée qu'habitait Jacques Bellegarde, un individu s'efforçait, depuis un bon moment déjà, et d'ailleurs sans y parvenir, de regonfler l'un des pneus arrière d'une voiturette dont la carrosserie, en assez mauvais état, révélait à la fois un long usage et un insuffisant entretien.

Ce personnage était d'aspect plutôt bizarre. Vêtu d'un complet de couleur sombre et qui n'avait rien de sportif, il était affligé d'une gibbosité qui faisait de son dos un véritable hémisphère. Son visage aux traits durs et saillants, aux yeux à fleur de tête, s'encadrait de deux courts favoris parsemés de quelques fils d'argent. Les énormes pieds qui terminaient les jambes cagneuses, et les mains non moins gigantesques qui s'ajoutaient à ses bras d'une longueur démesurée achevaient d'en faire une sorte de personnage légendaire qu'on eût dit échappé d'un conte d'Hoffmann ou d'un récit d'Edgar Poe.

En observant ce bossu avec un peu d'attention, il eût été facile de constater que, par instants, tout en affectant de s'acharner à sa besogne, il dirigeait son regard vers l'une des fenêtres du journaliste, dont les rideaux transparents laissaient apercevoir les silhouettes d'un homme et d'une femme qui paraissaient discuter avec animation et n'étaient autres que celles de Jacques Bellegarde et de la demoiselle de compagnie de Simone Desroches.

La nuit précédente, en rentrant chez lui, le reporter avait trouvé un mot d'Elsa Bergen lui faisant savoir qu'elle passerait avenue d'Antin dans la matinée, pour une affaire très urgente.

Soupçonnant que de graves événements avaient dû se dérouler, Jacques n'avait pas cru devoir éconduire la visiteuse. Voilà pourquoi il avait prié Chantecoq de remettre à l'après-midi le rendez-vous qu'il avait pris avec lui pour la matinée.

Les prévisions de Bellegarde étaient exactes. Aux dires d'Elsa Bergen, le billet dans lequel Jacques signifiait à son amie que tout était désormais fini avait plongé celle-ci dans un violent désespoir.

Se départant de sa froideur habituelle, la Scandinave déclarait avec émotion :

– Tout à l'heure, quand je l'ai quittée, elle reposait encore… J'en ai profité pour accourir chez vous, après avoir recommandé à sa femme de chambre de ne pas la perdre de vue une seconde.

« Monsieur Jacques, il faut absolument que vous reveniez près d'elle.

– Mademoiselle reprenait le reporter, avec une expression de sincérité absolue, je ne demandais qu'à l'aimer… Mieux que personne vous savez à quel point elle s'est montrée, à mon égard, tyrannique… insupportable…

– Réfléchissez, monsieur Jacques, aux responsabilités que vous allez prendre. Le médecin de Simone m'a confié qu'elle souffrait d'une insuffisance mitrale et qu'un choc violent et prolongé risquait de l'emporter.

« Je ne vous en dis pas davantage. Je laisse à votre conscience le soin de décider !

Bellegarde se taisait. Les dernières paroles d'Elsa Bergen l'avaient péniblement impressionné. Certes, il lui était extrêmement pénible de reprendre contact avec une femme qu'il n'aimait plus et dont l'existence ne pouvait que peser lourdement sur la sienne. Mais avait-il le droit de lui infliger les affres d'une si cruelle douleur et peut-être de ne se séparer d'elle que pour la jeter dans les bras de la mort ?

Très pâle, mais d'une voix assurée, il fit :

– Puisqu'il en est ainsi, mademoiselle, je passerai tout à l'heure chez Simone.

– Vous la sauvez ! répliqua la Scandinave en lui tendant la main.

Et elle ajouta :

– Je cours vite lui annoncer cette heureuse nouvelle.

Bellegarde l'accompagna jusqu'à la porte… Puis il revint dans son cabinet de travail. Une grande préoccupation se lisait sur son visage…

Simone… n'était-ce pas sa vie intime gâchée, son avenir compromis, son talent en péril, son âme à la dérive ?

N'était-elle pas l'adversaire de son repos moral, une entrave permanente à son travail et à l'ascension de son talent dont elle risquait de causer la ruine ?…

Et voilà qu'ajoutant encore à ses transes, prélude à l'enlisement fatal qu'il prévoyait, surgissait à travers les brumes de mauvais augure qui commençaient à obscurcir sa route, la gracieuse et rayonnante image de cette jeune fille que, par trois fois, le hasard avait mise sur sa route.

Quel contraste avec Simone ! Quelle âme simple et claire on devinait sous ce sourire si gracieusement, si gaiement épanoui, à travers ce regard limpide comme le miroir d'un lac aux eaux transparentes et sur lequel se reflètent à la fois l'azur d'un ciel sans nuages et l'or d'un splendide soleil !

Que l'amour d'un être pareil devait être chose sublime et divine !… Quelle compagne elle serait un jour pour celui qui saurait se faire aimer d'elle !

Mais on frappait à sa porte.

– Entrez ! fit-il en cherchant à se ressaisir.

C'était Marie-Jeanne.

Sa bonne grosse figure avait perdu son habituelle expression de franche gaieté ; et ses yeux bouffis et rouges attestaient qu'il n'y avait pas longtemps qu'elle avait cessé de pleurer.

– Monsieur Jacques, déclara-t-elle, excusez-moi si je suis en retard, mais ça ne va pas à la maison.

– Qu'y a-t-il donc ? lança Bellegarde d'un ton un peu distrait.

– Mon mari a été appelé ce matin, dès la première heure, chez M. le conservateur du Louvre… Il a dû lui avouer que c'était lui qui vous avait introduit, ainsi que M. Chantecoq, dans la salle des Dieux barbares.

– Et alors ? interrogeait le jeune reporter.

– Il est révoqué ! s'écria la brave femme en étouffant un sanglot.

– Ma bonne Marie-Jeanne, affirmait Jacques… je suis désolé… Mais ne vous tourmentez pas ainsi… Je vais immédiatement recommander Gautrais à la direction de mon journal et je suis sûr qu'on lui trouvera, au Petit Parisien, une situation au moins équivalente à celle que je lui ai fait perdre.

– Monsieur Jacques… je savais bien que nous pouvions compter sur vous… répliquait la femme de ménage en dirigeant vers le journaliste un regard tout plein de reconnaissance.

– Dites à votre mari de venir me voir, ce soir, vers dix-huit heures, au Petit Parisien.

– Je lui ferai la commission, monsieur Jacques… Et encore, merci.

Bellegarde quitta son bureau. Il prit, dans l'antichambre, son chapeau et son pardessus, accrochés à un portemanteau… Puis il gagna le dehors…

Le bossu mystérieux avait enfin fini de gonfler son pneu… Maintenant, il examinait son moteur qui, d'ailleurs, ronflait avec une régularité parfaite.

À la vue du journaliste, il referma vivement son capot et s'installa sur son siège avec une souplesse de mouvements que l'on n'eût pas soupçonnée chez un être aussi difforme.

Jacques, qui s'était arrêté sur le trottoir, héla un taxi qui passait à vide et y sauta lestement, tout en lançant au chauffeur l'adresse de Simone.

Alors, le bossu mit en marche sa voiturette et s'élança sur les traces du taxi…

Marie-Jeanne qui, pour donner de l'air, avait ouvert la fenêtre, aperçut son dos voûté et penché au-dessus du volant.

– Un boscot… fit-elle. Quel malheur que je ne puisse pas caresser sa bosse ! On prétend que ça porte bonheur.

Et, tout en secouant la tête, elle ajouta :

– En attendant, j'ai grand-peur que tout cela ne finisse très mal pour tout le monde !


1-8 Le bossu mystérieux 1-8 Der geheimnisvolle Buckel 1-8 The Mysterious Hunchback 1-8 El misterioso jorobado 1-8 قوز مرموز

Le bossu mystérieux

À la même heure, avenue d’Antin, le long du trottoir qui s’étendait juste en face du rez-de-chaussée qu’habitait Jacques Bellegarde, un individu s’efforçait, depuis un bon moment déjà, et d’ailleurs sans y parvenir, de regonfler l’un des pneus arrière d’une voiturette dont la carrosserie, en assez mauvais état, révélait à la fois un long usage et un insuffisant entretien.

Ce personnage était d’aspect plutôt bizarre. Vêtu d’un complet de couleur sombre et qui n’avait rien de sportif, il était affligé d’une gibbosité qui faisait de son dos un véritable hémisphère. Son visage aux traits durs et saillants, aux yeux à fleur de tête, s’encadrait de deux courts favoris parsemés de quelques fils d’argent. Les énormes pieds qui terminaient les jambes cagneuses, et les mains non moins gigantesques qui s’ajoutaient à ses bras d’une longueur démesurée achevaient d’en faire une sorte de personnage légendaire qu’on eût dit échappé d’un conte d’Hoffmann ou d’un récit d’Edgar Poe.

En observant ce bossu avec un peu d’attention, il eût été facile de constater que, par instants, tout en affectant de s’acharner à sa besogne, il dirigeait son regard vers l’une des fenêtres du journaliste, dont les rideaux transparents laissaient apercevoir les silhouettes d’un homme et d’une femme qui paraissaient discuter avec animation et n’étaient autres que celles de Jacques Bellegarde et de la demoiselle de compagnie de Simone Desroches.

La nuit précédente, en rentrant chez lui, le reporter avait trouvé un mot d’Elsa Bergen lui faisant savoir qu’elle passerait avenue d’Antin dans la matinée, pour une affaire très urgente.

Soupçonnant que de graves événements avaient dû se dérouler, Jacques n’avait pas cru devoir éconduire la visiteuse. Voilà pourquoi il avait prié Chantecoq de remettre à l’après-midi le rendez-vous qu’il avait pris avec lui pour la matinée.

Les prévisions de Bellegarde étaient exactes. Aux dires d’Elsa Bergen, le billet dans lequel Jacques signifiait à son amie que tout était désormais fini avait plongé celle-ci dans un violent désespoir.

Se départant de sa froideur habituelle, la Scandinave déclarait avec émotion :

– Tout à l’heure, quand je l’ai quittée, elle reposait encore… J’en ai profité pour accourir chez vous, après avoir recommandé à sa femme de chambre de ne pas la perdre de vue une seconde.

« Monsieur Jacques, il faut absolument que vous reveniez près d’elle.

– Mademoiselle reprenait le reporter, avec une expression de sincérité absolue, je ne demandais qu’à l’aimer… Mieux que personne vous savez à quel point elle s’est montrée, à mon égard, tyrannique… insupportable…

– Réfléchissez, monsieur Jacques, aux responsabilités que vous allez prendre. Le médecin de Simone m’a confié qu’elle souffrait d’une insuffisance mitrale et qu’un choc violent et prolongé risquait de l’emporter.

« Je ne vous en dis pas davantage. Je laisse à votre conscience le soin de décider !

Bellegarde se taisait. Les dernières paroles d’Elsa Bergen l’avaient péniblement impressionné. Certes, il lui était extrêmement pénible de reprendre contact avec une femme qu’il n’aimait plus et dont l’existence ne pouvait que peser lourdement sur la sienne. Mais avait-il le droit de lui infliger les affres d’une si cruelle douleur et peut-être de ne se séparer d’elle que pour la jeter dans les bras de la mort ?

Très pâle, mais d’une voix assurée, il fit :

– Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle, je passerai tout à l’heure chez Simone.

– Vous la sauvez ! répliqua la Scandinave en lui tendant la main.

Et elle ajouta :

– Je cours vite lui annoncer cette heureuse nouvelle.

Bellegarde l’accompagna jusqu’à la porte… Puis il revint dans son cabinet de travail. Une grande préoccupation se lisait sur son visage…

Simone… n’était-ce pas sa vie intime gâchée, son avenir compromis, son talent en péril, son âme à la dérive ?

N’était-elle pas l’adversaire de son repos moral, une entrave permanente à son travail et à l’ascension de son talent dont elle risquait de causer la ruine ?…

Et voilà qu’ajoutant encore à ses transes, prélude à l’enlisement fatal qu’il prévoyait, surgissait à travers les brumes de mauvais augure qui commençaient à obscurcir sa route, la gracieuse et rayonnante image de cette jeune fille que, par trois fois, le hasard avait mise sur sa route.

Quel contraste avec Simone ! Quelle âme simple et claire on devinait sous ce sourire si gracieusement, si gaiement épanoui, à travers ce regard limpide comme le miroir d’un lac aux eaux transparentes et sur lequel se reflètent à la fois l’azur d’un ciel sans nuages et l’or d’un splendide soleil !

Que l’amour d’un être pareil devait être chose sublime et divine !… Quelle compagne elle serait un jour pour celui qui saurait se faire aimer d’elle !

Mais on frappait à sa porte.

– Entrez ! fit-il en cherchant à se ressaisir.

C’était Marie-Jeanne.

Sa bonne grosse figure avait perdu son habituelle expression de franche gaieté ; et ses yeux bouffis et rouges attestaient qu’il n’y avait pas longtemps qu’elle avait cessé de pleurer.

– Monsieur Jacques, déclara-t-elle, excusez-moi si je suis en retard, mais ça ne va pas à la maison.

– Qu’y a-t-il donc ? lança Bellegarde d’un ton un peu distrait.

– Mon mari a été appelé ce matin, dès la première heure, chez M. le conservateur du Louvre… Il a dû lui avouer que c’était lui qui vous avait introduit, ainsi que M. Chantecoq, dans la salle des Dieux barbares.

– Et alors ? interrogeait le jeune reporter.

– Il est révoqué ! s’écria la brave femme en étouffant un sanglot.

– Ma bonne Marie-Jeanne, affirmait Jacques… je suis désolé… Mais ne vous tourmentez pas ainsi… Je vais immédiatement recommander Gautrais à la direction de mon journal et je suis sûr qu’on lui trouvera, au Petit Parisien, une situation au moins équivalente à celle que je lui ai fait perdre.

– Monsieur Jacques… je savais bien que nous pouvions compter sur vous… répliquait la femme de ménage en dirigeant vers le journaliste un regard tout plein de reconnaissance.

– Dites à votre mari de venir me voir, ce soir, vers dix-huit heures, au Petit Parisien.

– Je lui ferai la commission, monsieur Jacques… Et encore, merci.

Bellegarde quitta son bureau. Il prit, dans l’antichambre, son chapeau et son pardessus, accrochés à un portemanteau… Puis il gagna le dehors…

Le bossu mystérieux avait enfin fini de gonfler son pneu… Maintenant, il examinait son moteur qui, d’ailleurs, ronflait avec une régularité parfaite.

À la vue du journaliste, il referma vivement son capot et s’installa sur son siège avec une souplesse de mouvements que l’on n’eût pas soupçonnée chez un être aussi difforme.

Jacques, qui s’était arrêté sur le trottoir, héla un taxi qui passait à vide et y sauta lestement, tout en lançant au chauffeur l’adresse de Simone.

Alors, le bossu mit en marche sa voiturette et s’élança sur les traces du taxi…

Marie-Jeanne qui, pour donner de l’air, avait ouvert la fenêtre, aperçut son dos voûté et penché au-dessus du volant.

– Un boscot… fit-elle. Quel malheur que je ne puisse pas caresser sa bosse ! On prétend que ça porte bonheur.

Et, tout en secouant la tête, elle ajouta :

– En attendant, j’ai grand-peur que tout cela ne finisse très mal pour tout le monde !