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Guy de Maupassant - Fort Comme La Mort, Partie 7

Partie 7

– II –

La comtesse et sa fille, vêtues de crêpe noir, venaient de s'asseoir face à face, pour déjeuner, dans la vaste salle de Roncières. Les portraits d'aïeux, naïvement peints, l'un en cuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudré en officier des gardes françaises, celui-là en colonel de la Restauration, alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passés, en des cadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux pas sourds, commençaient à servir les deux femmes silencieuses ; et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu au milieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnant et bourdonnant.

« Ouvrez les fenêtres, dit la comtesse, il fait un peu frais ici. Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, et larges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffle d'air tiède, portant des odeurs d'herbe chaude et des bruits lointains de campagne, entra brusquement par ces trois grands trous, se mêlant à l'air un peu humide de la pièce profonde enfermée dans les murs épais du château. « Ah ! c'est bon », dit Annette, en respirant à pleine gorge. Les yeux des deux femmes s'étaient tournés vers le dehors et regardaient au-dessous d'un ciel bleu clair, un peu voilé par cette brume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, la longue pelouse verte du parc, avec ses îlots d'arbres de place en place et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jaune illuminée jusqu'à l'horizon par la nappe d'or des récoltes mûres. « Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit la comtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu'à Berville, en suivant la rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine. – Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever des perdrix.

– Tu sais que ton père le défend.

– Oh, puisque papa est à Paris ! C'est si amusant de voir Julio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu'il est drôle ! Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d'où elle cria : « Hardi, Julio, hardi ! Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d'herbe, accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, le ventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l'une à l'autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie, furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles frisées s'envolaient à chaque bond, s'acharnait à faire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C'était là, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu'il apercevait les vaches étendues. Elles, mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeux mouillés, en tournant la tête pour le suivre.

Annette, de sa fenêtre, cria :

« Apporte, Julio, apporte. Et l'épagneul, excité, s'enhardissait, aboyait plus fort, s'aventurait jusqu'à la croupe, en feignant de vouloir mordre. Elles commençaient à s'inquiéter, et les frissons nerveux de leur peau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et plus longs. Soudain le chien, emporté par une course qu'il ne put maîtriser à temps, arriva en plein élan si près d'une vache, que, pour ne point se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé par le bond, le pesant animal eut peur, et, levant d'abord la tête, se redressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflant fortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôt l'imitèrent ; et Julio se mit à danser autour d'eux une danse de triomphe, tandis qu'Annette le félicitait. « Bravo, Julio, bravo !

– Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant. Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux, annonça :

« Tiens ! le porteur du télégraphe. Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et des avoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis, et s'en venait vers le château, au pas cadencé de l'homme. « Mon Dieu ! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle ! Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtemps en nous la mort d'un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle ne pouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petit papier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s'émouvoir son âme, et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir un chagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes. Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait tout l'inconnu qui vient à nous. Son cœur, que la vie venait pour la première fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de la sacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de la poste, qui sèment tant d'émotions par les rues des villes et les chemins des champs. La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet homme qui venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelques mots dont elle serait peut-être blessée comme d'un coup de couteau à la gorge. L'angoisse de savoir la rendait haletante, et elle cherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. À quel sujet ? De qui ? La pensée d'Olivier la traversa. Serait-il malade ? Mort peut-être aussi ?

Les dix minutes qu'il fallut attendre lui parurent interminables ; puis quand elle eut déchiré la dépêche et reconnu le nom de son mari, elle lut : « Je t'annonce que notre ami Bertin part pour Roncières par le train d'une heure. Envoie phaéton gare. Tendresses. « Eh bien, maman ? disait Annette.

– C'est M. Olivier Bertin qui vient nous voir. – Ah ! quelle chance ! Et quand ?

– Tantôt.

– À quatre heures ?

– Oui.

– Oh ! qu'il est gentil ! Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelque temps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre lui semblait une menace aussi pénible que tout ce qu'elle avait pu prévoir. « Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.

– Et toi, maman, tu ne viendras pas !

– Non, je vous attendrai ici.

– Pourquoi ? Ça lui fera de la peine.

– Je ne me sens pas très bien.

– Tu voulais aller à pied jusqu'à Berville, tout à l'heure. – Oui, mais le déjeuner m'a fait mal. – D'ici là, tu iras mieux. – Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenir dès que vous serez arrivés.

– Oui, maman. Puis, après avoir donné des ordres pour qu'on attelât le phaéton à l'heure voulue et qu'on préparât l'appartement, la comtesse rentra chez elle et s'enferma. Sa vie, jusqu'alors, s'était écoulée presque sans souffrance, accidentée seulement par l'affection d'Olivier, et agitée par le souci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieuse dans cette lutte. Son cœur, bercé par les succès et la louange, devenu un cœur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutes les douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariage brillant, où l'inclination n'entrait pour rien, après avoir ensuite accepté l'amour comme le complément d'une existence heureuse, après avoir pris son parti d'une liaison coupable, beaucoup par entraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, par compensation au train-train vulgaire de l'existence, s'était cantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait, sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaque jour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femme les événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse, peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisons d'inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent, inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir des éléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe et sagace. Or, peu à peu, sans qu'elle osât même se l'avouer, s'était glissée dans son âme la préoccupation obscure des jours qui passent, de l'âge qui vient. C'était en sa pensée quelque chose comme une petite démangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachant bien que cette descente de la vie était sans fond, qu'une fois commencée on ne l'arrêtait plus, et cédant à l'instinct du danger, elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver son rêve, de ne pas avoir le vertige de l'abîme et le désespoir de l'impuissance. Elle vécut donc en souriant, avec une sorte d'orgueil factice de rester belle si longtemps ; et, lorsqu'Annette apparut à côté d'elle avec la fraîcheur de ses dix-huit années, au lieu de souffrir de ce voisinage, elle fut fière, au contraire, de pouvoir être préférée, dans la grâce savante de sa maturité, à cette fillette épanouie dans l'éclat radieux de la première jeunesse. Elle se croyait même au début d'une période heureuse et tranquille quand la mort de sa mère vint la frapper en plein cœur. Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces désespoirs profonds qui ne laissent place à nulle autre pensée. Elle restait du matin au soir abîmée dans la désolation, cherchant à se rappeler mille choses de la morte, des paroles familières, sa figure d'autrefois, des robes qu'elle avait portées jadis, comme si elle eût amassé au fond de sa mémoire des reliques, et recueilli dans le passé disparu tous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait ses cruelles rêveries. Puis quand elle fut arrivée ainsi à un tel paroxysme de désespoir, qu'elle avait à tout instant des crises de nerfs et des syncopes, toute cette peine accumulée jaillit en larmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux. Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venait d'ouvrir les volets et les rideaux en demandant : « Comment va Madame aujourd'hui ? » elle répondit, se sentant épuisée et courbaturée à force d'avoir pleuré : « Oh ! pas du tout. Vraiment je n'en puis plus. La domestique qui tenait le plateau portant le thé regarda sa maîtresse, et émue de la voir si pâle dans la blancheur du lit, elle balbutia avec un accent triste et sincère :

« En effet, Madame a très mauvaise mine. Madame ferait bien de se soigner. Le ton dont cela fut dit enfonça au cœur de la comtesse une petite piqûre comme d'une pointe d'aiguille, et dès que la bonne fut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grande armoire à glace. Elle demeura stupéfaite en face d'elle-même, effrayée de ses joues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle par ces quelques jours de souffrance. Son visage qu'elle connaissait si bien, qu'elle avait si souvent regardé en tant de miroirs divers, dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses, tous les sourires, dont elle avait déjà bien des fois corrigé la pâleur, réparé les petites fatigues, détruit les rides légères apparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout à coup celui d'une autre femme, un visage nouveau qui se décomposait, irréparablement malade. Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elle s'approcha jusqu'à toucher la glace du front, si bien que son haleine, répandant une buée sur le verre, obscurcit, effaça presque l'image blême qu'elle contemplait. Elle dut alors prendre un mouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnante d'une émotion bizarre, elle fit un long et patient examen des altérations de son visage. D'un doigt léger elle tendit la peau des joues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna les paupières pour regarder le blanc de l'œil. Puis elle ouvrit la bouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d'or brillaient, s'inquiéta des gencives livides et de la teinte jaune de la chair au-dessus des joues et sur les tempes. Elle mettait à cette revue de la beauté défaillante tant d'attention qu'elle n'entendit pas ouvrir la porte, et qu'elle tressaillit jusqu'au cœur quand sa femme de chambre, debout derrière elle, lui dit : « Madame a oublié de prendre son thé. La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et la domestique, devinant sa pensée, reprit :

« Madame a trop pleuré, il n'y a rien de pire que les larmes pour vider la peau. C'est le sang qui tourne en eau. Comme la comtesse ajoutait tristement :

« Il y a aussi l'âge. La bonne se récria :

« Oh ! oh ! Madame n'en est pas là ! En quelques jours de repos il n'y paraîtra plus. Mais il faut que Madame se promène et prenne bien garde de ne pas pleurer. Aussitôt qu'elle fut habillée, la comtesse descendit au parc, et pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle alla visiter le petit verger où elle aimait autrefois soigner et cueillir des fleurs, puis elle gagna la rivière et marcha le long de l'eau jusqu'à l'heure du déjeuner. En s'asseyant à la table en face de son mari, à côté de sa fille, elle demanda pour savoir leur pensée : « Je me sens mieux aujourd'hui. Je dois être moins pale. Le comte répondit :

« Oh ! vous avez encore bien mauvaise mine. Son cœur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla les yeux, car elle avait pris l'habitude des larmes. Jusqu'au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soit qu'elle pensât à sa mère, soit qu'elle pensât à elle-même, elle sentit à tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et lui monter aux paupières, mais pour ne pas les laisser s'épandre et lui raviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effort surhumain de volonté, entraînant sa pensée sur des choses étrangères, la maîtrisant, la dominant, l'écartant de ses peines, elle s'efforçait de se consoler, de se distraire, de ne plus songer aux choses tristes, afin de retrouver la santé de son teint. Elle ne voulait pas surtout retourner à Paris et revoir Olivier Bertin avant d'être redevenue elle-même. Comprenant qu'elle avait trop maigri, que la chair des femmes de son âge a besoin d'être pleine pour se conserver fraîche, elle cherchait de l'appétit sur les routes et dans les bois voisins, et bien qu'elle rentrât fatiguée et sans faim, elle s'efforçait de manger beaucoup. Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point son obstination. Enfin, devant sa résistance invincible, il déclara qu'il s'en allait seul, laissant la comtesse libre de revenir lorsqu'elle y serait disposée. Elle reçut le lendemain la dépêche annonçant l'arrivée d'Olivier. Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premier regard. Elle aurait désiré attendre encore une semaine ou deux. En une semaine, en se soignant, on peut changer tout à fait de visage, puisque les femmes, même bien portantes et jeunes, sous la moindre influence sont méconnaissables du jour au lendemain. Mais l'idée d'apparaître en plein soleil, en plein champ devant Olivier, dans cette lumière du mois d'août, à côté d'Annette si fraîche, l'inquiéta tellement qu'elle se décida tout de suite à ne point aller à la gare et à l'attendre dans la demi-ombre du salon. Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles de chaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant des cricris emplissait l'air. Jamais encore elle ne s'était sentie si triste. Ce n'était plus la grande douleur écrasante qui avait broyé son cœur, qui l'avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âme de la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu'elle avait crue inguérissable s'était, en quelques jours, atténuée jusqu'à n'être qu'une souffrance du souvenir ; mais elle se sentait emportée maintenant, noyée dans un flot profond de mélancolie où elle était entrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus. Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible – et ne voulait pas. Chaque fois qu'elle sentait ses paupières humides, elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc, et, sur les grands arbres des futaies, les corbeaux promenant dans le ciel bleu leur vol noir et lent. Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d'un coup d'œil, effaçait la trace d'une larme en effleurant le coin de l'œil avec la houppe de poudre de riz, et elle regardait l'heure en cherchant à deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé. Comme toutes les femmes qu'emporte une détresse d'âme irraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresse éperdue. N'était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que la vie, tout ce que devient un être quand on l'aime uniquement et qu'on se sent vieillir ! Soudain elle entendit au loin le claquement d'un fouet, courut à la fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse au grand trot des deux chevaux. Assis à côté d'Annette, dans le fond de la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant la comtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés des deux mains. Puis elle descendit, le cœur battant, mais heureuse à présent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de lui parler et de le voir.

Ils se rencontrèrent dans l'antichambre, devant la porte du salon. Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d'une voix que chauffait une émotion vraie : « Ah ! ma pauvre comtesse, permettez que je vous embrasse ! Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendant ses joues, et pendant qu'il appuyait ses lèvres, elle murmura dans son oreille : « Je t'aime. Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu'il serrait, la regarda, disant : « Voyons cette triste figure ? Elle se sentait défaillir. Il reprit :

« Oui, un peu palotte ; mais ça n'est rien. Pour le remercier, elle balbutia :

« Ah ! cher ami, cher ami ! » ne trouvant pas autre chose à dire.

Mais il s'était retourné, cherchant derrière lui Annette, disparue, et brusquement : « Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil ?

– Pourquoi ? » demanda la comtesse.

Il s'écria, avec une animation extraordinaire : « Comment, pourquoi ? Mais c'est votre portrait peint par moi, c'est mon portrait ! C'est vous, telle que je vous ai rencontrée autrefois en entrant chez la duchesse ! Hein, vous rappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, comme une frégate passe sous le canon d'un fort. Sacristi ! quand j'ai aperçu à la gare, tout à l'heure, la petite debout sur le quai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que j'allais pleurer. Je vous dis que c'est à devenir fou quand on vous a connue comme moi, qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne, et reproduite en peinture, Madame. Ah ! par exemple, j'ai bien pensé que vous me l'aviez envoyée toute seule au chemin de fer pour me donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j'ai été surpris ! Je vous dis que c'est à devenir fou ! Il cria :

« Annette, Nané. La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnait du sucre aux chevaux.

« Voilà, voilà !

– Viens donc ici. Elle accourut.

« Tiens, mets-toi tout près de ta mère. Elle s'y plaça, et il les compara ; mais il répétait machinalement, sans conviction : « Oui, c'est étonnant, c'est étonnant », car elles se ressemblaient moins côte à côte qu'avant de quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noire une expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mère n'avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teint dont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrant pour la première fois. Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblait radieux.

« Ah ! la bonne idée que j'ai eue de venir ! » disait-il.

Il se reprit : « Non, c'est votre mari qui l'a eue pour moi. Il m'a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que je vous propose ?-Non, n'est-ce pas ?-Eh bien, je vous propose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris est odieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu ! qu'il fait bon ! La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisait frissonner les arbres et s'exhaler de la terre des vapeurs imperceptibles qui jetaient sur l'horizon un léger voile transparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaient avec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d'ailes, montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume de dormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loin par la campagne, et dans l'air tranquille de cette fin de jour passaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à travers les champs, d'une pièce de terre à l'autre, et ces cris courts et gutturaux avec lesquels on conduit les bêtes. Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleine gorge ; et comme la comtesse le regardait :

« Voilà le bonheur », dit-il.

Elle se rapprocha de lui.

« Il ne dure jamais.

– Prenons-le quand il vient. Elle, alors, avec un sourire :

« Jusqu'ici vous n'aimiez pas la campagne. – Je l'aime aujourd'hui, parce que je vous y trouve. Je ne saurais plus vivre en un endroit où vous n'êtes pas. Quand on est jeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, par exaltation pure, peut-être parce qu'on sent la vie devant soi, peut-être aussi parce qu'on a plus de passion que de besoins du cœur ; à mon âge, au contraire, l'amour est devenu une habitude d'infirme, c'est un pansement de l'âme, qui ne battant plus que d'une aile s'envole moins dans l'idéal. Le cœur n'a plus d'extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bien que je n'ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste. – Oh ! vieux ! » dit-elle en lui prenant la main.

Il répétait :

« Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mes cheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient. Sacristi, voilà une chose que je n'ai pas connue jusqu'ici : la tristesse ! Si on m'eût dit, quand j'avais trente ans, qu'un jour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout, je ne l'aurais pas cru. Cela prouve que mon cœur aussi a vieilli. Elle répondit avec une certitude profonde :

« Oh ! moi, j'ai le cœur tout jeune. Il n'a pas changé. Si, il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n'en a plus que seize. Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte, mêlés à l'âme du soir, tout près l'un de l'autre, plus près qu'ils n'avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculaire comme l'heure du jour. Un domestique entra, annonçant :

« Madame la comtesse est servie. Elle demanda :

« Vous avez prévenu ma fille ?

– Mademoiselle est dans la salle à manger. Ils s'assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos, et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visage d'Annette, lui faisaient une tête poudrée d'or. Bertin, souriant, ne cessait de la regarder.

« Dieu ! qu'elle est jolie en noir ! » disait-il.

Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, comme pour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.

Lorsqu'ils furent revenus dans le salon, la lune s'était levée sur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l'air d'une grande île, et la campagne au-delà semblait une mer cachée sous la petite brume qui flottait au ras des plaines. « Oh ! maman, allons nous promener », dit Annette.

La comtesse y consentit.

« Je prends Julio.

– Oui, si tu veux. Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s'amusant avec le chien. Lorsqu'ils longèrent la pelouse, ils entendirent le souffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaient la tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilait entre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu'à terre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin par petites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient, semblaient avoir sous cette nuit sereine le même cœur joyeux et vide, dont l'ivresse partait en gambades. Dans les clairières où l'onde lunaire descendait ainsi qu'en des puits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintre la rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clair visage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait et serrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres en traversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vue d'Annette avait ravivé l'impatience de son cœur. Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l'on devinait à peine au loin, de place en place, les bouquets d'arbres des fermes. À travers la buée de lait qui baignait les champs, l'horizon s'illimitait, et le silence léger, le silence vivant de ce grand espace lumineux et tiède était plein de l'inexprimable espoir, de l'indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d'été. Très hauts dans le ciel, quelques petits nuages longs et minces semblaient faits d'écailles d'argent. En demeurant quelques secondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confus et continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l'harmonie ressemblait d'abord à du silence. Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio, les oreilles dressées, s'en alla à pas furtifs vers les deux notes de flûte de l'oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui, retenant son souffle et se baissant.

« Ah ! dit la comtesse restée seule avec le peintre, pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n'a même pas le temps de goûter ce qui est bon. C'est déjà fini.


Partie 7 Teil 7 Part 7 Parte 7 Bölüm 7 第7部分

– II –

La comtesse et sa fille, vêtues de crêpe noir, venaient de s'asseoir face à face, pour déjeuner, dans la vaste salle de Roncières. Les portraits d'aïeux, naïvement peints, l'un en cuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudré en officier des gardes françaises, celui-là en colonel de la Restauration, alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passés, en des cadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux pas sourds, commençaient à servir les deux femmes silencieuses ; et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu au milieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnant et bourdonnant.

« Ouvrez les fenêtres, dit la comtesse, il fait un peu frais ici. Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, et larges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffle d'air tiède, portant des odeurs d'herbe chaude et des bruits lointains de campagne, entra brusquement par ces trois grands trous, se mêlant à l'air un peu humide de la pièce profonde enfermée dans les murs épais du château. « Ah ! c'est bon », dit Annette, en respirant à pleine gorge. Les yeux des deux femmes s'étaient tournés vers le dehors et regardaient au-dessous d'un ciel bleu clair, un peu voilé par cette brume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, la longue pelouse verte du parc, avec ses îlots d'arbres de place en place et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jaune illuminée jusqu'à l'horizon par la nappe d'or des récoltes mûres. « Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit la comtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu'à Berville, en suivant la rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine. – Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever des perdrix.

– Tu sais que ton père le défend.

– Oh, puisque papa est à Paris ! C'est si amusant de voir Julio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu'il est drôle ! Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d'où elle cria : « Hardi, Julio, hardi ! Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d'herbe, accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, le ventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l'une à l'autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie, furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles frisées s'envolaient à chaque bond, s'acharnait à faire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C'était là, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu'il apercevait les vaches étendues. Elles, mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeux mouillés, en tournant la tête pour le suivre.

Annette, de sa fenêtre, cria :

« Apporte, Julio, apporte. Et l'épagneul, excité, s'enhardissait, aboyait plus fort, s'aventurait jusqu'à la croupe, en feignant de vouloir mordre. Elles commençaient à s'inquiéter, et les frissons nerveux de leur peau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et plus longs. Soudain le chien, emporté par une course qu'il ne put maîtriser à temps, arriva en plein élan si près d'une vache, que, pour ne point se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé par le bond, le pesant animal eut peur, et, levant d'abord la tête, se redressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflant fortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôt l'imitèrent ; et Julio se mit à danser autour d'eux une danse de triomphe, tandis qu'Annette le félicitait. « Bravo, Julio, bravo !

– Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant. Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux, annonça :

« Tiens ! le porteur du télégraphe. Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et des avoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis, et s'en venait vers le château, au pas cadencé de l'homme. « Mon Dieu ! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle ! Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtemps en nous la mort d'un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle ne pouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petit papier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s'émouvoir son âme, et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir un chagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes. Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait tout l'inconnu qui vient à nous. Son cœur, que la vie venait pour la première fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de la sacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de la poste, qui sèment tant d'émotions par les rues des villes et les chemins des champs. La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet homme qui venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelques mots dont elle serait peut-être blessée comme d'un coup de couteau à la gorge. L'angoisse de savoir la rendait haletante, et elle cherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. À quel sujet ? De qui ? La pensée d'Olivier la traversa. Serait-il malade ? Mort peut-être aussi ?

Les dix minutes qu'il fallut attendre lui parurent interminables ; puis quand elle eut déchiré la dépêche et reconnu le nom de son mari, elle lut : « Je t'annonce que notre ami Bertin part pour Roncières par le train d'une heure. Envoie phaéton gare. Tendresses. « Eh bien, maman ? disait Annette.

– C'est M. Olivier Bertin qui vient nous voir. – Ah ! quelle chance ! Et quand ?

– Tantôt.

– À quatre heures ?

– Oui.

– Oh ! qu'il est gentil ! Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelque temps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre lui semblait une menace aussi pénible que tout ce qu'elle avait pu prévoir. « Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.

– Et toi, maman, tu ne viendras pas !

– Non, je vous attendrai ici.

– Pourquoi ? Ça lui fera de la peine.

– Je ne me sens pas très bien.

– Tu voulais aller à pied jusqu'à Berville, tout à l'heure. – Oui, mais le déjeuner m'a fait mal. – D'ici là, tu iras mieux. – Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenir dès que vous serez arrivés.

– Oui, maman. Puis, après avoir donné des ordres pour qu'on attelât le phaéton à l'heure voulue et qu'on préparât l'appartement, la comtesse rentra chez elle et s'enferma. Sa vie, jusqu'alors, s'était écoulée presque sans souffrance, accidentée seulement par l'affection d'Olivier, et agitée par le souci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieuse dans cette lutte. Son cœur, bercé par les succès et la louange, devenu un cœur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutes les douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariage brillant, où l'inclination n'entrait pour rien, après avoir ensuite accepté l'amour comme le complément d'une existence heureuse, après avoir pris son parti d'une liaison coupable, beaucoup par entraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, par compensation au train-train vulgaire de l'existence, s'était cantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait, sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaque jour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femme les événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse, peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisons d'inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent, inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir des éléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe et sagace. Or, peu à peu, sans qu'elle osât même se l'avouer, s'était glissée dans son âme la préoccupation obscure des jours qui passent, de l'âge qui vient. C'était en sa pensée quelque chose comme une petite démangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachant bien que cette descente de la vie était sans fond, qu'une fois commencée on ne l'arrêtait plus, et cédant à l'instinct du danger, elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver son rêve, de ne pas avoir le vertige de l'abîme et le désespoir de l'impuissance. Elle vécut donc en souriant, avec une sorte d'orgueil factice de rester belle si longtemps ; et, lorsqu'Annette apparut à côté d'elle avec la fraîcheur de ses dix-huit années, au lieu de souffrir de ce voisinage, elle fut fière, au contraire, de pouvoir être préférée, dans la grâce savante de sa maturité, à cette fillette épanouie dans l'éclat radieux de la première jeunesse. Elle se croyait même au début d'une période heureuse et tranquille quand la mort de sa mère vint la frapper en plein cœur. Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces désespoirs profonds qui ne laissent place à nulle autre pensée. Elle restait du matin au soir abîmée dans la désolation, cherchant à se rappeler mille choses de la morte, des paroles familières, sa figure d'autrefois, des robes qu'elle avait portées jadis, comme si elle eût amassé au fond de sa mémoire des reliques, et recueilli dans le passé disparu tous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait ses cruelles rêveries. Puis quand elle fut arrivée ainsi à un tel paroxysme de désespoir, qu'elle avait à tout instant des crises de nerfs et des syncopes, toute cette peine accumulée jaillit en larmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux. Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venait d'ouvrir les volets et les rideaux en demandant : « Comment va Madame aujourd'hui ? » elle répondit, se sentant épuisée et courbaturée à force d'avoir pleuré : « Oh ! pas du tout. Vraiment je n'en puis plus. La domestique qui tenait le plateau portant le thé regarda sa maîtresse, et émue de la voir si pâle dans la blancheur du lit, elle balbutia avec un accent triste et sincère :

« En effet, Madame a très mauvaise mine. Madame ferait bien de se soigner. Le ton dont cela fut dit enfonça au cœur de la comtesse une petite piqûre comme d'une pointe d'aiguille, et dès que la bonne fut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grande armoire à glace. Elle demeura stupéfaite en face d'elle-même, effrayée de ses joues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle par ces quelques jours de souffrance. Son visage qu'elle connaissait si bien, qu'elle avait si souvent regardé en tant de miroirs divers, dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses, tous les sourires, dont elle avait déjà bien des fois corrigé la pâleur, réparé les petites fatigues, détruit les rides légères apparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout à coup celui d'une autre femme, un visage nouveau qui se décomposait, irréparablement malade. Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elle s'approcha jusqu'à toucher la glace du front, si bien que son haleine, répandant une buée sur le verre, obscurcit, effaça presque l'image blême qu'elle contemplait. Elle dut alors prendre un mouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnante d'une émotion bizarre, elle fit un long et patient examen des altérations de son visage. D'un doigt léger elle tendit la peau des joues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna les paupières pour regarder le blanc de l'œil. Puis elle ouvrit la bouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d'or brillaient, s'inquiéta des gencives livides et de la teinte jaune de la chair au-dessus des joues et sur les tempes. Elle mettait à cette revue de la beauté défaillante tant d'attention qu'elle n'entendit pas ouvrir la porte, et qu'elle tressaillit jusqu'au cœur quand sa femme de chambre, debout derrière elle, lui dit : « Madame a oublié de prendre son thé. La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et la domestique, devinant sa pensée, reprit :

« Madame a trop pleuré, il n'y a rien de pire que les larmes pour vider la peau. C'est le sang qui tourne en eau. Comme la comtesse ajoutait tristement :

« Il y a aussi l'âge. La bonne se récria :

« Oh ! oh ! Madame n'en est pas là ! En quelques jours de repos il n'y paraîtra plus. Mais il faut que Madame se promène et prenne bien garde de ne pas pleurer. Aussitôt qu'elle fut habillée, la comtesse descendit au parc, et pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle alla visiter le petit verger où elle aimait autrefois soigner et cueillir des fleurs, puis elle gagna la rivière et marcha le long de l'eau jusqu'à l'heure du déjeuner. En s'asseyant à la table en face de son mari, à côté de sa fille, elle demanda pour savoir leur pensée : « Je me sens mieux aujourd'hui. Je dois être moins pale. Le comte répondit :

« Oh ! vous avez encore bien mauvaise mine. Son cœur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla les yeux, car elle avait pris l'habitude des larmes. Jusqu'au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soit qu'elle pensât à sa mère, soit qu'elle pensât à elle-même, elle sentit à tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et lui monter aux paupières, mais pour ne pas les laisser s'épandre et lui raviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effort surhumain de volonté, entraînant sa pensée sur des choses étrangères, la maîtrisant, la dominant, l'écartant de ses peines, elle s'efforçait de se consoler, de se distraire, de ne plus songer aux choses tristes, afin de retrouver la santé de son teint. Elle ne voulait pas surtout retourner à Paris et revoir Olivier Bertin avant d'être redevenue elle-même. Comprenant qu'elle avait trop maigri, que la chair des femmes de son âge a besoin d'être pleine pour se conserver fraîche, elle cherchait de l'appétit sur les routes et dans les bois voisins, et bien qu'elle rentrât fatiguée et sans faim, elle s'efforçait de manger beaucoup. Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point son obstination. Enfin, devant sa résistance invincible, il déclara qu'il s'en allait seul, laissant la comtesse libre de revenir lorsqu'elle y serait disposée. Elle reçut le lendemain la dépêche annonçant l'arrivée d'Olivier. Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premier regard. Elle aurait désiré attendre encore une semaine ou deux. En une semaine, en se soignant, on peut changer tout à fait de visage, puisque les femmes, même bien portantes et jeunes, sous la moindre influence sont méconnaissables du jour au lendemain. Mais l'idée d'apparaître en plein soleil, en plein champ devant Olivier, dans cette lumière du mois d'août, à côté d'Annette si fraîche, l'inquiéta tellement qu'elle se décida tout de suite à ne point aller à la gare et à l'attendre dans la demi-ombre du salon. Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles de chaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant des cricris emplissait l'air. Jamais encore elle ne s'était sentie si triste. Ce n'était plus la grande douleur écrasante qui avait broyé son cœur, qui l'avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âme de la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu'elle avait crue inguérissable s'était, en quelques jours, atténuée jusqu'à n'être qu'une souffrance du souvenir ; mais elle se sentait emportée maintenant, noyée dans un flot profond de mélancolie où elle était entrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus. Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible – et ne voulait pas. Chaque fois qu'elle sentait ses paupières humides, elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc, et, sur les grands arbres des futaies, les corbeaux promenant dans le ciel bleu leur vol noir et lent. Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d'un coup d'œil, effaçait la trace d'une larme en effleurant le coin de l'œil avec la houppe de poudre de riz, et elle regardait l'heure en cherchant à deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé. Comme toutes les femmes qu'emporte une détresse d'âme irraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresse éperdue. N'était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que la vie, tout ce que devient un être quand on l'aime uniquement et qu'on se sent vieillir ! Soudain elle entendit au loin le claquement d'un fouet, courut à la fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse au grand trot des deux chevaux. Assis à côté d'Annette, dans le fond de la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant la comtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés des deux mains. Puis elle descendit, le cœur battant, mais heureuse à présent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de lui parler et de le voir.

Ils se rencontrèrent dans l'antichambre, devant la porte du salon. Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d'une voix que chauffait une émotion vraie : « Ah ! ma pauvre comtesse, permettez que je vous embrasse ! Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendant ses joues, et pendant qu'il appuyait ses lèvres, elle murmura dans son oreille : « Je t'aime. Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu'il serrait, la regarda, disant : « Voyons cette triste figure ? Elle se sentait défaillir. Il reprit :

« Oui, un peu palotte ; mais ça n'est rien. Pour le remercier, elle balbutia :

« Ah ! cher ami, cher ami ! » ne trouvant pas autre chose à dire.

Mais il s'était retourné, cherchant derrière lui Annette, disparue, et brusquement : « Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil ?

– Pourquoi ? » demanda la comtesse.

Il s'écria, avec une animation extraordinaire : « Comment, pourquoi ? Mais c'est votre portrait peint par moi, c'est mon portrait ! C'est vous, telle que je vous ai rencontrée autrefois en entrant chez la duchesse ! Hein, vous rappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, comme une frégate passe sous le canon d'un fort. Sacristi ! quand j'ai aperçu à la gare, tout à l'heure, la petite debout sur le quai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que j'allais pleurer. Je vous dis que c'est à devenir fou quand on vous a connue comme moi, qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne, et reproduite en peinture, Madame. Ah ! par exemple, j'ai bien pensé que vous me l'aviez envoyée toute seule au chemin de fer pour me donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j'ai été surpris ! Je vous dis que c'est à devenir fou ! Il cria :

« Annette, Nané. La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnait du sucre aux chevaux.

« Voilà, voilà !

– Viens donc ici. Elle accourut.

« Tiens, mets-toi tout près de ta mère. Elle s'y plaça, et il les compara ; mais il répétait machinalement, sans conviction : « Oui, c'est étonnant, c'est étonnant », car elles se ressemblaient moins côte à côte qu'avant de quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noire une expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mère n'avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teint dont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrant pour la première fois. Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblait radieux.

« Ah ! la bonne idée que j'ai eue de venir ! » disait-il.

Il se reprit : « Non, c'est votre mari qui l'a eue pour moi. Il m'a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que je vous propose ?-Non, n'est-ce pas ?-Eh bien, je vous propose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris est odieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu ! qu'il fait bon ! La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisait frissonner les arbres et s'exhaler de la terre des vapeurs imperceptibles qui jetaient sur l'horizon un léger voile transparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaient avec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d'ailes, montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume de dormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loin par la campagne, et dans l'air tranquille de cette fin de jour passaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à travers les champs, d'une pièce de terre à l'autre, et ces cris courts et gutturaux avec lesquels on conduit les bêtes. Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleine gorge ; et comme la comtesse le regardait :

« Voilà le bonheur », dit-il.

Elle se rapprocha de lui.

« Il ne dure jamais.

– Prenons-le quand il vient. Elle, alors, avec un sourire :

« Jusqu'ici vous n'aimiez pas la campagne. – Je l'aime aujourd'hui, parce que je vous y trouve. Je ne saurais plus vivre en un endroit où vous n'êtes pas. Quand on est jeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, par exaltation pure, peut-être parce qu'on sent la vie devant soi, peut-être aussi parce qu'on a plus de passion que de besoins du cœur ; à mon âge, au contraire, l'amour est devenu une habitude d'infirme, c'est un pansement de l'âme, qui ne battant plus que d'une aile s'envole moins dans l'idéal. Le cœur n'a plus d'extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bien que je n'ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste. – Oh ! vieux ! » dit-elle en lui prenant la main.

Il répétait :

« Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mes cheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient. Sacristi, voilà une chose que je n'ai pas connue jusqu'ici : la tristesse ! Si on m'eût dit, quand j'avais trente ans, qu'un jour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout, je ne l'aurais pas cru. Cela prouve que mon cœur aussi a vieilli. Elle répondit avec une certitude profonde :

« Oh ! moi, j'ai le cœur tout jeune. Il n'a pas changé. Si, il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n'en a plus que seize. Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte, mêlés à l'âme du soir, tout près l'un de l'autre, plus près qu'ils n'avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculaire comme l'heure du jour. Un domestique entra, annonçant :

« Madame la comtesse est servie. Elle demanda :

« Vous avez prévenu ma fille ?

– Mademoiselle est dans la salle à manger. Ils s'assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos, et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visage d'Annette, lui faisaient une tête poudrée d'or. Bertin, souriant, ne cessait de la regarder.

« Dieu ! qu'elle est jolie en noir ! » disait-il.

Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, comme pour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.

Lorsqu'ils furent revenus dans le salon, la lune s'était levée sur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l'air d'une grande île, et la campagne au-delà semblait une mer cachée sous la petite brume qui flottait au ras des plaines. « Oh ! maman, allons nous promener », dit Annette.

La comtesse y consentit.

« Je prends Julio.

– Oui, si tu veux. Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s'amusant avec le chien. Lorsqu'ils longèrent la pelouse, ils entendirent le souffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaient la tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilait entre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu'à terre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin par petites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient, semblaient avoir sous cette nuit sereine le même cœur joyeux et vide, dont l'ivresse partait en gambades. Dans les clairières où l'onde lunaire descendait ainsi qu'en des puits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintre la rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clair visage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait et serrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres en traversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vue d'Annette avait ravivé l'impatience de son cœur. Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l'on devinait à peine au loin, de place en place, les bouquets d'arbres des fermes. À travers la buée de lait qui baignait les champs, l'horizon s'illimitait, et le silence léger, le silence vivant de ce grand espace lumineux et tiède était plein de l'inexprimable espoir, de l'indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d'été. Très hauts dans le ciel, quelques petits nuages longs et minces semblaient faits d'écailles d'argent. En demeurant quelques secondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confus et continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l'harmonie ressemblait d'abord à du silence. Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio, les oreilles dressées, s'en alla à pas furtifs vers les deux notes de flûte de l'oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui, retenant son souffle et se baissant.

« Ah ! dit la comtesse restée seule avec le peintre, pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n'a même pas le temps de goûter ce qui est bon. C'est déjà fini.