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Guy de Maupassant - Fort Comme La Mort, Partie 14

Partie 14

Il s'était levé. « Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. J'irai vous voir demain matin. Voulez-vous que je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feigne de déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure un quart ?

– Oui, je veux bien. Vous êtes bonne !

– C'est que je vous aime. – Moi aussi, je vous aime.

– Oh ! ne parlez plus de cela.

– Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. À demain.

– Adieu. Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa les tempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs, l'air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l'enveloppa tout entière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, il semblait boire, aspirer en elle tout l'amour qu'elle avait pour lui. Et il s'en alla très vite, sans se retourner. Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège et sanglota. Elle serait restée ainsi jusqu'à la nuit, si Annette, soudain, n'était venue la chercher. La comtesse, pour avoir le temps d'essuyer ses yeux rouges, lui répondit : « J'ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je te suis dans une seconde. Jusqu'au soir, elle dut s'occuper de la grande question du trousseau. La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille.

On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille, quand le maître d'hôtel entra, apportant trois énormes bouquets. Mme de Mortemain s'étonna. « Mon Dieu, qu'est-ce que cela ? Annette s'écria : « Oh ! qu'ils sont beaux ! qui est-ce qui peut nous les envoyer ? Sa mère répondit :

« Olivier Bertin, sans doute. Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cette douleur, elle l'aimait tant, si tendrement, si complètement, qu'elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres. Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d'Annette. Mme de Mortemain demanda :

« Est-ce qu'il est malade, votre ami Bertin ? Je lui ai trouvé hier bien mauvaise mine. Et Mme de Guilleroy reprit :

« Oui, il m'inquiète un peu, bien qu'il ne se plaigne pas. Son mari ajouta :

« Oh ! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit même ferme en ce moment. Je crois d'ailleurs que les célibataires tombent tout d'un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup changé. La comtesse soupira :

« Oh ! oui ! Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :

« Il y avait un article bien désagréable pour lui dans Le Figaro de ce matin. Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d'elle. « Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n'ont pas à s'occuper de pareilles grossièretés. Guilleroy s'étonnait : « Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je ne l'ai pas lu. À quelle page ? Le marquis le renseigna.

« À la première, en tête, avec ce titre : « Peinture moderne ». Et le député cessa de s'étonner. « Parfaitement. Je ne l'ai pas lu, parce qu'il s'agissait de peinture. On sourit, tout le monde sachant qu'en dehors de la politique et de l'agriculture, M. de Guilleroy ne s'intéressait pas à grand-chose. Puis la conversation s'envola sur d'autres sujets, jusqu'à ce qu'on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n'écoutait pas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Où traînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l'avoir laissé partir, de ne l'avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin. Jusqu'à l'heure du départ de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guère, fouettée par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l'ombre, pensant à lui ! Un temps très long s'était écoulé quand elle crut entendre sonner le timbre de l'appartement. Elle tressaillit, s'assit, écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans la nuit.

Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton électrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie à la main, elle courut au vestibule.

À travers la porte elle demanda :

« Qui est là ? Une voix inconnue répondit :

« C'est une lettre. – Une lettre, de qui ?

– D'un médecin. – Quel médecin ?

– Je ne sais pas, c'est pour un accident. N'hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d'un cocher de fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu'il lui présenta. Elle lut : « Très urgent – Monsieur le comte de Guilleroy -. L'écriture était inconnue. « Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, et attendez-moi. Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fort qu'elle ne pouvait l'appeler. Elle heurta le bois avec le métal de son bougeoir. Le comte dormait et n'entendait pas. Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait :

« Qui est là ? Quelle heure est-il ? Elle répondit :

« C'est moi. J'ai à vous remettre une lettre urgente apportée par un cocher. Il y a un accident. Il balbutia du fond de ses rideaux :

« Attendez, je me lève. J'arrive. Et, au bout d'une minute, il se montra en robe de chambre. En même temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par les sonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salle à manger un étranger assis sur une chaise.

Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant :

« Qu'est-ce que cela ? Je ne devine pas. Elle dit fiévreuse :

« Mais lisez donc ! Il déchira l'enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés. « Mon Dieu, qu'y a-t-il ? » dit-elle.

Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion était vive.

« Oh ! un grand malheur !… un grand malheur !… Bertin est tombé sous une voiture. Elle cria :

« Mort !

– Non, non, dit-il, voyez vous-même. Elle lui arracha des mains la lettre qu'il lui tendait, et elle lut : Monsieur, un grand malheur vient d'arriver. Notre ami, l'éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n'être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l'heure. J'espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour. Dr de Rivil.

La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d'épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.

Se tournant vers sa domestique :

« Vite, je vais m'habiller ! La femme de chambre demanda :

« Qu'est-ce que Madame veut mettre ? – Peu m'importe. Ce que vous voudrez.

« Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes. En retournant chez elle, l'âme bouleversée, elle aperçut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit : « Vous avez votre voiture ?

– Oui, Madame.

– C'est bien, nous la prendrons. Puis elle courut vers sa chambre.

Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle, accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements, puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à la diable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle et ses yeux hagards dans le miroir.

Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipita vers l'appartement de son mari, qui n'était pas encore prêt. Elle l'entraîna : « Allons, disait-elle, songez donc qu'il peut mourir. Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses pieds l'escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne point tomber. Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fort que ses dents s'entrechoquaient, et elle voyait par la portière fuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, le boulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, en arrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge du concierge éclairée et vide.

Sur le haut de l'escalier le médecin, le docteur de Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint à leur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte.

Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eût épuisé tout le souffle de sa gorge :

« Eh bien, docteur ?

– Eh bien, Madame, j'espère que ce sera moins grave que je n'avais cru au premier moment. Elle s'écria : « Il ne mourra point ?

– Non. Du moins je ne le crois pas.

– En répondez-vous ?

– Non. Je dis seulement que j'espère me trouver en présence d'une simple contusion abdominale sans lésions internes. – Qu'appelez-vous des lésions ? – Des déchirures.

– Comment savez-vous qu'il n'en a pas ? – Je le suppose.

– Et s'il en avait ? – Oh ! alors, ce serait grave !

– Il en pourrait mourir ?

– Oui.

– Très vite ?

– Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes. Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu'il sera guéri dans quinze jours. Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour tout savoir, pour tout comprendre.

Elle reprit :

« Quelle déchirure pourrait-il avoir ?

– Une déchirure du foie par exemple.

– Ce serait très dangereux ?

– Oui… mais je serais surpris s'il survenait une complication maintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vous attend avec une grande impatience. Ce qu'elle vit d'abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut une tête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu du foyer l'éclairaient, dessinaient le profil, accusaient les ombres ; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deux yeux qui la regardaient venir. Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolution tombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d'un moribond. Lui, qu'elle avait vu tout à l'heure, il était devenu cette chose, ce spectre ! Elle murmura entre ses lèvres : « Oh ! mon Dieu ! » et elle se mit à marcher vers lui, palpitante d'horreur. Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cette tentative était effrayante.

Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains, doucement, sur celle d'Olivier allongée près du corps, et elle balbutia : « Oh ! mon pauvre ami.

– Ce n'est rien », dit-il tout bas, sans remuer la tête. Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Il était si pâle qu'il semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l'intérieur du visage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil les tirait en dedans. Il vit bien la terreur de son amie et soupira :

« Me voici dans un bel état. Elle dit, en le regardant toujours fixement :

« Comment cela est-il arrivé ? Il faisait pour parler de grands efforts, et toute sa figure, par moments, tressaillait de secousses nerveuses.

« Je n'ai pas regardé autour de moi… je pensais à autre chose… à tout autre chose… oh ! oui… et un omnibus m'a renversé et passé sur le ventre… » En l'écoutant, elle voyait l'accident, et elle dit, soulevée d'épouvante : « Est-ce que vous avez saigné ?

– Non. Je suis seulement un peu meurtri… un peu écrasé. Elle demanda :

« Où cela a-t-il eu lieu ? Il répondit tout bas :

« Je ne sais pas trop. C'était fort loin. Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s'affaissa. Le comte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents :

« Oh ! mon pauvre ami… mon pauvre ami… quel affreux malheur ! Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimait beaucoup Olivier.

La comtesse reprit :

« Mais, où cela est-il arrivé ? Le médecin répondit :

« Je n'en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n'y comprends rien. C'est aux Gobelins, presque hors Paris ! Du moins, le cocher de fiacre, qui l'a ramené, m'a affirmé l'avoir pris dans une pharmacie de ce quartier-là, où on l'avait porté, à neuf heures du soir ! Puis se penchant vers Olivier :

« Est-ce vrai que l'accident a eu lieu près des Gobelins ? Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura :

« Je ne sais pas.

– Mais où alliez-vous ?

– Je ne me rappelle plus. J'allais devant moi ! Un gémissement qu'elle ne put retenir sortit des lèvres de la comtesse ; puis, après une suffocation qui la laissa quelques secondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s'en couvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement. Elle savait ; elle devinait ! Quelque chose d'intolérable, d'accablant, venait de tomber sur son cœur : le remords de n'avoir pas gardé Olivier chez elle, de l'avoir chassé, jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cette voiture. Il lui dit de cette voix sans timbre qu'il avait à présent : « Ne pleurez pas. Ça me déchire. Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter, découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu'une crispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler, lentement. Ils se regardaient immobiles tous deux, les mains unies sur le drap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu'il y avait là d'autres personnes, et leur regard portait d'un cœur à l'autre une émotion surhumaine. C'était entre eux, rapide, muette et terrible, l'évocation de tous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, de tout ce qu'ils avaient senti ensemble de tout ce qu'ils avaient uni et confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l'un à l'autre. Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d'entendre ces mille choses intimes, si tristes, qu'ils avaient encore à se dire, leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu'il lui fallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu'elle avait derrière elle, qu'elle devait trouver un moyen, une ruse, une inspiration, elle, la femme féconde en ressources. Et elle se mit à y songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.

Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était question des soins à donner.

Tournant la tête, elle dit au médecin :

« Avez-vous amené une garde ?

– Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveiller la situation.

– Envoyez l'un et l'autre. On ne prend jamais trop de soins. Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vous restiez jusqu'au matin ? – En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heures déjà.

– Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde et l'interne ? – C'est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vais essayer.

– Il le faut.

– Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils ?

– Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou de force.

– Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame.

– Moi !… » fit-elle avec une sorte de cri, de défi, de protestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puis elle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on ne réplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu'on eût, avant une heure, l'interne et la garde, afin de prévenir tous les accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu'un les prît au lit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant ce temps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c'était le devoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d'amie, son rôle de femme. D'ailleurs, elle le voulait ainsi et personne ne l'en pourrait dissuader. Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et on se décida à le suivre.

Elle s'était levée, tout entière à cette pensée de leur départ, ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afin de ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elle écoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rien oublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre du peintre, debout à côté d'elle, écoutait aussi, et, derrière lui, sa femme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premiers pansements, indiquait par des signes de tête qu'elle avait également compris. Quand la comtesse eut récité comme une leçon toutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s'en aller, en répétant à son mari : « Revenez vite, surtout, revenez vite.

– Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Il vous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure. Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement le blessé, afin de s'assurer que son état demeurait satisfaisant. Guilleroy hésitait encore. Il disait :

« Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisons là ?

– Non. Il n'y a pas de danger. Il n'a besoin que de repos et de calme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler et lui parler le moins possible. La comtesse fut atterrée, et reprit :

« Alors il ne faut pas lui parler ?

– Oh ! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez près de lui. Il ne se sentira pas seul et s'en trouvera bien ; mais pas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Je serai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vous présente mes respects. Il s'en alla en saluant profondément, suivi par le comte qui répétait : « Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai de retour et vous pourrez rentrer chez nous. Lorsqu'ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d'en bas qu'on refermait, puis le roulement du coupé s'éloignant dans la rue. Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre, attendant des ordres. La comtesse les congédia.

« Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j'ai besoin de quelque chose. Ils s'en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui. Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains sur les deux bords de l'oreiller, des deux côtés de cette tête chérie, elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près du visage qu'elle semblait lui souffler les mots sur la peau : « C'est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ? » Il répondit en essayant toujours de sourire :

« Non, c'est elle qui s'est jetée sur moi. – Ce n'est pas vrai, c'est vous. – Non, je vous affirme que c'est elle. Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmes semblent s'enlacer dans les regards, elle murmura : « Oh ! mon cher, cher Olivier ! dire que je vous ai laissé partir, que je ne vous ai pas gardé ! Il répondit avec conviction :

« Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l'autre. Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètes pensées. Il reprit :

« Je ne crois pas que j'en revienne. Je souffre trop. » Elle balbutia :

« Vous souffrez beaucoup ?

– Oh ! oui. Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins. Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit de souffle que font les enfants qui embrassent. Et cela dura longtemps, très longtemps. Il laissait tomber sur lui cette pluie de douces et menues caresses qui semblait l'apaiser, le rafraîchir, car son visage contracté tressaillait moins qu'auparavant. Puis il dit :

« Any ? Elle cessa de le baiser pour entendre.

« Quoi ! mon ami.

– Il faut que vous me fassiez une promesse.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez.

– Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vous m'amènerez Annette, une fois, rien qu'une fois ! Je voudrais tant ne pas mourir sans l'avoir revue… Songez que… demain… à cette heure-ci… j'aurai peut-être… j'aurai sans doute fermé les yeux pour toujours… et que je ne vous verrai plus jamais… moi… ni vous… ni elle… » Elle l'arrêta, le cœur déchiré : « Oh ! taisez-vous… taisez-vous… oui, je vous promets de l'amener. – Vous le jurez ?

– Je le jure, mon ami… Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vous me faites un mal affreux… taisez-vous. Il eut une convulsion rapide de tous les traits, puis quand elle fut passée, il dit :

« Si nous n'avons plus que quelques moments à rester ensemble, ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous ai tant aimée… »

Elle soupira :

« Et moi… comme je vous aime toujours ! Il dit encore :

« Je n'ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seuls ont été durs… Ce n'est point votre faute… Ah ! ma pauvre Any… comme la vie parfois est triste… et comme il est difficile de mourir !…

– Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie… »

Il continuait, sans l'écouter : « J'aurais été un homme si heureux, si vous n'aviez pas eu votre fille… – Taisez-vous… mon Dieu !… Taisez-vous… »

Il semblait songer, plutôt que lui parler.

« Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait les hommes a été bien aveugle, ou bien méchant…

– Olivier, je vous en supplie… si vous m'avez jamais aimée, taisez-vous… ne parlez plus ainsi. Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu'elle avait l'air aussi d'une mourante, et il se tut. Elle s'assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, et reprit sa main étendue sur le drap : « Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuez plus, et pensez à moi comme je pense à vous. Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l'un à l'autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, par petites secousses, cette main fiévreuse qu'elle tenait, et il répondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de ces pressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leur passé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants de leur tendresse. Chacune d'elles était une question secrète, chacune d'elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristes réponses, ces « vous en souvient-il ? » d'un vieil amour. Leurs esprits, en ce rendez-vous d'agonie, qui serait peut-être le dernier, remontaient à travers les ans toute l'histoire de leur passion ; et on n'entendait plus dans la chambre que le crépitement du feu. Il dit tout à coup, comme au sortir d'un rêve, avec un sursaut de terreur : « Vos lettres ! Elle demanda :

« Quoi ? mes lettres ?

– J'aurais pu mourir sans les avoir détruites. Elle s'écria : « Eh ! que m'importe. Il s'agit bien de cela. Qu'on les trouve et qu'on les lise, je m'en moque ! Il répondit :

« Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu. Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s'il lui eût conseillé une lâcheté. Il reprit :

« Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m'énerver, m'affoler. Songez qu'elles tomberaient entre les mains de n'importe qui, d'un notaire, d'un domestique… ou même de votre mari… Je ne veux pas… » Elle se leva, hésitant encore et répétant :

« Non, c'est trop dur, c'est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire brûler nos deux cœurs. Il suppliait, le visage décomposé par l'angoisse. Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l'aperçut plein jusqu'aux bords d'une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l'adresse qu'elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes – un nom d'homme, un nom de rue – autant que son propre nom, autant qu'on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l'espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu'elle avait su dire de son amour, tout ce qu'elle avait pu en arracher d'elle pour le lui donner, avec un peu d'encre, sur du papier blanc. Il avait essayé de tourner sa tête sur l'oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois : « Brûlez-les bien vite. Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment, des choses finies, si douces, senties, rêvées. C'était l'âme de son âme, le cœur de son cœur, l'essence de son être aimant qu'elle tenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle en avait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d'adorer quelqu'un, et de le dire. Olivier répéta :

« Brûlez, brûlez-les, Any. D'un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer les deux paquets de papiers qui s'éparpillèrent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d'autres dans le secrétaire et les jeta par-dessus, puis d'autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne. Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper sur les côtés de cette montagne d'enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s'éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumière ; et cette lumière illuminant cette femme debout et cet homme couché, c'était leur amour brûlant, c'était leur amour qui se changeait en cendres. La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cette flambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit.

Il demandait :

« Tout y est ?

– Oui, tout. Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l'amas de papiers à moitié consumés déjà, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d'une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée de pourpre. La comtesse reçut dans l'âme le choc d'un effroi surnaturel et elle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu'un, puis elle comprit, elle comprit tout à coup qu'elle venait de voir simplement la cire des cachets qui fondait. Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement sa tête, la remit avec précaution au centre de l'oreiller. Mais il avait remué, et les douleurs s'accrurent. Il haletait maintenant, le visage tiraillé par d'atroces souffrances, et il ne semblait plus savoir qu'elle était là. Elle attendait qu'il se calmât un peu, qu'il levât son regard obstinément fermé, qu'il pût lui dire encore une parole. Elle demanda, enfin :

« Vous souffrez beaucoup ?

Il ne répondit pas.

Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour le forcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux des yeux éperdus, des yeux fous.

Elle répéta terrifiée :

« Vous souffrez ?… Olivier ! Répondez-moi ! Voulez-vous que j'appelle… Faites un effort, dites-moi quelque chose !… » Elle crut entendre qu'il balbutiait : « Amenez-la… vous me l'avez juré… » Puis il s'agita sous ses draps, le corps tordu, la figure convulsée et grimaçante. Elle répétait :

« Olivier, mon Dieu ! Olivier, qu'avez-vous ? voulez-vous que j'appelle… » Il l'avait entendue, cette fois, car il répondit : « Non… ce n'est rien. Il parut en effet s'apaiser, souffrir moins, retomber tout à coup dans une sorte d'hébétement somnolent. Espérant qu'il allait dormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit. Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la bouche entrouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler la gorge en passant. Seuls, ses doigts s'agitaient par moments, malgré lui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevait jusqu'à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Ce n'étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, à la place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurs cœurs, c'étaient d'inapaisables spasmes qui disaient seulement les tortures du corps. Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et une envie folle de s'en aller, de sonner, d'appeler, mais elle n'osait plus remuer, pour ne pas troubler son repos. Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à travers les murailles ; et elle écoutait si le roulement des roues ne s'arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas la délivrer, l'arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête. Comme elle essayait de dégager sa main de celle d'Olivier, il la serra en poussant un grand soupir ! Alors elle se résigna à attendre afin de ne point l'agiter. Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire des lettres ; deux bougies s'éteignirent ; un meuble craqua. Dans l'hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l'escalier qui, régulièrement, carillonnait l'heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers. La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérable terreur. Des cauchemars l'assaillaient ; des idées effrayantes lui troublaient l'esprit ; et elle crut s'apercevoir que les doigts d'Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-ce vrai ? Non, sans doute ! D'où lui était venue cependant la sensation d'un contact inexprimable et glacé ? Elle se souleva, éperdue d'épouvante, pour regarder son visage. – Il était détendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisé soudain par l'Éternel Oubli.


Partie 14 Part 14 Bölüm 14

Il s'était levé. « Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. J'irai vous voir demain matin. Voulez-vous que je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feigne de déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure un quart ?

– Oui, je veux bien. Vous êtes bonne !

– C'est que je vous aime. – Moi aussi, je vous aime.

– Oh ! ne parlez plus de cela.

– Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. À demain.

– Adieu. Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa les tempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs, l'air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l'enveloppa tout entière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, il semblait boire, aspirer en elle tout l'amour qu'elle avait pour lui. Et il s'en alla très vite, sans se retourner. Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège et sanglota. Elle serait restée ainsi jusqu'à la nuit, si Annette, soudain, n'était venue la chercher. La comtesse, pour avoir le temps d'essuyer ses yeux rouges, lui répondit : « J'ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je te suis dans une seconde. Jusqu'au soir, elle dut s'occuper de la grande question du trousseau. La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille.

On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille, quand le maître d'hôtel entra, apportant trois énormes bouquets. Mme de Mortemain s'étonna. « Mon Dieu, qu'est-ce que cela ? Annette s'écria : « Oh ! qu'ils sont beaux ! qui est-ce qui peut nous les envoyer ? Sa mère répondit :

« Olivier Bertin, sans doute. Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cette douleur, elle l'aimait tant, si tendrement, si complètement, qu'elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres. Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d'Annette. Mme de Mortemain demanda :

« Est-ce qu'il est malade, votre ami Bertin ? Je lui ai trouvé hier bien mauvaise mine. Et Mme de Guilleroy reprit :

« Oui, il m'inquiète un peu, bien qu'il ne se plaigne pas. Son mari ajouta :

« Oh ! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit même ferme en ce moment. Je crois d'ailleurs que les célibataires tombent tout d'un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup changé. La comtesse soupira :

« Oh ! oui ! Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :

« Il y avait un article bien désagréable pour lui dans  Le Figaro  de ce matin. Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d'elle. « Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n'ont pas à s'occuper de pareilles grossièretés. Guilleroy s'étonnait : « Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je ne l'ai pas lu. À quelle page ? Le marquis le renseigna.

« À la première, en tête, avec ce titre : « Peinture moderne ». Et le député cessa de s'étonner. « Parfaitement. Je ne l'ai pas lu, parce qu'il s'agissait de peinture. On sourit, tout le monde sachant qu'en dehors de la politique et de l'agriculture, M. de Guilleroy ne s'intéressait pas à grand-chose. Puis la conversation s'envola sur d'autres sujets, jusqu'à ce qu'on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n'écoutait pas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Où traînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l'avoir laissé partir, de ne l'avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin. Jusqu'à l'heure du départ de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guère, fouettée par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l'ombre, pensant à lui ! Un temps très long s'était écoulé quand elle crut entendre sonner le timbre de l'appartement. Elle tressaillit, s'assit, écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans la nuit.

Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton électrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie à la main, elle courut au vestibule.

À travers la porte elle demanda :

« Qui est là ? Une voix inconnue répondit :

« C'est une lettre. – Une lettre, de qui ?

– D'un médecin. – Quel médecin ?

– Je ne sais pas, c'est pour un accident. N'hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d'un cocher de fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu'il lui présenta. Elle lut : « Très urgent – Monsieur le comte de Guilleroy -. L'écriture était inconnue. « Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, et attendez-moi. Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fort qu'elle ne pouvait l'appeler. Elle heurta le bois avec le métal de son bougeoir. Le comte dormait et n'entendait pas. Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait :

« Qui est là ? Quelle heure est-il ? Elle répondit :

« C'est moi. J'ai à vous remettre une lettre urgente apportée par un cocher. Il y a un accident. Il balbutia du fond de ses rideaux :

« Attendez, je me lève. J'arrive. Et, au bout d'une minute, il se montra en robe de chambre. En même temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par les sonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salle à manger un étranger assis sur une chaise.

Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant :

« Qu'est-ce que cela ? Je ne devine pas. Elle dit fiévreuse :

« Mais lisez donc ! Il déchira l'enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés. « Mon Dieu, qu'y a-t-il ? » dit-elle.

Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion était vive.

« Oh ! un grand malheur !… un grand malheur !… Bertin est tombé sous une voiture. Elle cria :

« Mort !

– Non, non, dit-il, voyez vous-même. Elle lui arracha des mains la lettre qu'il lui tendait, et elle lut : Monsieur, un grand malheur vient d'arriver. Notre ami, l'éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n'être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l'heure. J'espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour. Dr de Rivil.

La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d'épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.

Se tournant vers sa domestique :

« Vite, je vais m'habiller ! La femme de chambre demanda :

« Qu'est-ce que Madame veut mettre ? – Peu m'importe. Ce que vous voudrez.

« Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes. En retournant chez elle, l'âme bouleversée, elle aperçut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit : « Vous avez votre voiture ?

– Oui, Madame.

– C'est bien, nous la prendrons. Puis elle courut vers sa chambre.

Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle, accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements, puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à la diable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle et ses yeux hagards dans le miroir.

Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipita vers l'appartement de son mari, qui n'était pas encore prêt. Elle l'entraîna : « Allons, disait-elle, songez donc qu'il peut mourir. Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses pieds l'escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne point tomber. Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fort que ses dents s'entrechoquaient, et elle voyait par la portière fuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, le boulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, en arrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge du concierge éclairée et vide.

Sur le haut de l'escalier le médecin, le docteur de Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint à leur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte.

Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eût épuisé tout le souffle de sa gorge :

« Eh bien, docteur ?

– Eh bien, Madame, j'espère que ce sera moins grave que je n'avais cru au premier moment. Elle s'écria : « Il ne mourra point ?

– Non. Du moins je ne le crois pas.

– En répondez-vous ?

– Non. Je dis seulement que j'espère me trouver en présence d'une simple contusion abdominale sans lésions internes. – Qu'appelez-vous des lésions ? – Des déchirures.

– Comment savez-vous qu'il n'en a pas ? – Je le suppose.

– Et s'il en avait ? – Oh ! alors, ce serait grave !

– Il en pourrait mourir ?

– Oui.

– Très vite ?

– Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes. Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu'il sera guéri dans quinze jours. Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour tout savoir, pour tout comprendre.

Elle reprit :

« Quelle déchirure pourrait-il avoir ?

– Une déchirure du foie par exemple.

– Ce serait très dangereux ?

– Oui… mais je serais surpris s'il survenait une complication maintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vous attend avec une grande impatience. Ce qu'elle vit d'abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut une tête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu du foyer l'éclairaient, dessinaient le profil, accusaient les ombres ; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deux yeux qui la regardaient venir. Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolution tombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d'un moribond. Lui, qu'elle avait vu tout à l'heure, il était devenu cette chose, ce spectre ! Elle murmura entre ses lèvres : « Oh ! mon Dieu ! » et elle se mit à marcher vers lui, palpitante d'horreur. Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cette tentative était effrayante.

Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains, doucement, sur celle d'Olivier allongée près du corps, et elle balbutia : « Oh ! mon pauvre ami.

– Ce n'est rien », dit-il tout bas, sans remuer la tête. Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Il était si pâle qu'il semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l'intérieur du visage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil les tirait en dedans. Il vit bien la terreur de son amie et soupira :

« Me voici dans un bel état. Elle dit, en le regardant toujours fixement :

« Comment cela est-il arrivé ? Il faisait pour parler de grands efforts, et toute sa figure, par moments, tressaillait de secousses nerveuses.

« Je n'ai pas regardé autour de moi… je pensais à autre chose… à tout autre chose… oh ! oui… et un omnibus m'a renversé et passé sur le ventre… » En l'écoutant, elle voyait l'accident, et elle dit, soulevée d'épouvante : « Est-ce que vous avez saigné ?

– Non. Je suis seulement un peu meurtri… un peu écrasé. Elle demanda :

« Où cela a-t-il eu lieu ? Il répondit tout bas :

« Je ne sais pas trop. C'était fort loin. Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s'affaissa. Le comte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents :

« Oh ! mon pauvre ami… mon pauvre ami… quel affreux malheur ! Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimait beaucoup Olivier.

La comtesse reprit :

« Mais, où cela est-il arrivé ? Le médecin répondit :

« Je n'en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n'y comprends rien. C'est aux Gobelins, presque hors Paris ! Du moins, le cocher de fiacre, qui l'a ramené, m'a affirmé l'avoir pris dans une pharmacie de ce quartier-là, où on l'avait porté, à neuf heures du soir ! Puis se penchant vers Olivier :

« Est-ce vrai que l'accident a eu lieu près des Gobelins ? Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura :

« Je ne sais pas.

– Mais où alliez-vous ?

– Je ne me rappelle plus. J'allais devant moi ! Un gémissement qu'elle ne put retenir sortit des lèvres de la comtesse ; puis, après une suffocation qui la laissa quelques secondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s'en couvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement. Elle savait ; elle devinait ! Quelque chose d'intolérable, d'accablant, venait de tomber sur son cœur : le remords de n'avoir pas gardé Olivier chez elle, de l'avoir chassé, jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cette voiture. Il lui dit de cette voix sans timbre qu'il avait à présent : « Ne pleurez pas. Ça me déchire. Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter, découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu'une crispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler, lentement. Ils se regardaient immobiles tous deux, les mains unies sur le drap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu'il y avait là d'autres personnes, et leur regard portait d'un cœur à l'autre une émotion surhumaine. C'était entre eux, rapide, muette et terrible, l'évocation de tous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, de tout ce qu'ils avaient senti ensemble de tout ce qu'ils avaient uni et confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l'un à l'autre. Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d'entendre ces mille choses intimes, si tristes, qu'ils avaient encore à se dire, leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu'il lui fallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu'elle avait derrière elle, qu'elle devait trouver un moyen, une ruse, une inspiration, elle, la femme féconde en ressources. Et elle se mit à y songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.

Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était question des soins à donner.

Tournant la tête, elle dit au médecin :

« Avez-vous amené une garde ?

– Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveiller la situation.

– Envoyez l'un et l'autre. On ne prend jamais trop de soins. Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vous restiez jusqu'au matin ? – En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heures déjà.

– Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde et l'interne ? – C'est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vais essayer.

– Il le faut.

– Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils ?

– Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou de force.

– Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame.

– Moi !… » fit-elle avec une sorte de cri, de défi, de protestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puis elle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on ne réplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu'on eût, avant une heure, l'interne et la garde, afin de prévenir tous les accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu'un les prît au lit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant ce temps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c'était le devoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d'amie, son rôle de femme. D'ailleurs, elle le voulait ainsi et personne ne l'en pourrait dissuader. Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et on se décida à le suivre.

Elle s'était levée, tout entière à cette pensée de leur départ, ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afin de ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elle écoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rien oublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre du peintre, debout à côté d'elle, écoutait aussi, et, derrière lui, sa femme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premiers pansements, indiquait par des signes de tête qu'elle avait également compris. Quand la comtesse eut récité comme une leçon toutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s'en aller, en répétant à son mari : « Revenez vite, surtout, revenez vite.

– Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Il vous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure. Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement le blessé, afin de s'assurer que son état demeurait satisfaisant. Guilleroy hésitait encore. Il disait :

« Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisons là ?

– Non. Il n'y a pas de danger. Il n'a besoin que de repos et de calme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler et lui parler le moins possible. La comtesse fut atterrée, et reprit :

« Alors il ne faut pas lui parler ?

– Oh ! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez près de lui. Il ne se sentira pas seul et s'en trouvera bien ; mais pas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Je serai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vous présente mes respects. Il s'en alla en saluant profondément, suivi par le comte qui répétait : « Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai de retour et vous pourrez rentrer chez nous. Lorsqu'ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d'en bas qu'on refermait, puis le roulement du coupé s'éloignant dans la rue. Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre, attendant des ordres. La comtesse les congédia.

« Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j'ai besoin de quelque chose. Ils s'en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui. Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains sur les deux bords de l'oreiller, des deux côtés de cette tête chérie, elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près du visage qu'elle semblait lui souffler les mots sur la peau : « C'est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ? » Il répondit en essayant toujours de sourire :

« Non, c'est elle qui s'est jetée sur moi. – Ce n'est pas vrai, c'est vous. – Non, je vous affirme que c'est elle. Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmes semblent s'enlacer dans les regards, elle murmura : « Oh ! mon cher, cher Olivier ! dire que je vous ai laissé partir, que je ne vous ai pas gardé ! Il répondit avec conviction :

« Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l'autre. Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètes pensées. Il reprit :

« Je ne crois pas que j'en revienne. Je souffre trop. » Elle balbutia :

« Vous souffrez beaucoup ?

– Oh ! oui. Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins. Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit de souffle que font les enfants qui embrassent. Et cela dura longtemps, très longtemps. Il laissait tomber sur lui cette pluie de douces et menues caresses qui semblait l'apaiser, le rafraîchir, car son visage contracté tressaillait moins qu'auparavant. Puis il dit :

« Any ? Elle cessa de le baiser pour entendre.

« Quoi ! mon ami.

– Il faut que vous me fassiez une promesse.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez.

– Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vous m'amènerez Annette, une fois, rien qu'une fois ! Je voudrais tant ne pas mourir sans l'avoir revue… Songez que… demain… à cette heure-ci… j'aurai peut-être… j'aurai sans doute fermé les yeux pour toujours… et que je ne vous verrai plus jamais… moi… ni vous… ni elle… » Elle l'arrêta, le cœur déchiré : « Oh ! taisez-vous… taisez-vous… oui, je vous promets de l'amener. – Vous le jurez ?

– Je le jure, mon ami… Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vous me faites un mal affreux… taisez-vous. Il eut une convulsion rapide de tous les traits, puis quand elle fut passée, il dit :

« Si nous n'avons plus que quelques moments à rester ensemble, ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous ai tant aimée… »

Elle soupira :

« Et moi… comme je vous aime toujours ! Il dit encore :

« Je n'ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seuls ont été durs… Ce n'est point votre faute… Ah ! ma pauvre Any… comme la vie parfois est triste… et comme il est difficile de mourir !…

– Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie… »

Il continuait, sans l'écouter : « J'aurais été un homme si heureux, si vous n'aviez pas eu votre fille… – Taisez-vous… mon Dieu !… Taisez-vous… »

Il semblait songer, plutôt que lui parler.

« Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait les hommes a été bien aveugle, ou bien méchant…

– Olivier, je vous en supplie… si vous m'avez jamais aimée, taisez-vous… ne parlez plus ainsi. Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu'elle avait l'air aussi d'une mourante, et il se tut. Elle s'assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, et reprit sa main étendue sur le drap : « Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuez plus, et pensez à moi comme je pense à vous. Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l'un à l'autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, par petites secousses, cette main fiévreuse qu'elle tenait, et il répondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de ces pressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leur passé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants de leur tendresse. Chacune d'elles était une question secrète, chacune d'elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristes réponses, ces « vous en souvient-il ? » d'un vieil amour. Leurs esprits, en ce rendez-vous d'agonie, qui serait peut-être le dernier, remontaient à travers les ans toute l'histoire de leur passion ; et on n'entendait plus dans la chambre que le crépitement du feu. Il dit tout à coup, comme au sortir d'un rêve, avec un sursaut de terreur : « Vos lettres ! Elle demanda :

« Quoi ? mes lettres ?

– J'aurais pu mourir sans les avoir détruites. Elle s'écria : « Eh ! que m'importe. Il s'agit bien de cela. Qu'on les trouve et qu'on les lise, je m'en moque ! Il répondit :

« Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu. Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s'il lui eût conseillé une lâcheté. Il reprit :

« Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m'énerver, m'affoler. Songez qu'elles tomberaient entre les mains de n'importe qui, d'un notaire, d'un domestique… ou même de votre mari… Je ne veux pas… » Elle se leva, hésitant encore et répétant :

« Non, c'est trop dur, c'est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire brûler nos deux cœurs. Il suppliait, le visage décomposé par l'angoisse. Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l'aperçut plein jusqu'aux bords d'une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l'adresse qu'elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes – un nom d'homme, un nom de rue – autant que son propre nom, autant qu'on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l'espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu'elle avait su dire de son amour, tout ce qu'elle avait pu en arracher d'elle pour le lui donner, avec un peu d'encre, sur du papier blanc. Il avait essayé de tourner sa tête sur l'oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois : « Brûlez-les bien vite. Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment, des choses finies, si douces, senties, rêvées. C'était l'âme de son âme, le cœur de son cœur, l'essence de son être aimant qu'elle tenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle en avait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d'adorer quelqu'un, et de le dire. Olivier répéta :

« Brûlez, brûlez-les, Any. D'un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer les deux paquets de papiers qui s'éparpillèrent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d'autres dans le secrétaire et les jeta par-dessus, puis d'autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne. Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper sur les côtés de cette montagne d'enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s'éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumière ; et cette lumière illuminant cette femme debout et cet homme couché, c'était leur amour brûlant, c'était leur amour qui se changeait en cendres. La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cette flambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit.

Il demandait :

« Tout y est ?

– Oui, tout. Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l'amas de papiers à moitié consumés déjà, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d'une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée de pourpre. La comtesse reçut dans l'âme le choc d'un effroi surnaturel et elle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu'un, puis elle comprit, elle comprit tout à coup qu'elle venait de voir simplement la cire des cachets qui fondait. Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement sa tête, la remit avec précaution au centre de l'oreiller. Mais il avait remué, et les douleurs s'accrurent. Il haletait maintenant, le visage tiraillé par d'atroces souffrances, et il ne semblait plus savoir qu'elle était là. Elle attendait qu'il se calmât un peu, qu'il levât son regard obstinément fermé, qu'il pût lui dire encore une parole. Elle demanda, enfin :

« Vous souffrez beaucoup ?

Il ne répondit pas.

Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour le forcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux des yeux éperdus, des yeux fous.

Elle répéta terrifiée :

« Vous souffrez ?… Olivier ! Répondez-moi ! Voulez-vous que j'appelle… Faites un effort, dites-moi quelque chose !… » Elle crut entendre qu'il balbutiait : « Amenez-la… vous me l'avez juré… » Puis il s'agita sous ses draps, le corps tordu, la figure convulsée et grimaçante. Elle répétait :

« Olivier, mon Dieu ! Olivier, qu'avez-vous ? voulez-vous que j'appelle… » Il l'avait entendue, cette fois, car il répondit : « Non… ce n'est rien. Il parut en effet s'apaiser, souffrir moins, retomber tout à coup dans une sorte d'hébétement somnolent. Espérant qu'il allait dormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit. Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la bouche entrouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler la gorge en passant. Seuls, ses doigts s'agitaient par moments, malgré lui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevait jusqu'à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Ce n'étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, à la place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurs cœurs, c'étaient d'inapaisables spasmes qui disaient seulement les tortures du corps. Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et une envie folle de s'en aller, de sonner, d'appeler, mais elle n'osait plus remuer, pour ne pas troubler son repos. Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à travers les murailles ; et elle écoutait si le roulement des roues ne s'arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas la délivrer, l'arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête. Comme elle essayait de dégager sa main de celle d'Olivier, il la serra en poussant un grand soupir ! Alors elle se résigna à attendre afin de ne point l'agiter. Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire des lettres ; deux bougies s'éteignirent ; un meuble craqua. Dans l'hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l'escalier qui, régulièrement, carillonnait l'heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers. La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérable terreur. Des cauchemars l'assaillaient ; des idées effrayantes lui troublaient l'esprit ; et elle crut s'apercevoir que les doigts d'Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-ce vrai ? Non, sans doute ! D'où lui était venue cependant la sensation d'un contact inexprimable et glacé ? Elle se souleva, éperdue d'épouvante, pour regarder son visage. – Il était détendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisé soudain par l'Éternel Oubli.