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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 14

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 14

Chapitre XIV

Le lendemain matin à neuf heures, son domestique entra avec une tasse de chocolat sur un plateau et tira les jalousies. Dorian dormait paisiblement sur le côté droit, la joue appuyée sur une main. On eût dit un adolescent fatigué par le jeu ou l'étude. Le valet dut lui toucher deux fois l'épaule avant qu'il ne s'éveillât, et quand il ouvrit les yeux, un faible sourire parut sur ses lèvres, comme s'il sortait de quelque rêve délicieux. Cependant il n'avait nullement rêvé. Sa nuit n'avait été troublée par aucune image de plaisir ou de peine ; mais la jeunesse sourit sans raisons : c'est le plus charmant de ses privilèges. Il se retourna, et s'appuyant sur son coude, se mit à boire à petits coups son chocolat. Le pâle soleil de novembre inondait la chambre. Le ciel était pur et il y avait une douce chaleur dans l'air. C'était presque une matinée de mai. Peu à peu les événements de la nuit précédente envahirent sa mémoire, marchant sans bruit de leurs pas ensanglantés !... Ils se reconstituèrent d'eux-mêmes avec une terrible précision. Il tressaillit au souvenir de tout ce qu'il avait souffert et un instant, le même étrange sentiment de haine contre Basil Hallward qui l'avait poussé à le tuer lorsqu'il était assis dans le fauteuil, l'envahit et le glaça d'un frisson. Le mort était encore là-haut lui aussi, et dans la pleine lumière du soleil, maintenant. Cela était horrible ! D'aussi hideuses choses sont faites pour les ténèbres, non pour le grand jour... Il sentit que s'il poursuivait cette songerie, il en deviendrait malade ou fou. Il y avait des péchés dont le charme était plus grand par le souvenir que par l'acte lui-même, d'étranges triomphes qui récompensaient l'orgueil bien plus que les passions et donnaient à l'esprit un raffinement de joie bien plus grand que le plaisir qu'ils apportaient ou pouvaient jamais apporter aux sens. Mais celui-ci n'était pas de ceux-là. C'était un souvenir à chasser de son esprit ; il fallait l'endormir de pavots, l'étrangler enfin de peur qu'il ne l'étranglât lui-même... Quand la demie sonna, il passa sa main sur son front, et se leva en hâte ; il s'habilla avec plus de soin encore que d'habitude, choisissant longuement sa cravate et son épingle et changeant plusieurs fois de bagues. Il mit aussi beaucoup de temps à déjeuner, goûtant aux divers plats, parlant à son domestique d'une nouvelle livrée qu'il voulait faire faire pour ses serviteurs à Selby, tout en décachetant son courrier. Une des lettres le fit sourire, trois autres l'ennuyèrent. Il relut plusieurs fois la même, puis la déchira avec une légère expression de lassitude : « Quelle terrible chose, qu'une mémoire de femme ! comme dit lord Henry... » murmura-il...

Après qu'il eut bu sa tasse de café noir, il s'essuya les lèvres avec une serviette, fit signe à son domestique d'attendre et s'assit à sa table pour écrire deux lettres. Il en mit une dans sa poche et tendit l'autre au valet : – Portez ceci 152, Hertford Street, Francis, et si Mr Campbell est absent de Londres, demandez son adresse.

Dès qu'il fut seul, il alluma une cigarette et se mit à faire des croquis sur une feuille de papier, dessinant des fleurs, des motifs d'architecture, puis des figures humaines. Il remarqua tout à coup que chaque figure qu'il avait tracée avait une fantastique ressemblance avec Basil Hallward. Il tressaillit et se levant, alla à sa bibliothèque où il prit un volume au hasard. Il était déterminé à ne pas penser aux derniers événements tant que cela ne deviendrait pas absolument nécessaire.

Une fois allongé sur le divan, il regarda le titre du livre. C'était une édition Charpentier sur Japon des « Émaux et Camées » de Gautier, ornée d'une eau-forte de Jacquemart. La reliure était de cuir jaune citron, estampée d'un treillis d'or et d'un semis de grenades ; ce livre lui avait été offert par Adrien Singleton. Comme il tournait les pages, ses yeux tombèrent sur le poème de la main de Lacenaire, la main froide et jaune « du supplice encore mal lavée » aux poils roux et aux « doigts de faune ». Il regarda ses propres doigts blancs et fuselés et frissonna légèrement malgré lui... Il continua à feuilleter le volume et s'arrêta à ces délicieuses stances sur Venise : Sur une gamme chromatique.

Le sein de perles ruisselant,

La Vénus de l'Adriatique Sort de l'eau son corps rosé et blanc. Les dômes, sur l'azur des ondes, Suivant la phrase au pur contour,

S'enflent comme des gorges rondes Que soulève un soupir d'amour. L'esquif aborde et me dépose, Jetant son amarre au pilier,

Devant une façade rose,

Sur le marbre d'un escalier. Comme cela était exquis ! Il semblait en le lisant qu'on descendait les vertes lagunes de la cité couleur de rose et de perle, assis dans une gondole noire à la proue d'argent et aux rideaux traînants. Ces simples vers lui rappelaient ces longues bandes bleu turquoise se succédant lentement à l'horizon du Lido. L'éclat soudain des couleurs évoquait ces oiseaux à la gorge d'iris et d'opale qui voltigent autour du haut campanile fouillé comme un rayon de miel, ou se promènent avec tant de grâce sous les sombres et poussiéreuses arcades. Il se renversa les yeux mi-clos, se répétant à lui même :

Devant une façade rose,

Sur le marbre d'un escalier... Toute Venise était dans ces deux vers... Il se remémora l'automne qu'il y avait vécu et le prestigieux amour qui l'avait poussé à de délicieuses et délirantes folies. Il y a des romans partout. Mais Venise, comme Oxford, était demeuré le véritable cadre de tout roman, et pour le vrai romantique, le cadre est tout ou presque tout. Basil l'avait accompagné une partie du temps et s'était féru du Tintoret. Pauvre Basil ! quelle horrible mort !...

Il frissonna de nouveau et reprit le volume s'efforçant d'oublier. Il lut ces vers délicieux sur les hirondelles du petit café de Smyrne entrant et sortant, tandis que les Hadjis assis tout autour comptent les grains d'ambre de leurs chapelets et que les marchands enturbannés fument leurs longues pipes à glands, et se parlent gravement ; ceux sur l'Obélisque de la place de la Concorde qui pleure des larmes de granit sur son exil sans soleil, languissant de ne pouvoir retourner près du Nil brûlant et couvert de lotus où sont des sphinx, et des ibis roses et rouges, des vautours blancs aux griffes d'or, des crocodiles aux petits yeux de béryl qui rampent dans la boue verte et fumeuse ; il se mit à rêver sur ces vers, qui chantent un marbre souillé de baisers et nous parlent de cette curieuse statue que Gautier compare à une voix de contralto, le « monstre charmant couché dans la salle de porphyre du Louvre ». Bientôt le livre lui tomba des mains... Il s'énervait, une terreur l'envahissait. Si Alan Campbell allait être absent d'Angleterre ! Des jours passeraient avant son retour. Peut-être refuserait-il de venir. Que faire alors ? Chaque moment avait une importance vitale. Ils avaient été grands amis, cinq ans auparavant, presque inséparables, en vérité. Puis leur intimité s'était tout à coup interrompue. Quand ils se rencontraient maintenant dans le monde, Dorian Gray seul souriait, mais jamais Alan Campbell.

C'était un jeune homme très intelligent, quoiqu'il n'appréciât guère les arts plastiques malgré une certaine compréhension de la beauté poétique qu'il tenait entièrement de Dorian. Sa passion dominante était la science. À Cambridge, il avait dépensé la plus grande partie de son temps à travailler au Laboratoire, et conquis un bon rang de sortie pour les sciences naturelles. Il était encore très adonné à l'étude de la chimie et avait un laboratoire à lui, dans lequel il s'enfermait tout le jour, au grand désespoir de sa mère qui avait rêvé pour lui un siège au Parlement et conservait une vague idée qu'un chimiste était un homme qui faisait des ordonnances. Il était très bon musicien, en outre, et jouait du violon et du piano, mieux que la plupart des amateurs. En fait, c'était la musique qui les avait rapprochés, Dorian et lui ; la musique, et aussi cette indéfinissable attraction que Dorian semblait pouvoir exercer chaque fois qu'il le voulait et qu'il exerçait souvent même inconsciemment. Ils s'étaient rencontrés chez lady Berkshire le soir où Rubinstein y avait joué et depuis on les avait toujours vus ensemble à l'Opéra et partout où l'on faisait de bonne musique. Cette intimité se continua pendant dix-huit mois. Campbell était constamment ou à Selby Royal ou à Grosvenor Square. Pour lui, comme pour bien d'autres, Dorian Gray était le parangon de tout ce qui est merveilleux et séduisant dans la vie. Une querelle était-elle survenue entre eux, nul ne le savait... Mais on remarqua tout à coup qu'ils se parlaient à peine lorsqu'ils se rencontraient, et que Campbell partait toujours de bonne heure des réunions où Dorian Gray était présent. De plus, il avait changé ; il avait d'étranges mélancolies, semblait presque détester la musique, ne voulait plus jouer lui-même, alléguant pour excuse, quand on l'en priait, que ses études scientifiques l'absorbaient tellement qu'il ne lui restait plus le temps de s'exercer. Et cela était vrai. Chaque jour la biologie l'intéressait davantage et son nom fut prononcé plusieurs fois dans des revues de science à propos de curieuses expériences. C'était là l'homme que Dorian Gray attendait. À tout moment il regardait la pendule. À mesure que les minutes s'écoulaient, il devenait horriblement agité. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier ; sa marche était saccadée, ses mains étrangement froides.

L'attente devenait intolérable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque précipice béant : il savait ce qui l'attendait, il le voyait, et frémissant, il pressait de ses mains moites ses paupières brûlantes comme pour anéantir sa vue, ou renfoncer à jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux. C'était en vain... Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se déroulait en contorsions, défigurée douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grimaçant sous des masques changeants. Alors, soudain, le temps s'arrêta pour lui, et cette force aveugle, à la respiration lente, cessa son grouillement... D'horribles pensées, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir... L'ayant contemplé, l'horreur le pétrifia... Enfin la porte s'ouvrit, et son domestique entra. Il tourna vers lui ses yeux effarés...

– Mr Campbell, monsieur, dit l'homme. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres desséchées et la couleur revint à ses joues. – Dites-lui d'entrer, Francis. Il sentit qu'il se ressaisissait. Son accès de lâcheté avait disparu.

L'homme s'inclina et sortit... Un instant après, Alan Campbell entra, pâle et sévère, sa pâleur augmentée par le noir accusé de ses cheveux et de ses sourcils. – Alan ! que c'est aimable à vous !... je vous remercie d'être venu. – J'étais résolu à ne plus jamais mettre les pieds chez vous, Gray. Mais comme vous disiez que c'était une question de vie ou de mort... Sa voix était dure et froide. Il parlait lentement. Il y avait une nuance de mépris dans son regard assuré et scrutateur posé sur Dorian. Il gardait ses mains dans les poches de son pardessus d'astrakan et paraissait ne pas remarquer l'accueil qui lui était fait... – Oui, c'est une question de vie ou de mort, Alan, et pour plus d'une personne. Asseyez-vous.

Campbell prit une chaise près de la table et Dorian s'assit en face de lui. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent. Une infinie compassion se lisait dans ceux de Dorian. Il savait que ce qu'il allait faire était affreux !... Après un pénible silence, il se pencha sur la table et dit tranquillement, épiant l'effet de chaque mot sur le visage de celui qu'il avait fait demander : – Alan, dans une chambre fermée à clef, tout en haut de cette maison, une chambre où nul autre que moi ne pénètre, un homme mort est assis près d'une table. Il est mort, il y a maintenant dix heures. Ne bronchez pas et ne me regardez pas ainsi... Qui est cet homme, pourquoi et comment il est mort, sont des choses qui ne vous concernent pas. Ce que vous avez à faire est ceci...

– Arrêtez, Gray !... Je ne veux rien savoir de plus... Que ce que vous venez de me dire soit vrai ou non, cela ne me regarde pas... Je refuse absolument d'être mêlé à votre vie. Gardez pour vous vos horribles secrets. Ils ne m'intéressent plus désormais... – Alan, ils auront à vous intéresser... Celui-ci vous intéressera. J'en suis cruellement fâché pour vous, Alan. Mais je n'y puis rien moi-même. Vous êtes le seul homme qui puisse me sauver. Je suis forcé de vous mettre dans cette affaire ; je n'ai pas à choisir... Alan, vous êtes un savant. Vous connaissez la chimie et tout ce qui s'y rapporte. Vous avez fait des expériences. Ce que vous avez à faire maintenant, c'est de détruire ce corps qui est là-haut, de le détruire pour qu'il n'en demeure aucun vestige. Personne n'a vu cet homme entrer dans ma maison. On le croit en ce moment à Paris. On ne remarquera pas son absence avant des mois. Lorsqu'on la remarquera, aucune trace ne restera de sa présence ici. Quant à vous, Alan, il faut que vous le transformiez, avec tout ce qui est à lui, en une poignée de cendres que je pourrai jeter au vent.

– Vous êtes fou, Dorian !

– Ah ! j'attendais que vous m'appeliez Dorian ! – Vous êtes fou, vous dis-je, fou d'imaginer que je puisse lever un doigt pour vous aider, fou de me faire une pareille confession !... Je ne veux rien avoir à démêler avec cette histoire quelle qu'elle soit. Croyez-vous que je veuille risquer ma réputation pour vous ?... Que m'importe cette œuvre diabolique que vous faites ?... – Il s'est suicidé, Alan... – J'aime mieux cela !...Mais qui l'a conduit là ? Vous, j'imagine ? – Refusez-vous encore de faire cela pour moi ?

– Certes, je refuse. Je ne veux absolument pas m'en occuper. Je ne me soucie guère de la honte qui vous attend. Vous les méritez toutes. Je ne serai pas fâché de vous voir compromis, publiquement compromis. Comment osez-vous me demander à moi, parmi tous les hommes, de me mêler à cette horreur ? J'aurais cru que vous connaissiez mieux les caractères. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu'il vous enseigna... Rien ne pourra me décider à faire un pas pour vous sauver. Vous vous êtes mal adressé. Voyez quelqu'autre de vos amis ; ne vous adressez pas à moi... – Alan, c'est un meurtre !... Je l'ai tué... Vous ne savez pas tout ce qu'il m'avait fait souffrir. Quelle qu'ait été mon existence, il a plus contribué à la faire ce qu'elle fut et à la perdre que ce pauvre Harry. Il se peut qu'il ne l'ait pas voulu, le résultat est le même. – Un meurtre, juste ciel ! Dorian, c'est à cela que vous en êtes venu ? Je ne vous dénoncerai pas, ça n'est pas mon affaire... Cependant, même sans mon intervention, vous serez sûrement arrêté. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. Mais je ne veux rien avoir à faire avec ceci...

– Il faut que vous ayez quelque chose à faire avec ceci... Attendez, attendez un moment, écoutez-moi... Écoutez seulement, Alan... Tout ce que je vous demande, c'est de faire une expérience scientifique. Vous allez dans les hôpitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous émeuvent point. Si dans un de ces laboratoires fétides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couché sur une table de plomb sillonnée de gouttières qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre tête. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l'humanité, ou augmenter le trésor scientifique du monde, satisfaire une curiosité intellectuelle ou quelque chose de ce genre... Ce que je vous demande, c'est ce que vous avez déjà fait souvent. En vérité, détruire un cadavre doit être beaucoup moins horrible que ce que vous êtes habitué à faire. Et, songez-y, ce cadavre est l'unique preuve qu'il y ait contre moi. S'il est découvert, je suis perdu ; et il sera sûrement découvert si vous ne m'aidez pas !... – Je n'ai aucun désir de vous aider. Vous oubliez cela. Je suis simplement indifférent à toute l'affaire. Elle ne m'intéresse pas... – Alan, je vous en conjure ! Songez quelle position est la mienne ! Juste au moment où vous arriviez, je défaillais de terreur. Vous connaîtrez peut-être un jour vous-même cette terreur... Non ! ne pensez pas à cela. Considérez la chose uniquement au point de vue scientifique. Vous ne vous informez point d'où viennent les cadavres qui servent à vos expériences ?... Ne vous informez point de celui-ci. Je vous en ai trop dit là-dessus. Mais je vous supplie de faire cela. Nous fûmes amis, Alan !

– Ne parlez pas de ces jours-là, Dorian, ils sont morts.

– Les morts s'attardent quelquefois... L'homme qui est là-haut ne s'en ira pas. Il est assis contre la table, la tête inclinée et les bras étendus. Alan !

Alan !

si vous ne venez pas à mon secours, je suis perdu !... Quoi ! mais ils me pendront, Alan ! Ne comprenez-vous pas ? Ils me pendront pour ce que j'ai fait !... – Il est inutile de prolonger cette scène. Je refuse absolument de me mêler à tout cela. C'est de la folie de votre part de me le demander. – Vous refusez ?

– Oui.

– Je vous en supplie, Alan !

– C'est inutile. Le même regard de compassion se montra dans les yeux de Dorian Gray. Il étendit la main, prit une feuille de papier et traça quelques mots. Il relut ce billet deux fois, le plia soigneusement et le poussa sur la table. Cela fait, il se leva et alla à la fenêtre.

Campbell le regarda avec surprise, puis il prit le papier et l'ouvrit. À mesure qu'il lisait, une pâleur affreuse décomposait ses traits, il se renversa sur sa chaise. Son cœur battait à se rompre.

Après deux ou trois minutes de terrible silence, Dorian se retourna et vint se poser derrière lui, la main appuyée sur son épaule.

– Je le regrette pour vous, Alan, murmura-t-il, mais vous ne m'avez laissé aucune alternative. J'avais une lettre toute prête, la voici. Vous voyez l'adresse. Si vous ne m'aidez pas, il faudra que je l'envoie ; si vous ne m'aidez pas, je l'enverrai... Vous savez ce qui en résultera... Mais vous allez m'aider. Il est impossible que vous me refusiez maintenant. J'ai essayé de vous épargner. Vous me rendrez la justice de le reconnaître... Vous fûtes sévère, dur, offensant. Vous m'avez traité comme nul homme n'osa jamais le faire, nul homme vivant, tout au moins. J'ai tout supporté. Maintenant c'est à moi à dicter les conditions. Campbell cacha sa tête entre ses mains ; un frisson le parcourut...

– Oui, c'est à mon tour à dicter mes conditions, Alan. Vous les connaissez. La chose est très simple. Venez, ne vous mettez pas ainsi en fièvre. Il faut que la chose soit faite. Envisagez-la et faites-la...

Un gémissement sortit des lèvres de Campbell qui se mit à trembler de tout son corps. Le tic-tac de l'horloge sur la cheminée lui parut diviser le temps en atomes successifs d'agonie, dont chacun était trop lourd pour être porté. Il lui sembla qu'un cercle de fer enserrait lentement son front, et que la honte dont il était menacé l'avait atteint déjà. La main posée sur son épaule lui pesait comme une main de plomb, intolérablement. Elle semblait le broyer.

– Eh bien !... Alan !

il faut vous décider.

– Je ne peux pas, dit-il machinalement, comme si ces mots avaient pu changer la situation...

– Il le faut. Vous n'avez pas le choix... N'attendez plus. Il hésita un instant.

– Y a-t-il du feu dans cette chambre haute ?

– Oui, il y a un appareil au gaz avec de l'amiante. – Il faut que j'aille chez moi prendre des instruments au laboratoire. – Non, Alan, vous ne sortirez pas d'ici. Écrivez ce qu'il vous faut sur une feuille de papier et mon domestique prendra un cab, et ira vous le chercher. Campbell griffonna quelques lignes, y passa le buvard et écrivit sur une enveloppe l'adresse de son aide. Dorian prit le billet et le lut attentivement ; puis il sonna et le donna à son domestique avec l'ordre de revenir aussitôt que possible et de rapporter les objets demandés. Quand la porte de la rue se fut refermée, Campbell se leva nerveusement et s'approcha de la cheminée. Il semblait grelotter d'une sorte de fièvre. Pendant près de vingt minutes aucun des deux hommes ne parla. Une mouche bourdonnait bruyamment dans la pièce et le tic-tac de l'horloge résonnait comme des coups de marteau... Le timbre sonna une heure... Campbell se retourna et regardant Dorian, vit que ses yeux étaient baignés de larmes. Il y avait dans cette face désespérée une pureté et une distinction qui le mirent hors de lui.

– Vous êtes infâme, absolument infâme, murmura-t-il.

– Fi ! Alan, vous m'avez sauvé la vie, dit Dorian. – Votre vie, juste ciel ! quelle vie ! Vous êtes allé de corruptions en corruptions jusqu'au crime. En faisant ce que je vais faire, ce que vous me forcez à faire, ce n'est pas à votre vie que je songe... – Ah ! Alan !

murmura Dorian avec un soupir. Je vous souhaite d'avoir pour moi la millième partie de la pitié que j'ai pour vous. Il lui tourna le dos en parlant ainsi et alla regarder à la fenêtre du jardin.

Campbell ne répondit rien...

Après une dizaine de minutes, on frappa à la porte et le domestique entra, portant avec une grande boîte d'acajou pleine de drogues, un long rouleau de fil d'acier et de platine et deux crampons de fer d'une forme étrange. – Faut-il laisser cela ici, monsieur, demanda-t-il à Campbell.

– Oui, dit Dorian. Je crois, Francis, que j'ai encore une commission à vous donner. Quel est le nom de cet homme de Richmond qui fournit les orchidées à Selby ?

– Harden, monsieur.

– Oui, Harden... Vous allez aller à Richmond voir Harden lui-même, et vous lui direz de m'envoyer deux fois plus d'orchidées que je n'en avais commandé, et d'en mettre aussi peu de blanches que possible... Non, pas de blanches du tout... Le temps est délicieux, Francis, et Richmond est un endroit charmant ; autrement je ne voudrais pas vous ennuyer avec cela. – Pas du tout, monsieur. À quelle heure faudra-t-il que je revienne ?

Dorian regarda Campbell.

– Combien de temps demandera votre expérience, Alan ? dit-il d'une voix calme et indifférente, comme si la présence d'un tiers lui donnait un courage inattendu. Campbell tressaillit et se mordit les lèvres...

– Environ cinq heures, répondit-il.

– Il sera donc temps que vous rentriez vers sept heures et demie, Francis. Ou plutôt, attendez, préparez-moi ce qu'il faudra pour m'habiller. Vous aurez votre soirée pour vous. Je ne dîne pas ici, de sorte que je n'aurai plus besoin de vous. – Merci, monsieur, répondit le valet en se retirant.

– Maintenant, Alan, ne perdons pas un instant... Comme cette caisse est lourde !... Je vais la monter, prenez les autres objets.

Il parlait vite, d'un ton de commandement. Campbell se sentit dominé. Ils sortirent ensemble.

Arrivés au palier du dernier étage, Dorian sortit sa clef et la mit dans la serrure. Puis il s'arrêta, les yeux troublés, frissonnant... – Je crois que je ne pourrai pas entrer, Alan ! murmura-t-il.

– Ça m'est égal, je n'ai pas besoin de vous, dit Campbell froidement. Dorian entr'ouvrit la porte... À ce moment il aperçut en plein soleil les yeux du portrait qui semblaient le regarder. Devant lui, sur le parquet, le rideau déchiré était étendu. Il se rappela que la nuit précédente il avait oublié pour la première fois de sa vie, de cacher le tableau fatal ; il eut envie de fuir, mais il se retint en frémissant.

Quelle était cette odieuse tache rouge, humide et brillante qu'il voyait sur une des mains comme si la toile eût suinté du sang ? Quelle chose horrible, plus horrible, lui parut-il sur le moment, que ce paquet immobile et silencieux affaissé contre la table, cette masse informe et grotesque dont l'ombre se projetait sur le tapis souillé, lui montrant qu'elle n'avait pas bougé et était toujours la, telle qu'il l'avait laissée... Il poussa un profond soupir, ouvrit la porte un peu plus grande et les yeux à demi fermés, détournant la tête, il entra vivement, résolu à ne pas jeter même un regard vers le cadavre... Puis, s'arrêtant et ramassant le rideau de pourpre et d'or, il le jeta sur le cadre... Alors il resta immobile, craignant de se retourner, les yeux fixés sur les arabesques de la broderie qu'il avait devant lui. Il entendit Campbell qui rentrait la lourde caisse et les objets métalliques nécessaires à son horrible travail. Il se demanda si Campbell et Basil Hallward s'étaient jamais rencontrés, et dans ce cas ce qu'ils avaient pu penser l'un de l'autre. – Laissez-moi maintenant, dit une voix dure derrière lui.

Il se retourna et sortit en hâte, ayant confusément entrevu le cadavre renversé sur le dos du fauteuil et Campbell contemplant sa face jaune et luisante. En descendant il entendit le bruit de la clef dans la serrure... Alan s'enfermait... Il était beaucoup plus de sept heures lorsque Campbell rentra dans la bibliothèque. Il était pâle, mais parfaitement calme.

– J'ai fait ce que vous m'avez demandé, murmura-t-il. Et maintenant, adieu ! Ne nous revoyons plus jamais !

– Vous m'avez sauvé, Alan, je ne pourrai jamais l'oublier, dit Dorian, simplement. Dès que Campbell fut sorti, il monta... Une odeur horrible d'acide nitrique emplissait la chambre. Mais la chose assise ce matin devant la table avait disparu...


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 14 The Picture of Dorian Gray Chapter 14 Obraz Doriana Graya Rozdział 14

Chapitre XIV

Le lendemain matin à neuf heures, son domestique entra avec une tasse de chocolat sur un plateau et tira les jalousies. Dorian dormait paisiblement sur le côté droit, la joue appuyée sur une main. On eût dit un adolescent fatigué par le jeu ou l'étude. Le valet dut lui toucher deux fois l'épaule avant qu'il ne s'éveillât, et quand il ouvrit les yeux, un faible sourire parut sur ses lèvres, comme s'il sortait de quelque rêve délicieux. Cependant il n'avait nullement rêvé. Sa nuit n'avait été troublée par aucune image de plaisir ou de peine ; mais la jeunesse sourit sans raisons : c'est le plus charmant de ses privilèges. Il se retourna, et s'appuyant sur son coude, se mit à boire à petits coups son chocolat. Le pâle soleil de novembre inondait la chambre. Le ciel était pur et il y avait une douce chaleur dans l'air. C'était presque une matinée de mai. Peu à peu les événements de la nuit précédente envahirent sa mémoire, marchant sans bruit de leurs pas ensanglantés !... Ils se reconstituèrent d'eux-mêmes avec une terrible précision. Il tressaillit au souvenir de tout ce qu'il avait souffert et un instant, le même étrange sentiment de haine contre Basil Hallward qui l'avait poussé à le tuer lorsqu'il était assis dans le fauteuil, l'envahit et le glaça d'un frisson. Le mort était encore là-haut lui aussi, et dans la pleine lumière du soleil, maintenant. Cela était horrible ! D'aussi hideuses choses sont faites pour les ténèbres, non pour le grand jour... Il sentit que s'il poursuivait cette songerie, il en deviendrait malade ou fou. Il y avait des péchés dont le charme était plus grand par le souvenir que par l'acte lui-même, d'étranges triomphes qui récompensaient l'orgueil bien plus que les passions et donnaient à l'esprit un raffinement de joie bien plus grand que le plaisir qu'ils apportaient ou pouvaient jamais apporter aux sens. Mais celui-ci n'était pas de ceux-là. C'était un souvenir à chasser de son esprit ; il fallait l'endormir de pavots, l'étrangler enfin de peur qu'il ne l'étranglât lui-même... Quand la demie sonna, il passa sa main sur son front, et se leva en hâte ; il s'habilla avec plus de soin encore que d'habitude, choisissant longuement sa cravate et son épingle et changeant plusieurs fois de bagues. Il mit aussi beaucoup de temps à déjeuner, goûtant aux divers plats, parlant à son domestique d'une nouvelle livrée qu'il voulait faire faire pour ses serviteurs à Selby, tout en décachetant son courrier. Une des lettres le fit sourire, trois autres l'ennuyèrent. Il relut plusieurs fois la même, puis la déchira avec une légère expression de lassitude : « Quelle terrible chose, qu'une mémoire de femme ! comme dit lord Henry... » murmura-il...

Après qu'il eut bu sa tasse de café noir, il s'essuya les lèvres avec une serviette, fit signe à son domestique d'attendre et s'assit à sa table pour écrire deux lettres. Il en mit une dans sa poche et tendit l'autre au valet : – Portez ceci 152, Hertford Street, Francis, et si Mr Campbell est absent de Londres, demandez son adresse.

Dès qu'il fut seul, il alluma une cigarette et se mit à faire des croquis sur une feuille de papier, dessinant des fleurs, des motifs d'architecture, puis des figures humaines. Il remarqua tout à coup que chaque figure qu'il avait tracée avait une fantastique ressemblance avec Basil Hallward. He suddenly noticed that every figure he had drawn had a fantastic resemblance to Basil Hallward. Il tressaillit et se levant, alla à sa bibliothèque où il prit un volume au hasard. He started and getting up, went to his library where he picked up a volume at random. Il était déterminé à ne pas penser aux derniers événements tant que cela ne deviendrait pas absolument nécessaire. He was determined not to think about recent events until it became absolutely necessary.

Une fois allongé sur le divan, il regarda le titre du livre. Once lying on the couch, he looked at the title of the book. C'était une édition Charpentier sur Japon des « Émaux et Camées » de Gautier, ornée d'une eau-forte de Jacquemart. It was a Charpentier edition on Japan of Gautier's Enamels and Cameos, decorated with an etching by Jacquemart. La reliure était de cuir jaune citron, estampée d'un treillis d'or et d'un semis de grenades ; ce livre lui avait été offert par Adrien Singleton. The binding was of lemon-yellow leather, embossed with gold latticework and a seeding of pomegranates; this book had been given to him by Adrien Singleton. Comme il tournait les pages, ses yeux tombèrent sur le poème de la main de Lacenaire, la main froide et jaune « du supplice encore mal lavée » aux poils roux et aux « doigts de faune ». As he turned the pages, his eyes fell on the poem in Lacenaire's hand, the cold, yellow hand "of torture still badly washed" with red hairs and "faun's fingers." Il regarda ses propres doigts blancs et fuselés et frissonna légèrement malgré lui... Il continua à feuilleter le volume et s'arrêta à ces délicieuses stances sur Venise : He looked at his own white, slender fingers and shivered slightly in spite of himself... He continued to leaf through the volume and stopped at these delicious stanzas on Venice: Sur une gamme chromatique.

Le sein de perles ruisselant, The dripping breast of pearls,

La Vénus de l'Adriatique Sort de l'eau son corps rosé et blanc. Her pink and white body emerges from the water. Les dômes, sur l'azur des ondes, The domes, on the azure of the waves, Suivant la phrase au pur contour, Following the phrase in pure outline,

S'enflent comme des gorges rondes swell like round throats Que soulève un soupir d'amour. That raises a sigh of love. L'esquif aborde et me dépose, The skiff approaches and drops me off, Jetant son amarre au pilier, Casting its mooring to the pillar,

Devant une façade rose, In front of a pink facade,

Sur le marbre d'un escalier. On the marble of a staircase. Comme cela était exquis ! Il semblait en le lisant qu'on descendait les vertes lagunes de la cité couleur de rose et de perle, assis dans une gondole noire à la proue d'argent et aux rideaux traînants. Reading it seemed as if one were descending the green lagoons of the rose- and pearl-colored city, seated in a black gondola with a silver prow and dragging curtains. Ces simples vers lui rappelaient ces longues bandes bleu turquoise se succédant lentement à l'horizon du Lido. These simple verses reminded me of those long turquoise blue bands slowly succeeding each other on the horizon of the Lido. L'éclat soudain des couleurs évoquait ces oiseaux à la gorge d'iris et d'opale qui voltigent autour du haut campanile fouillé comme un rayon de miel, ou se promènent avec tant de grâce sous les sombres et poussiéreuses arcades. The sudden brilliance of colors evoked those birds with throats of iris and opal that flutter around the high, excavated campanile like a honeycomb, or stroll with such grace under the dark and dusty arcades. Il se renversa les yeux mi-clos, se répétant à lui même : He leaned back with half-closed eyes, repeating to himself:

Devant une façade rose, In front of a pink facade,

Sur le marbre d'un escalier... On the marble of a staircase... Toute Venise était dans ces deux vers... Il se remémora l'automne qu'il y avait vécu et le prestigieux amour qui l'avait poussé à de délicieuses et délirantes folies. All of Venice was in those two verses... He remembered the autumn he had lived there and the prestigious love that had driven him to delicious and delirious madness. Il y a des romans partout. There are novels everywhere. Mais Venise, comme Oxford, était demeuré le véritable cadre de tout roman, et pour le vrai romantique, le cadre est tout ou presque tout. But Venice, like Oxford, had remained the true setting of any novel, and for the true romantic, the setting is everything or almost everything. Basil l'avait accompagné une partie du temps et s'était féru du Tintoret. Basil had accompanied him part of the time and had taken a liking to Tintoretto. Pauvre Basil ! quelle horrible mort !...

Il frissonna de nouveau et reprit le volume s'efforçant d'oublier. He shivered again and picked up the volume, trying to forget. Il lut ces vers délicieux sur les hirondelles du petit café de Smyrne entrant et sortant, tandis que les Hadjis assis tout autour comptent les grains d'ambre de leurs chapelets et que les marchands enturbannés fument leurs longues pipes à glands, et se parlent gravement ; ceux sur l'Obélisque de la place de la Concorde qui pleure des larmes de granit sur son exil sans soleil, languissant de ne pouvoir retourner près du Nil brûlant et couvert de lotus où sont des sphinx, et des ibis roses et rouges, des vautours blancs aux griffes d'or, des crocodiles aux petits yeux de béryl qui rampent dans la boue verte et fumeuse ; il se mit à rêver sur ces vers, qui chantent un marbre souillé de baisers et nous parlent de cette curieuse statue que Gautier compare à une voix de contralto, le « monstre charmant couché dans la salle de porphyre du Louvre ». He read these delicious verses about the swallows coming and going from the little cafe in Smyrna, while the Hadjis seated all around count the beads of amber in their rosaries and the merchants in turbans smoke their long acorn pipes and talk solemnly to each other; those on the Obelisk of the Place de la Concorde who weeps tears of granite over his sunless exile, pining for not being able to return to the burning and lotus-covered Nile where are sphinxes, and pink and red ibises, vultures white with golden claws, crocodiles with small beryl eyes crawling in the green and smoky mud; he began to dream over these verses, which sing a marble stained with kisses and speak to us of that curious statue which Gautier compares to a contralto voice, the "charming monster lying in the porphyry room of the Louvre." Bientôt le livre lui tomba des mains... Il s'énervait, une terreur l'envahissait. Soon the book fell from his hands... He grew irritated, a terror came over him. Si Alan Campbell allait être absent d'Angleterre ! If Alan Campbell was going to be absent from England! Des jours passeraient avant son retour. Days would pass before he returned. Peut-être refuserait-il de venir. Perhaps he would refuse to come. Que faire alors ? Chaque moment avait une importance vitale. Every moment was vitally important. Ils avaient été grands amis, cinq ans auparavant, presque inséparables, en vérité. They had been great friends five years ago, almost inseparable, in fact. Puis leur intimité s'était tout à coup interrompue. Then their intimacy was suddenly interrupted. Quand ils se rencontraient maintenant dans le monde, Dorian Gray seul souriait, mais jamais Alan Campbell. When they met now in the world, only Dorian Gray smiled, but never Alan Campbell.

C'était un jeune homme très intelligent, quoiqu'il n'appréciât guère les arts plastiques malgré une certaine compréhension de la beauté poétique qu'il tenait entièrement de Dorian. He was a very intelligent young man, although he had little appreciation for the plastic arts despite a certain understanding of poetic beauty which he inherited entirely from Dorian. Sa passion dominante était la science. His dominant passion was science. À Cambridge, il avait dépensé la plus grande partie de son temps à travailler au Laboratoire, et conquis un bon rang de sortie pour les sciences naturelles. At Cambridge he had spent most of his time working in the Laboratory, and earned a good exit rank for the natural sciences. Il était encore très adonné à l'étude de la chimie et avait un laboratoire à lui, dans lequel il s'enfermait tout le jour, au grand désespoir de sa mère qui avait rêvé pour lui un siège au Parlement et conservait une vague idée qu'un chimiste était un homme qui faisait des ordonnances. He was still very devoted to the study of chemistry and had a laboratory of his own, in which he locked himself up all day, to the great despair of his mother, who had dreamed of a seat in Parliament for him and still had a vague idea that he chemist was a man who wrote prescriptions. Il était très bon musicien, en outre, et jouait du violon et du piano, mieux que la plupart des amateurs. He was a very good musician, too, and played the violin and the piano better than most amateurs. En fait, c'était la musique qui les avait rapprochés, Dorian et lui ; la musique, et aussi cette indéfinissable attraction que Dorian semblait pouvoir exercer chaque fois qu'il le voulait et qu'il exerçait souvent même inconsciemment. In fact, it was the music that had brought him and Dorian together; the music, and also that indefinable attraction that Dorian seemed to be able to exercise whenever he wanted to and that he often exercised even unconsciously. Ils s'étaient rencontrés chez lady Berkshire le soir où Rubinstein y avait joué et depuis on les avait toujours vus ensemble à l'Opéra et partout où l'on faisait de bonne musique. They had met at Lady Berkshire's the night Rubinstein had played there, and since then they had always been seen together at the Opera and wherever good music was being played. Cette intimité se continua pendant dix-huit mois. This intimacy continued for eighteen months. Campbell était constamment ou à Selby Royal ou à Grosvenor Square. Campbell was constantly either at Selby Royal or at Grosvenor Square. Pour lui, comme pour bien d'autres, Dorian Gray était le parangon de tout ce qui est merveilleux et séduisant dans la vie. For him, as for many others, Dorian Gray was the paragon of all that is wonderful and alluring in life. Une querelle était-elle survenue entre eux, nul ne le savait... Mais on remarqua tout à coup qu'ils se parlaient à peine lorsqu'ils se rencontraient, et que Campbell partait toujours de bonne heure des réunions où Dorian Gray était présent. Whether a quarrel had arisen between them, no one knew... But it was suddenly noticed that they hardly spoke to each other when they met, and that Campbell always left early from meetings where Dorian Gray was present. . De plus, il avait changé ; il avait d'étranges mélancolies, semblait presque détester la musique, ne voulait plus jouer lui-même, alléguant pour excuse, quand on l'en priait, que ses études scientifiques l'absorbaient tellement qu'il ne lui restait plus le temps de s'exercer. Moreover, he had changed; he had strange melancholies, seemed almost to hate music, no longer wanted to play himself, using as an excuse, when asked, that his scientific studies absorbed him so much that he had no time left to exercise. Et cela était vrai. Chaque jour la biologie l'intéressait davantage et son nom fut prononcé plusieurs fois dans des revues de science à propos de curieuses expériences. Every day biology interested him more and his name was mentioned several times in science journals about curious experiments. C'était là l'homme que Dorian Gray attendait. This was the man Dorian Gray had been waiting for. À tout moment il regardait la pendule. All the time he looked at the clock. À mesure que les minutes s'écoulaient, il devenait horriblement agité. As the minutes passed, he became horribly restless. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier ; sa marche était saccadée, ses mains étrangement froides. Finally he got up, paced the room like a captive bird; his walk was jerky, his hands strangely cold.

L'attente devenait intolérable. The wait was becoming intolerable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque précipice béant : il savait ce qui l'attendait, il le voyait, et frémissant, il pressait de ses mains moites ses paupières brûlantes comme pour anéantir sa vue, ou renfoncer à jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux. Time seemed to him to march with feet of lead, and he felt himself carried away by a monstrous gust over the edges of some gaping precipice: he knew what awaited him, he saw it, and quivering, he pressed to his sweaty hands his burning eyelids as if to annihilate his sight, or drive the globes of his eyes back into their sockets forever. C'était en vain... Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se déroulait en contorsions, défigurée douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grimaçant sous des masques changeants. It was in vain... His brain had its own nourishment on which to feed and the vision, made grotesque by terror, unfolded in contortions, painfully disfigured, dancing before him like a filthy mannequin and grimacing under changing masks. Alors, soudain, le temps s'arrêta pour lui, et cette force aveugle, à la respiration lente, cessa son grouillement... D'horribles pensées, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir... L'ayant contemplé, l'horreur le pétrifia... Then, suddenly, time stood still for him, and that blind, slow-breathing force ceased its swarming... Horrible thoughts, in this death of time, raced before him, showing him a hideous future.. Having contemplated it, horror petrified him... Enfin la porte s'ouvrit, et son domestique entra. At last the door opened, and his servant entered. Il tourna vers lui ses yeux effarés... He turned his bewildered eyes to him...

– Mr Campbell, monsieur, dit l'homme. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres desséchées et la couleur revint à ses joues. A sigh of relief escaped her parched lips and the color returned to her cheeks. – Dites-lui d'entrer, Francis. Il sentit qu'il se ressaisissait. Son accès de lâcheté avait disparu. His fit of cowardice was gone.

L'homme s'inclina et sortit... Un instant après, Alan Campbell entra, pâle et sévère, sa pâleur augmentée par le noir accusé de ses cheveux et de ses sourcils. The man bowed and went out. A moment later Alan Campbell came in, pale and stern, his pallor heightened by the stark blackness of his hair and eyebrows. – Alan ! que c'est aimable à vous !... How kind of you!... je vous remercie d'être venu. – J'étais résolu à ne plus jamais mettre les pieds chez vous, Gray. “I was determined never to set foot in your house again, Gray. Mais comme vous disiez que c'était une question de vie ou de mort... But like you said it was a matter of life and death... Sa voix était dure et froide. His voice was harsh and cold. Il parlait lentement. Il y avait une nuance de mépris dans son regard assuré et scrutateur posé sur Dorian. There was a hint of contempt in his confident, searching gaze on Dorian. Il gardait ses mains dans les poches de son pardessus d'astrakan et paraissait ne pas remarquer l'accueil qui lui était fait... He kept his hands in the pockets of his astrakhan overcoat and seemed not to notice the welcome given to him... – Oui, c'est une question de vie ou de mort, Alan, et pour plus d'une personne. “Yes, it's a matter of life and death, Alan, and for more than one person. Asseyez-vous.

Campbell prit une chaise près de la table et Dorian s'assit en face de lui. Campbell took a chair near the table and Dorian sat across from him. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent. The two men's eyes met. Une infinie compassion se lisait dans ceux de Dorian. An infinite compassion could be read in those of Dorian. Il savait que ce qu'il allait faire était affreux !... He knew what he was going to do was terrible!... Après un pénible silence, il se pencha sur la table et dit tranquillement, épiant l'effet de chaque mot sur le visage de celui qu'il avait fait demander : After a painful silence, he leaned over the table and said quietly, watching the effect of each word on the face of the one he had asked: – Alan, dans une chambre fermée à clef, tout en haut de cette maison, une chambre où nul autre que moi ne pénètre, un homme mort est assis près d'une table. – Alan, in a locked room, at the very top of this house, a room where no one but me enters, a dead man is seated near a table. Il est mort, il y a maintenant dix heures. He died ten hours ago now. Ne bronchez pas et ne me regardez pas ainsi... Qui est cet homme, pourquoi et comment il est mort, sont des choses qui ne vous concernent pas. Don't flinch and don't look at me like that... Who this man is, why and how he died, are things that don't concern you. Ce que vous avez à faire est ceci... What you have to do is this...

– Arrêtez, Gray !... Je ne veux rien savoir de plus... Que ce que vous venez de me dire soit vrai ou non, cela ne me regarde pas... Je refuse absolument d'être mêlé à votre vie. I don't want to know anything more... Whether what you have just told me is true or not is none of my business... I absolutely refuse to be involved in your life. Gardez pour vous vos horribles secrets. Keep your horrible secrets to yourself. Ils ne m'intéressent plus désormais... They don't interest me anymore... – Alan, ils auront à vous intéresser... Celui-ci vous intéressera. – Alan, they will have to interest you... This one will interest you. J'en suis cruellement fâché pour vous, Alan. I'm so sorry for you, Alan. Mais je n'y puis rien moi-même. But I can't do anything about it myself. Vous êtes le seul homme qui puisse me sauver. You are the only man who can save me. Je suis forcé de vous mettre dans cette affaire ; je n'ai pas à choisir... Alan, vous êtes un savant. I am forced to put you in this business; I don't have to choose... Alan, you're a scholar. Vous connaissez la chimie et tout ce qui s'y rapporte. You know chemistry and everything related to it. Vous avez fait des expériences. You have experimented. Ce que vous avez à faire maintenant, c'est de détruire ce corps qui est là-haut, de le détruire pour qu'il n'en demeure aucun vestige. What you have to do now is destroy that body up there, destroy it so that there's nothing left of it. Personne n'a vu cet homme entrer dans ma maison. No one saw this man enter my house. On le croit en ce moment à Paris. We believe so at the moment in Paris. On ne remarquera pas son absence avant des mois. We won't notice his absence for months. Lorsqu'on la remarquera, aucune trace ne restera de sa présence ici. When she is noticed, no trace will remain of her presence here. Quant à vous, Alan, il faut que vous le transformiez, avec tout ce qui est à lui, en une poignée de cendres que je pourrai jeter au vent. As for you, Alan, you must turn him, with all that is his, into a handful of ashes that I can throw to the wind.

– Vous êtes fou, Dorian ! “You are crazy, Dorian!

– Ah ! j'attendais que vous m'appeliez Dorian ! I expected you to call me Dorian! – Vous êtes fou, vous dis-je, fou d'imaginer que je puisse lever un doigt pour vous aider, fou de me faire une pareille confession !... “You are mad, I tell you, mad to imagine that I could lift a finger to help you, mad to make such a confession to me!... Je ne veux rien avoir à démêler avec cette histoire quelle qu'elle soit. I don't want to have anything to do with this story whatsoever. Croyez-vous que je veuille risquer ma réputation pour vous ?... Do you think I want to risk my reputation for you?... Que m'importe cette œuvre diabolique que vous faites ?... What does this diabolical work you do matter to me?... – Il s'est suicidé, Alan... - He committed suicide, Alan... – J'aime mieux cela !...Mais qui l'a conduit là ? – I like that better!... But who led him there? Vous, j'imagine ? – Refusez-vous encore de faire cela pour moi ? "Are you still refusing to do this for me?"

– Certes, je refuse. Je ne veux absolument pas m'en occuper. I absolutely don't want to deal with it. Je ne me soucie guère de la honte qui vous attend. I don't care what shame awaits you. Vous les méritez toutes. You deserve them all. Je ne serai pas fâché de vous voir compromis, publiquement compromis. I won't be sorry to see you compromised, publicly compromised. Comment osez-vous me demander à moi, parmi tous les hommes, de me mêler à cette horreur ? How dare you ask me, of all men, to join in this horror? J'aurais cru que vous connaissiez mieux les caractères. I would have thought you knew the characters better. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu'il vous enseigna... Rien ne pourra me décider à faire un pas pour vous sauver. Your friend Lord Henry Wotton could have instructed you better in psychology, among other things he taught you... Nothing can persuade me to take a step to save you. Vous vous êtes mal adressé. You addressed yourself incorrectly. Voyez quelqu'autre de vos amis ; ne vous adressez pas à moi... See another of your friends; don't talk to me... – Alan, c'est un meurtre !... Je l'ai tué... Vous ne savez pas tout ce qu'il m'avait fait souffrir. I killed him... You don't know how much he made me suffer. Quelle qu'ait été mon existence, il a plus contribué à la faire ce qu'elle fut et à la perdre que ce pauvre Harry. Whatever my existence was, he did more to make it what it was and to ruin it than poor Harry. Il se peut qu'il ne l'ait pas voulu, le résultat est le même. He may not have wanted it, the result is the same. – Un meurtre, juste ciel ! – A murder, just heaven! Dorian, c'est à cela que vous en êtes venu ? Dorian, is that where you came from? Je ne vous dénoncerai pas, ça n'est pas mon affaire... Cependant, même sans mon intervention, vous serez sûrement arrêté. I won't report you, that's none of my business... However, even without my intervention, you will surely be arrested. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. No one commits a crime without adding some clumsiness to it. Mais je ne veux rien avoir à faire avec ceci... But I don't want anything to do with this...

– Il faut que vous ayez quelque chose à faire avec ceci... Attendez, attendez un moment, écoutez-moi... Écoutez seulement, Alan... Tout ce que je vous demande, c'est de faire une expérience scientifique. “You must have something to do with this... Wait, wait a moment, listen to me... Just listen, Alan... All I'm asking you is to do a science experiment. Vous allez dans les hôpitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous émeuvent point. You go to hospitals and mortuaries and the horrors you cause there do not move you. Si dans un de ces laboratoires fétides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couché sur une table de plomb sillonnée de gouttières qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. If in one of those fetid laboratories or one of those dissecting rooms you found this man lying on a leaden table furrowed with gutters which let the blood flow, you would simply regard him as an admirable subject. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre tête. Not a hair would stand on your head. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. You wouldn't think you were doing anything wrong. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l'humanité, ou augmenter le trésor scientifique du monde, satisfaire une curiosité intellectuelle ou quelque chose de ce genre... Ce que je vous demande, c'est ce que vous avez déjà fait souvent. On the contrary, you would probably think of working for the good of humanity, or increasing the scientific treasure of the world, satisfying an intellectual curiosity or something of that kind... What I am asking of you is what you already have do often. En vérité, détruire un cadavre doit être beaucoup moins horrible que ce que vous êtes habitué à faire. In truth, destroying a corpse should be a lot less gruesome than what you're used to. Et, songez-y, ce cadavre est l'unique preuve qu'il y ait contre moi. And, think about it, this corpse is the only proof there is against me. S'il est découvert, je suis perdu ; et il sera sûrement découvert si vous ne m'aidez pas !... If discovered, I am lost; and he will surely be discovered if you do not help me!... – Je n'ai aucun désir de vous aider. “I have no desire to help you. Vous oubliez cela. You forget that. Je suis simplement indifférent à toute l'affaire. I'm just indifferent to the whole thing. Elle ne m'intéresse pas... She doesn't interest me... – Alan, je vous en conjure ! “Alan, I implore you! Songez quelle position est la mienne ! Think what position is mine! Juste au moment où vous arriviez, je défaillais de terreur. Just as you arrived, I was fainting in terror. Vous connaîtrez peut-être un jour vous-même cette terreur... Non ! You may one day know this terror yourself... No! ne pensez pas à cela. Considérez la chose uniquement au point de vue scientifique. Look at it only from the scientific point of view. Vous ne vous informez point d'où viennent les cadavres qui servent à vos expériences ?... You do not inquire where the corpses which are used for your experiments come from?... Ne vous informez point de celui-ci. Don't ask about this one. Je vous en ai trop dit là-dessus. I've told you too much about that. Mais je vous supplie de faire cela. But I beg you to do this. Nous fûmes amis, Alan ! We were friends, Alan!

– Ne parlez pas de ces jours-là, Dorian, ils sont morts. “Don't talk about those days, Dorian, they're dead.

– Les morts s'attardent quelquefois... L'homme qui est là-haut ne s'en ira pas. “The dead sometimes linger... The man up there won't go away. Il est assis contre la table, la tête inclinée et les bras étendus. He is seated against the table, his head bowed and his arms outstretched. Alan !

Alan !

si vous ne venez pas à mon secours, je suis perdu !... If you don't come to my rescue, I'm lost!... Quoi ! mais ils me pendront, Alan ! but they will hang me, Alan! Ne comprenez-vous pas ? Ils me pendront pour ce que j'ai fait !... They will hang me for what I have done!... – Il est inutile de prolonger cette scène. – There is no need to prolong this scene. Je refuse absolument de me mêler à tout cela. I absolutely refuse to get involved in any of this. C'est de la folie de votre part de me le demander. It's madness of you to ask me. – Vous refusez ?

– Oui.

– Je vous en supplie, Alan ! “I beg you, Alan!

– C'est inutile. Le même regard de compassion se montra dans les yeux de Dorian Gray. The same look of compassion appeared in Dorian Gray's eyes. Il étendit la main, prit une feuille de papier et traça quelques mots. He stretched out his hand, took a sheet of paper and wrote down a few words. Il relut ce billet deux fois, le plia soigneusement et le poussa sur la table. He read this note twice, folded it carefully and pushed it on the table. Cela fait, il se leva et alla à la fenêtre. That done, he got up and went to the window.

Campbell le regarda avec surprise, puis il prit le papier et l'ouvrit. Campbell looked at him in surprise, then he took the paper and opened it. À mesure qu'il lisait, une pâleur affreuse décomposait ses traits, il se renversa sur sa chaise. As he read, a dreadful pallor decomposed his features, he leaned back in his chair. Son cœur battait à se rompre. His heart was pounding.

Après deux ou trois minutes de terrible silence, Dorian se retourna et vint se poser derrière lui, la main appuyée sur son épaule. After two or three minutes of terrible silence, Dorian turned and came to rest behind him, his hand resting on his shoulder.

– Je le regrette pour vous, Alan, murmura-t-il, mais vous ne m'avez laissé aucune alternative. “I'm sorry for you, Alan,” he whispered, “but you left me no alternative. J'avais une lettre toute prête, la voici. I had a letter ready, here it is. Vous voyez l'adresse. You see the address. Si vous ne m'aidez pas, il faudra que je l'envoie ; si vous ne m'aidez pas, je l'enverrai... Vous savez ce qui en résultera... Mais vous allez m'aider. If you don't help me, I'll have to send it; if you don't help me, I'll send it... You know what's going to happen... But you're going to help me. Il est impossible que vous me refusiez maintenant. It is impossible for you to refuse me now. J'ai essayé de vous épargner. I tried to spare you. Vous me rendrez la justice de le reconnaître... Vous fûtes sévère, dur, offensant. You will do me the justice to recognize it... You were severe, hard, offensive. Vous m'avez traité comme nul homme n'osa jamais le faire, nul homme vivant, tout au moins. You have treated me as no man ever dared to do, no living man at least. J'ai tout supporté. I endured it all. Maintenant c'est à moi à dicter les conditions. Now it's up to me to dictate the terms. Campbell cacha sa tête entre ses mains ; un frisson le parcourut... Campbell hid his head in his hands; a shiver ran through him...

– Oui, c'est à mon tour à dicter mes conditions, Alan. “Yes, it's my turn to dictate my terms, Alan. Vous les connaissez. You know them. La chose est très simple. Venez, ne vous mettez pas ainsi en fièvre. Come, don't get yourself into a fever like this. Il faut que la chose soit faite. It has to be done. Envisagez-la et faites-la... Consider it and do it...

Un gémissement sortit des lèvres de Campbell qui se mit à trembler de tout son corps. A moan escaped Campbell's lips and his whole body began to shake. Le tic-tac de l'horloge sur la cheminée lui parut diviser le temps en atomes successifs d'agonie, dont chacun était trop lourd pour être porté. The ticking of the clock on the mantel seemed to divide time into successive atoms of agony, each of which was too heavy to bear. Il lui sembla qu'un cercle de fer enserrait lentement son front, et que la honte dont il était menacé l'avait atteint déjà. It seemed to him that a circle of iron was slowly encircling his forehead, and that the shame with which he was threatened had already touched him. La main posée sur son épaule lui pesait comme une main de plomb, intolérablement. The hand resting on his shoulder weighed on him like a leaden hand, intolerably. Elle semblait le broyer.

– Eh bien !... Alan !

il faut vous décider.

– Je ne peux pas, dit-il machinalement, comme si ces mots avaient pu changer la situation... "I can't," he said mechanically, as if those words could have changed the situation...

– Il le faut. - It must. Vous n'avez pas le choix... N'attendez plus. You have no choice... Don't wait any longer. Il hésita un instant.

– Y a-t-il du feu dans cette chambre haute ? "Is there a fire in this upper room?"

– Oui, il y a un appareil au gaz avec de l'amiante. – Yes, there is a gas appliance with asbestos. – Il faut que j'aille chez moi prendre des instruments au laboratoire. – I have to go home to get some instruments from the laboratory. – Non, Alan, vous ne sortirez pas d'ici. “No, Alan, you're not getting out of here. Écrivez ce qu'il vous faut sur une feuille de papier et mon domestique prendra un cab, et ira vous le chercher. Write what you need on a sheet of paper and my servant will take a cab and fetch it for you. Campbell griffonna quelques lignes, y passa le buvard et écrivit sur une enveloppe l'adresse de son aide. Campbell scribbled a few lines, ran the blotter over it, and wrote his aide's address on an envelope. Dorian prit le billet et le lut attentivement ; puis il sonna et le donna à son domestique avec l'ordre de revenir aussitôt que possible et de rapporter les objets demandés. Dorian took the note and read it carefully; then he rang and gave it to his servant with orders to come back as soon as possible and bring back the things he asked for. Quand la porte de la rue se fut refermée, Campbell se leva nerveusement et s'approcha de la cheminée. When the street door had closed, Campbell got up nervously and approached the fireplace. Il semblait grelotter d'une sorte de fièvre. He seemed to be shivering with a kind of fever. Pendant près de vingt minutes aucun des deux hommes ne parla. For nearly twenty minutes neither man spoke. Une mouche bourdonnait bruyamment dans la pièce et le tic-tac de l'horloge résonnait comme des coups de marteau... A fly buzzed loudly in the room and the ticking of the clock sounded like hammer blows... Le timbre sonna une heure... Campbell se retourna et regardant Dorian, vit que ses yeux étaient baignés de larmes. The bell struck one... Campbell turned around and looking at Dorian, saw that his eyes were bathed in tears. Il y avait dans cette face désespérée une pureté et une distinction qui le mirent hors de lui. There was a purity and a distinction in that despairing face that made him mad.

– Vous êtes infâme, absolument infâme, murmura-t-il. “You are infamous, absolutely infamous,” he murmured.

– Fi ! Alan, vous m'avez sauvé la vie, dit Dorian. Alan, you saved my life, Dorian said. – Votre vie, juste ciel ! quelle vie ! Vous êtes allé de corruptions en corruptions jusqu'au crime. You have gone from corruption to corruption to crime. En faisant ce que je vais faire, ce que vous me forcez à faire, ce n'est pas à votre vie que je songe... By doing what I'm going to do, what you force me to do, it's not your life that I'm thinking of... – Ah ! Alan !

murmura Dorian avec un soupir. Je vous souhaite d'avoir pour moi la millième partie de la pitié que j'ai pour vous. I wish you to have for me the thousandth part of the pity that I have for you. Il lui tourna le dos en parlant ainsi et alla regarder à la fenêtre du jardin. He turned his back on her as he spoke thus and went to look at the window in the garden.

Campbell ne répondit rien...

Après une dizaine de minutes, on frappa à la porte et le domestique entra, portant avec une grande boîte d'acajou pleine de drogues, un long rouleau de fil d'acier et de platine et deux crampons de fer d'une forme étrange. After about ten minutes there was a knock at the door, and the servant came in, carrying with it a large mahogany box full of drugs, a long roll of steel and platinum wire, and two strangely shaped iron clamps. – Faut-il laisser cela ici, monsieur, demanda-t-il à Campbell. 'Must we leave it here, sir?' he asked Campbell.

– Oui, dit Dorian. Je crois, Francis, que j'ai encore une commission à vous donner. I believe, Francis, that I have yet another commission to give you. Quel est le nom de cet homme de Richmond qui fournit les orchidées à Selby ? What's the name of that man from Richmond who supplies the orchids to Selby?

– Harden, monsieur.

– Oui, Harden... Vous allez aller à Richmond voir Harden lui-même, et vous lui direz de m'envoyer deux fois plus d'orchidées que je n'en avais commandé, et d'en mettre aussi peu de blanches que possible... Non, pas de blanches du tout... Le temps est délicieux, Francis, et Richmond est un endroit charmant ; autrement je ne voudrais pas vous ennuyer avec cela. “Yes, Harden. You are going to Richmond to see Harden himself, and tell him to send me twice as many orchids as I ordered, and to put as few white ones as possible... No, no whites at all... The weather is delightful, Francis, and Richmond is a lovely place; otherwise I wouldn't want to bore you with this. – Pas du tout, monsieur. À quelle heure faudra-t-il que je revienne ?

Dorian regarda Campbell.

– Combien de temps demandera votre expérience, Alan ? "How long will your experiment take, Alan?" dit-il d'une voix calme et indifférente, comme si la présence d'un tiers lui donnait un courage inattendu. he said in a calm and indifferent voice, as if the presence of a third party gave him unexpected courage. Campbell tressaillit et se mordit les lèvres... Campbell flinched and bit his lip...

– Environ cinq heures, répondit-il. "About five o'clock," he replied.

– Il sera donc temps que vous rentriez vers sept heures et demie, Francis. “Then it will be time for you to come home around half-past seven, Francis. Ou plutôt, attendez, préparez-moi ce qu'il faudra pour m'habiller. Or rather, wait, prepare me what it will take to dress me. Vous aurez votre soirée pour vous. You will have your evening to yourself. Je ne dîne pas ici, de sorte que je n'aurai plus besoin de vous. I'm not dining here, so I won't need you anymore. – Merci, monsieur, répondit le valet en se retirant. “Thank you, sir,” replied the valet, as he withdrew.

– Maintenant, Alan, ne perdons pas un instant... Comme cette caisse est lourde !... “Now, Alan, let’s not waste a moment... How heavy is this crate!... Je vais la monter, prenez les autres objets. I'll mount it, take the other items.

Il parlait vite, d'un ton de commandement. He spoke quickly, in a tone of command. Campbell se sentit dominé. Campbell felt dominated. Ils sortirent ensemble. They went out together.

Arrivés au palier du dernier étage, Dorian sortit sa clef et la mit dans la serrure. At the top-floor landing, Dorian took out his key and put it in the lock. Puis il s'arrêta, les yeux troublés, frissonnant... Then he stopped, his eyes troubled, shivering... – Je crois que je ne pourrai pas entrer, Alan ! “I don't think I can get in, Alan! murmura-t-il.

– Ça m'est égal, je n'ai pas besoin de vous, dit Campbell froidement. "I don't care, I don't need you," Campbell said coldly. Dorian entr'ouvrit la porte... À ce moment il aperçut en plein soleil les yeux du portrait qui semblaient le regarder. Dorian half-opened the door... At that moment he caught sight of the portrait's eyes in full sunlight, which seemed to be watching him. Devant lui, sur le parquet, le rideau déchiré était étendu. In front of him, on the floor, the torn curtain was stretched out. Il se rappela que la nuit précédente il avait oublié pour la première fois de sa vie, de cacher le tableau fatal ; il eut envie de fuir, mais il se retint en frémissant. He remembered that the previous night he had forgotten, for the first time in his life, to hide the fatal painting; he felt like running away, but he held himself back with a shudder.

Quelle était cette odieuse tache rouge, humide et brillante qu'il voyait sur une des mains comme si la toile eût suinté du sang ? What was that odious red, damp, shiny stain he saw on one of the hands as if the canvas had oozed blood? Quelle chose horrible, plus horrible, lui parut-il sur le moment, que ce paquet immobile et silencieux affaissé contre la table, cette masse informe et grotesque dont l'ombre se projetait sur le tapis souillé, lui montrant qu'elle n'avait pas bougé et était toujours la, telle qu'il l'avait laissée... What horrible thing, more horrible, it seemed to him at the time, than this motionless and silent package slumped against the table, this formless and grotesque mass whose shadow was projected on the soiled carpet, showing him that it had no did not move and was still there, as he had left her... Il poussa un profond soupir, ouvrit la porte un peu plus grande et les yeux à demi fermés, détournant la tête, il entra vivement, résolu à ne pas jeter même un regard vers le cadavre... Puis, s'arrêtant et ramassant le rideau de pourpre et d'or, il le jeta sur le cadre... He heaved a deep sigh, opened the door a little wider, and with half-closed eyes, turning his head away, he entered hastily, resolved not to cast even a glance at the corpse... Then, stopping and picking up the curtain of purple and gold, he threw it over the frame... Alors il resta immobile, craignant de se retourner, les yeux fixés sur les arabesques de la broderie qu'il avait devant lui. So he remained motionless, afraid to turn around, his eyes fixed on the arabesques of the embroidery in front of him. Il entendit Campbell qui rentrait la lourde caisse et les objets métalliques nécessaires à son horrible travail. He heard Campbell bringing in the heavy crate and the metal objects necessary for his horrible work. Il se demanda si Campbell et Basil Hallward s'étaient jamais rencontrés, et dans ce cas ce qu'ils avaient pu penser l'un de l'autre. He wondered if Campbell and Basil Hallward had ever met, and if so what they might have thought of each other. – Laissez-moi maintenant, dit une voix dure derrière lui. “Leave me now,” said a harsh voice behind him.

Il se retourna et sortit en hâte, ayant confusément entrevu le cadavre renversé sur le dos du fauteuil et Campbell contemplant sa face jaune et luisante. He turned and hurried out, having vaguely caught a glimpse of the corpse sprawled over the back of the chair and Campbell gazing at its gleaming yellow face. En descendant il entendit le bruit de la clef dans la serrure... Alan s'enfermait... As he descended he heard the sound of the key in the lock... Alan locked himself in... Il était beaucoup plus de sept heures lorsque Campbell rentra dans la bibliothèque. It was well after seven o'clock when Campbell entered the library. Il était pâle, mais parfaitement calme. He was pale, but perfectly calm.

– J'ai fait ce que vous m'avez demandé, murmura-t-il. "I did what you asked me to do," he whispered. Et maintenant, adieu ! And now, farewell! Ne nous revoyons plus jamais ! Never see us again!

– Vous m'avez sauvé, Alan, je ne pourrai jamais l'oublier, dit Dorian, simplement. “You saved me, Alan, I can never forget that,” Dorian said simply. Dès que Campbell fut sorti, il monta... Une odeur horrible d'acide nitrique emplissait la chambre. As soon as Campbell was out, he went upstairs... A horrible smell of nitric acid filled the room. Mais la chose assise ce matin devant la table avait disparu... But the thing sitting this morning in front of the table had disappeared...