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Guy de Maupassant - Bel-Ami, Bel Ami - Partie 1 Chapitre 8

Bel Ami - Partie 1 Chapitre 8

– VIII –

Son duel avait fait passer Duroy au nombre des chroniqueurs de tête de La Vie Française ; mais, comme il éprouvait une peine infinie à découvrir des idées, il prit la spécialité des déclamations sur la décadence des mœurs, sur l'abaissement des caractères, l'affaissement du patriotisme et l'anémie de l'honneur français. (Il avait trouvé le mot « anémie « dont il était fier.)

Et quand Mme de Marelle, pleine de cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu'on appelle l'esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu'elle crevait d'une épigramme, il répondait en souriant : « Bah ! ça me fait une bonne réputation pour plus tard. Il habitait maintenant rue de Constantinople, où il avait transporté sa malle, sa brosse, son rasoir et son savon, ce qui constituait son déménagement. Deux ou trois fois par semaine, la jeune femme arrivait avant qu'il fût levé, se déshabillait en une minute et se glissait dans le lit, toute frémissante du froid du dehors.

Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant agriculture ; et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s'intéressaient parfois tellement tous les deux à la causerie qu'ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé.

Laurine aussi s'endormait, tantôt sur les genoux de son père, tantôt sur les genoux de Bel-Ami.

Et quand le journaliste était parti, M. de Marelle ne manquait point de déclarer avec ce ton doctrinaire dont il disait les moindres choses : « Ce garçon est vraiment fort agréable. Il a l'esprit très cultivé. Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs.

Duroy vivait sans un nuage dans son ciel.

Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre glissée sous sa porte. Il regarda le timbre et il vit « Cannes ». L'ayant ouverte, il lut :

Cannes, villa Jolie.

« Cher monsieur et ami, vous m'avez dit, n'est-ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ? Eh bien, j'ai à vous demander un cruel service, c'est de venir m'assister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de Charles qui va mourir. Il ne passera peut-être pas la semaine, bien qu'il se lève encore, mais le médecin m'a prévenue.

« Je n'ai plus la force ni le courage de voir cette agonie jour et nuit. Et je songe avec terreur aux derniers moments qui approchent. Je ne puis demander une pareille chose qu'à vous, car mon mari n'a plus de famille. Vous étiez son camarade ; il vous a ouvert la porte du journal. Venez, je vous en supplie. Je n'ai personne à appeler.

« Croyez-moi votre camarade toute dévouée.

« MADELEINE FORESTIER. Un singulier sentiment entra comme un souffle d'air au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d'espace qui s'ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, j'irai. Ce pauvre Charles ! Ce que c'est que de nous, tout de même ! Le patron, à qui il communiqua la lettre de la jeune femme, donna en grognant son autorisation. Il répétait :

« Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. Georges Duroy partit pour Cannes le lendemain par le rapide de sept heures, après avoir prévenu le ménage de Marelle par un télégramme.

Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du soir.

Un commissionnaire le guida vers la villa Jolie, bâtie à mi-côte, dans cette forêt de sapins peuplée de maisons blanches, qui va du Cannet au golfe Juan.

La maison était petite, basse, de style italien, au bord de la route qui monte en zigzag à travers les arbres, montrant à chaque détour d'admirables points de vue.

Le domestique ouvrit la porte et s'écria :

« Oh ! monsieur, madame vous attend avec bien de l'impatience. Duroy demanda :

« Comment va votre maître ?

– Oh ! pas bien, monsieur. Il n'en a pas pour longtemps. Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse rose à dessins bleus. La fenêtre, large et haute, donnait sur la ville et sur la mer.

Duroy murmurait : « Bigre, c'est chic ici comme maison de campagne. Où diable prennent-ils tout cet argent-là ? Un bruit de robe le fit se retourner.

Mme Forestier lui tendait les deux mains : « Comme vous êtes gentil, comme c'est gentil d'être venu ! » Et brusquement elle l'embrassa. Puis ils se regardèrent.

Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours fraîche, et peut-être plus jolie encore avec son air plus délicat. Elle murmura :

« Il est terrible, voyez-vous, il se sait perdu et il me tyrannise atrocement. Je lui ai annoncé votre arrivée. Mais où est votre malle ? Duroy répondit :

« Je l'ai laissée au chemin de fer, ne sachant pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de descendre pour être près de vous. Elle hésita, puis reprit :

« Vous descendrez ici, dans la villa. Votre chambre est prête, du reste. Il peut mourir d'un moment à l'autre, et si cela arrivait la nuit, je serais seule. J'enverrai chercher votre bagage. Il s'inclina :

« Comme vous voudrez.

– Maintenant, montons », dit-elle,

Il la suivit.

Elle ouvrit une porte au premier étage, et Duroy aperçut auprès d'une fenêtre, assis dans un fauteuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil couchant, une espèce de cadavre qui le regardait. Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que c'était son ami.

On sentait dans cette chambre la fièvre, la tisane, l'éther, le goudron, cette odeur innommable et lourde des appartements où respire un poitrinaire.

Forestier souleva sa main d'un geste pénible et lent.

« Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te remercie. Duroy affecta de rire : « Te voir mourir ! ce ne serait pas un spectacle amusant, et je ne choisirais point cette occasion-là pour visiter Cannes. Je viens te dire bonjour et me reposer un peu. L'autre murmura : « Assieds-toi », et il baissa la tête comme enfoncé en des méditations désespérées.

Il respirait d'une façon rapide, essoufflée, et parfois poussait une sorte de gémissement, comme s'il eût voulu rappeler aux autres combien il était malade.

Voyant qu'il ne parlait point, sa femme vint s'appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant l'horizon d'un coup de tête : « Regardez cela ! Est-ce beau ? En face d'eux, la côte semée de villas descendait jusqu'à la ville qui était couchée le long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait la vieille cité surmontée d'un vieux beffroi, et ses pieds à gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles de Lérins. Elles avaient l'air, ces îles, de deux taches vertes, dans l'eau toute bleue. On eût dit qu'elles flottaient comme deux feuilles immenses, tant elles semblaient plates de là-haut.

Et, tout au loin, fermant l'horizon de l'autre côté du golfe, au-dessus de la jetée et du beffroi, une longue suite de montagnes bleuâtres dessinait sur un ciel éclatant une ligne bizarre et charmante de sommets tantôt arrondis, tantôt crochus, tantôt pointus, et qui finissait par un grand mont en pyramide plongeant son pied dans la pleine mer.

Mme Forestier l'indiqua : « C'est l'Estérel. L'espace derrière les cimes sombres était rouge, d'un rouge sanglant et doré que l'œil ne pouvait soutenir.

Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du jour.

Il murmura, ne trouvant point d'autre terme assez imagé pour exprimer son admiration :

« Oh ! oui, c'est épatant, ça ! Forestier releva la tête vers sa femme et demanda :

« Donne-moi un peu d'air. Elle répondit :

« Prends garde, il est tard, le soleil se couche, tu vas encore attraper froid, et tu sais que ça ne te vaut rien dans ton état de santé. Il fit de la main droite un geste fébrile et faible qui aurait voulu être un coup de poing et il murmura avec une grimace de colère, une grimace de mourant qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os :

« Je te dis que j'étouffe. Qu'est-ce que ça te fait que je meure un jour plus tôt ou un jour plus tard, puisque je suis foutu… »

Elle ouvrit toute grande la fenêtre.

Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme une caresse. C'était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps nourrie déjà par les parfums des arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette côte. On y distinguait un goût puissant de résine et l'âcre saveur des eucalyptus.

Forestier la buvait d'une haleine courte et fiévreuse. Il crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fauteuil, et dit d'une voix basse, sifflante, rageuse :

« Ferme la fenêtre. Cela me fait mal. J'aimerais mieux crever dans une cave. Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis elle regarda au loin, le front contre la vitre.

Duroy, mal à l'aise, aurait voulu causer avec le malade, le rassurer.

Mais il n'imaginait rien de propre à le réconforter.

Il balbutia :

« Alors ça ne va pas mieux depuis que tu es ici ? L'autre haussa les épaules avec une impatience accablée : « Tu le vois bien. » Et il baissa de nouveau la tête.

Duroy reprit :

« Sacristi, il fait rudement bon ici, comparativement à Paris. Là-bas on est encore en plein hiver. Il neige, il grêle, il pleut, et il fait sombre à allumer les lampes dès trois heures de l'après-midi. Forestier demanda :

« Rien de nouveau au journal ?

– Rien de nouveau. On a pris pour te remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ; mais il n'est pas mûr. Il est temps que tu reviennes ! Le malade balbutia :

« Moi ? J'irai faire de la chronique à six pieds sous terre maintenant. L'idée fixe revenait comme un coup de cloche à propos de tout, reparaissait sans cesse dans chaque pensée, dans chaque phrase.

Il y eut un long silence ; un silence douloureux et profond. L'ardeur du couchant se calmait lentement ; et les montagnes devenaient noires sur le ciel rouge qui s'assombrissait. Une ombre colorée, un commencement de nuit qui gardait des lueurs de brasier mourant, entrait dans la chambre, semblait teindre les meubles, les murs, les tentures, les coins avec des tons mêlés d'encre et de pourpre. La glace de la cheminée, reflétant l'horizon, avait l'air d'une plaque de sang.

Mme Forestier ne remuait point, toujours debout, le dos à l'appartement, le visage contre le carreau.

Et Forestier se mit à parler d'une voix saccadée, essoufflée, déchirante à entendre :

« Combien est-ce que j'en verrai encore, de couchers de soleil ?… huit… dix… quinze ou vingt… peut-être trente, pas plus… Vous avez du temps, vous autres… moi, c'est fini… Et ça continuera… après moi, comme si j'étais là… »

Il demeura muet quelques minutes, puis reprit :

« Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours… C'est horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu'on manie… les verres… les assiettes… les lits où l'on se repose si bien… les voitures. C'est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j'aimais tout çà. Il faisait avec les doigts de chaque main un mouvement nerveux et léger, comme s'il eût joué du piano sur les deux bras de son siège. Et chacun de ses silences était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu'il devait penser à d'épouvantables choses.

Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant :

« Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j'ai souvent envie d'étendre le bras pour la repousser… Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d'un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! Il n'avait pas compris, ce jour-là, maintenant il comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s'il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s'en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s'il avait su, il ne serait pas venu.

La nuit maintenant s'était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.

Et Forestier demanda avec irritation :

« Eh bien, on n'apporte pas la lampe aujourd'hui ? Voilà ce qu'on appelle soigner un malade. L'ombre du corps qui se découpait sur les carreaux disparut, et on entendit tinter un timbre électrique dans la maison sonore.

Un domestique entra bientôt qui posa une lampe sur la cheminée. Mme Forestier dit à son mari :

« Veux-tu te coucher, ou descendras-tu pour dîner ? Il murmura :

« Je descendrai. Et l'attente du repas les fit demeurer encore près d'une heure immobiles, tous les trois, prononçant seulement parfois un mot, un mot quelconque, inutile, banal, comme s'il y eût du danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l'air muet de cette chambre, de cette chambre où rôdait la mort.

Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. Et le domestique faisait le service, marchait, allait et venait sans qu'on entendit ses pieds, car le bruit des semelles irritant Charles, l'homme était chaussé de savates. Seul le tic-tac dur d'une horloge de bois troublait le calme des murs de son mouvement mécanique et régulier.

Dès qu'on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une sorte d'écaille de lumière mouvante et douce. Et il cherchait une raison pour s'en aller bien vite, inventant des ruses, des télégrammes qu'il allait recevoir, un appel de M. Walter.

Mais ses résolutions de fuite lui parurent plus difficiles à réaliser, en s'éveillant le lendemain. Mme Forestier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévouement. Il se dit : « Bah ! c'est embêtant ; eh bien, tant pis, il y a des passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne sera peut-être pas long. Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit jusqu'à la mer, trouvant qu'il serait assez tôt de voir Forestier dans la journée.

Quand il rentra pour déjeuner, le domestique lui dit :

« Monsieur a déjà demandé monsieur deux ou trois fois. Si monsieur veut monter chez monsieur. » Il monta. Forestier semblait dormir dans un fauteuil. Sa femme lisait, allongée sur le canapé.

Le malade releva la tête. Duroy demanda :

« Eh bien, comment vas-tu ? Tu m'as l'air gaillard ce matin. L'autre murmura :

« Oui, ça va mieux, j'ai repris des forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture. La jeune femme, dès qu'elle fut seule avec Duroy, lui dit :

« Voilà ! aujourd'hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l'heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j'ai horriblement peur d'un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route. Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l'escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu'il aperçut la voiture, il voulut qu'on la découvrît.

Sa femme résistait :

« Tu vas prendre froid. C'est de la folie. Il s'obstina :

« Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens bien. On passa d'abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d'Antibes, le long de la mer.

Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué d'abord la villa du comte de Paris. Il en nommait d'autres. Il était gai, d'une gaieté voulue, factice et débile de condamné. Il levait le doigt, n'ayant point la force de tendre le bras.

« Tiens, voici l'île Sainte-Marguerite et le château dont Bazaine s'est évadé. Nous en a-t-on donné à garder avec cette affaire-là ! Puis il eut des souvenirs de régiment ; il nomma des officiers qui leur rappelaient des histoires. Mais, tout à coup, la route ayant tourné, on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village blanc dans le fond et la pointe d'Antibes à l'autre bout.

Et Forestier, saisi soudain d'une joie enfantine, balbutia :

« Ah ! l'escadre, tu vas voir l'escadre ! Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en effet, une demi-douzaine de gros navires qui ressemblaient à des rochers couverts de ramures. Ils étaient bizarres, difformes, énormes, avec des excroissances, des tours, des éperons s'enfonçant dans l'eau comme pour aller prendre racine sous la mer.

On ne comprenait pas que cela pût se déplacer, remuer, tant ils semblaient lourds et attachés au fond. Une batterie flottante, ronde, haute, en forme d'observatoire, ressemblait à ces phares qu'on bâtit sur des. écueils.

Et un grand trois-mâts passait auprès d'eux pour gagner le large, toutes ses voiles déployées, blanches et joyeuses. Il était gracieux et joli auprès des monstres de guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accroupis sur l'eau.

Forestier s'efforçait de les reconnaître. Il nommait : « Le Colbert , Le Suffren , L'Amiral-Duperré , Le Redoutable , La Dévastation », puis il reprenait : « Non, je me trompe, c'est celui-là La Dévastation . Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait : « Faïences d'art du golfe Juan », et la voiture ayant tourné autour d'un gazon s'arrêta devant la porte.

Forestier voulait acheter deux vases pour les poser sur sa bibliothèque. Comme il ne pouvait guère descendre de voiture, on lui apportait les modèles l'un après l'autre. Il fut longtemps à choisir, consultant sa femme et Duroy :

« Tu sais, c'est pour le meuble au fond de mon cabinet. De mon fauteuil, j'ai cela sous les yeux tout le temps. Je tiens à une forme ancienne, à une forme grecque. Il examinait les échantillons, s'en faisait apporter d'autres, reprenait les premiers. Enfin, il se décida ; et ayant payé, il exigea que l'expédition fût faite tout de suite.

« Je retourne à Paris dans quelques jours », disait-il.

Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d'air froid les frappa soudain glissé dans le pli d'un vallon, et le malade se mit à tousser.

Ce ne fut rien d'abord, une petite crise ; mais elle grandit, devint une quinte ininterrompue, puis une sorte de hoquet, un râle.

Forestier suffoquait, et chaque fois qu'il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait, rien ne l'apaisait. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons.

La chaleur du lit n'arrêta point l'accès qui dura jusqu'à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux. Et le malade demeura jusqu'au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts.

Les premières paroles qu'il prononça furent pour demander le barbier, car il tenait à être rasé chaque matin. Il se leva pour cette opération de toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d'une façon si courte, si dure, si pénible, que Mme Forestier, épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le prier d'aller chercher le médecin.

Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; mais comme le journaliste le reconduisait pour lui demander son avis :

« C'est l'agonie, dit-il. Il sera mort demain matin. Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez chercher un prêtre. Moi, je n'ai plus rien à faire. Je me tiens cependant entièrement à votre disposition. Duroy fit appeler Mme Forestier :

« Il va mourir. Le docteur conseille d'envoyer chercher un prêtre. Que voulez-vous faire ? Elle hésita longtemps, puis, d'une voix lente, ayant tout calculé :

« Oui, ça vaut mieux… sous bien des rapports… Je vais le préparer, lui dire que le curé désire le voir… Je ne sais quoi, enfin. Vous seriez bien gentil, vous, d'aller m'en chercher un, un curé, et de le choisir. Prenez-en un qui ne nous fasse pas trop de simagrées. Tâchez qu'il se contente de la confession, et nous tienne quittes du reste. Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la situation. Dès qu'il fut entré chez l'agonisant, Mme Forestier sortit, et s'assit, avec Duroy, dans la pièce voisine.

« Ça l'a bouleversé, dit-elle. Quand j'ai parlé d'un prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable comme… comme s'il avait senti… senti… un souffle… vous savez… Il a compris que c'était fini, enfin, et qu'il fallait compter les heures… »

Elle était fort pâle. Elle reprit :

« Je n'oublierai jamais l'expression de son visage. Certes, il a vu la mort à ce moment-là. Il l'a vue… »

Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu haut, étant un peu sourd, et qui disait :

« Mais non, mais non, vous n'êtes pas si bas que ça. Vous êtes malade, mais nullement en danger. Et la preuve c'est que je viens en ami, en voisin. Ils ne distinguèrent pas ce que répondit Forestier. Le vieillard reprit :

« Non, je ne vous ferai pas communier. Nous causerons de ça quand vous irez bien. Si vous voulez profiter de ma visite pour vous confesser par exemple, je ne demande pas mieux. Je suis un pasteur, moi, je saisis toutes les occasions pour ramener mes brebis. Un long silence suivit. Forestier devait parler de sa voix haletante et sans timbre.

Puis tout d'un coup, le prêtre prononça, d'un ton différent, d'un ton d'officiant à l'autel :

« La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor, mon enfant. – Vous l'avez peut-être oublié, je vais vous aider. – Répétez avec moi : Confiteor Deo omnipotenti… Beatae Mariae semper virgini … »

Il s'arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. Puis il dit :

« Maintenant, confessez-vous… »

La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis par un trouble singulier, émus d'une attente anxieuse.

Le malade avait murmuré quelque chose. Le prêtre répéta :

« Vous avez eu des complaisances coupables… de quelle nature, mon enfant ? La jeune femme se leva, et dit simplement :

« Descendons un peu au jardin. Il ne faut pas écouter ses secrets. Et ils allèrent s'asseoir sur un banc, devant la porte, au-dessous d'un rosier fleuri, et derrière une corbeille d'œillets qui répandait dans l'air pur son parfum puissant et doux.

Duroy après quelques minutes de silence, demanda :

« Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris ? Elle répondit :

« Oh ! non. Dès que tout sera fini je reviendrai.

– Dans une dizaine de jours ?

– Oui, au plus. Il reprit :

« Il n'a donc aucun parent ?

– Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune. Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie sur les œillets, allant de l'un à l'autre avec une rapide palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement quand il s'était posé sur la fleur. Et ils restèrent longtemps silencieux.

Le domestique vint les prévenir que « M. le curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.

Forestier semblait avoir encore maigri depuis la veille.

Le prêtre lui tenait la main.

« Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin. Et il s'en alla.

Dès qu'il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya :

« Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu'il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu'on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas… »

Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.

Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.

Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait :

« Mais non, ce n'est rien. C'est une crise, demain tu iras mieux, tu t'es fatigué hier avec cette promenade. L'haleine de Forestier était plus rapide que celle d'un chien qui vient de courir, si pressée qu'on ne la pouvait point compter, et si faible qu'on l'entendait à peine.

Il répétait toujours :

« Je ne veux pas mourir !… Oh ! mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu… qu'est-ce qui va m'arriver ? Je ne verrai plus rien… plus rien… jamais… Oh ! mon Dieu ! Il regardait devant lui quelque chose d'invisible pour les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient l'épouvante. Ses deux mains continuaient ensemble leur geste horrible et fatigant.

Soudain il tressaillit d'un frisson brusque qu'on vit courir d'un bout à l'autre de son corps et il balbutia :

« Le cimetière… moi… mon Dieu !… »

Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.

Le temps passait ; midi sonna à l'horloge d'un couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour aller manger un peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade n'avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme pour le ramener vers sa face.

La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté d'elle, et ils attendirent en silence.

Une garde était venue, envoyée par le médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre.

Duroy lui-même commençait à s'assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s'éteignent. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il avait fini de respirer.

Sa femme comprit, et, poussant une sorte de cri, elle s'abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de la croix. La garde, s'étant réveillée, s'approcha du lit : « Ça y est », dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang-froid murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a été moins long que je n'aurais cru. Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les premières larmes versées, on s'occupa de tous les soins et de toutes les démarches que réclame un mort. Duroy courut jusqu'à la nuit.

Il avait grand-faim en rentrant. Mme Forestier mangea quelque peu, puis ils s'installèrent tous deux dans la chambre funèbre pour veiller le corps.

Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à côté d'une assiette où trempait une branche de mimosa dans un peu d'eau, car on n'avait point trouvé le rameau de buis nécessaire.

Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune femme, auprès de lui, qui n'était plus. Ils demeuraient sans parler, pensant et le regardant.

Mais Georges, que l'ombre inquiétait auprès de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lumière vacillante faisait paraître encore plus creux, restaient fixes sur lui. C'était là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier encore ! Quelle chose étrange et épouvantable que cette fin complète d'un être ! Oh ! il se les rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne hanté par la peur de la mort. – « Jamais un être ne revient. » Il en naîtrait des millions et des milliards, à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-ci reparût, qui était couché dans ce lit.

Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c'était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie ! quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l'éternité, chacun est une sorte d'univers dans l'univers, et chacun s'anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s'anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète !

Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l'âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. Il courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait aux mouches qui vivent quelques heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques siècles. Quelle différence donc entre les uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà tout.

Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre.

Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu'une sensation douce comme le toucher d'une espérance passa dans le cœur du jeune homme. Pourquoi se désoler quand il avait encore tant d'années devant lui ?

Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait point, perdue dans sa méditation. Il se disait : « Voilà pourtant la seule chose de la vie : l'amour ! tenir dans ses bras une femme aimée ! Là est la limite du bonheur humain. Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette compagne intelligente et charmante. Comment s'étaient-ils connus ? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce garçon médiocre et pauvre ? Comment avait-elle fini par en faire quelqu'un ?

Alors il songea à tous les mystères cachés dans les existences. Il se rappela ce qu'on chuchotait du comte de Vaudrec qui l'avait dotée et mariée, disait-on.

Qu'allait-elle faire maintenant ? Qui épouserait-elle ? Un député, comme le pensait Mme de Marelle, ou quelque gaillard d'avenir, un Forestier supérieur ? Avait-elle des projets, des plans, des idées arrêtées ? Comme il eût désiré savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu'elle ferait ? Il se le demanda, et s'aperçut que son inquiétude venait d'une de ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu'on se cache à soi-même et qu'on ne découvre qu'en allant fouiller au fond de soi.

Oui, pourquoi n'essaierait-il pas lui-même cette conquête ? Comme il serait fort avec elle, et redoutable ! Comme il pourrait aller vite et loin, et sûrement !

Et pourquoi ne réussirait-il pas ? Il sentait bien qu'il lui plaisait, qu'elle avait pour lui plus que de la sympathie, une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d'une séduction réciproque que d'une sorte de complicité muette.

Elle le savait intelligent, résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en lui.

Ne l'avait-elle pas fait venir en cette circonstance si grave ? Et pourquoi l'avait-elle appelé ? Ne devait-il pas voir là une sorte de choix, une sorte d'aveu, une sorte de désignation ? Si elle avait pensé à lui, juste à ce moment où elle allait devenir veuve, c'est que, peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son compagnon, son allié ?

Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l'interroger, de connaître ses intentions. Il devait repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette jeune femme dans cette maison. Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser revenir, céder aux sollicitations d'un autre peut-être, et s'engager sans retour.

Le silence de la chambre était profond ; on n'entendait que le balancier de la pendule qui battait sur la cheminée son tic-tac métallique et régulier.

Il murmura :

« Vous devez être bien fatiguée ? Elle répondit :

« Oui, mais je suis surtout accablée. Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils regardèrent soudain le visage du mort, comme s'ils se fussent attendus à le voir remuer, à l'entendre leur parler, ainsi qu'il faisait, quelques heures plus tôt.

Duroy reprit :

« Oh ! c'est un gros coup pour vous, et un changement si complet dans votre vie, un vrai bouleversement du cœur et de l'existence entière. Elle soupira longuement sans répondre.

Il continua :

« C'est si triste pour une jeune femme de se trouver seule comme vous allez l'être. Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia :

« Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu entre nous. Vous pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous appartiens. Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de ces regards mélancoliques et doux qui remuent en nous jusqu'aux moelles des os.

« Merci, vous êtes bon, excellent. Si j'osais et si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais aussi : Comptez sur moi. Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s'y décida enfin, et l'approchant lentement de sa bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.

Puis quand il sentit que cette caresse d'ami allait devenir trop prolongée, il sut laisser retomber la petite main. Elle s'en revint mollement sur le genou de la jeune femme qui prononça gravement :

« Oui, je vais être bien seule, mais je m'efforcerai d'être courageuse. Il ne savait comment lui laisser comprendre qu'il serait heureux, bien heureux, de l'avoir pour femme à son tour. Certes il ne pouvait pas le lui dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps ; cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une de ces phrases ambiguës, convenables et compliquées, qui ont des sens cachés sous les mots, et qui expriment tout ce qu'on veut par leurs réticences calculées.

Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide, étendu devant eux, et qu'il sentait entre eux. Depuis quelque temps d'ailleurs il croyait saisir dans l'air enfermé de la pièce une odeur suspecte, une haleine pourrie, venue de cette poitrine décomposée, le premier souffle de charogne que les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux parents qui les veillent, souffle horrible dont ils emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil.

Duroy demanda :

« Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre ? Il me semble que l'air est corrompu. Elle répondit :

« Mais oui. Je venais aussi de m'en apercevoir. Il alla vers la fenêtre et l'ouvrit. Toute la fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la flamme des deux bougies allumées auprès du lit. La lune répandait, comme l'autre soir, sa lumière abondante et calme sur les murs blancs des villas et sur la grande nappe luisante de la mer. Duroy, respirant à pleins poumons, se sentit brusquement assailli d'espérances, comme soulevé par l'approche frémissante du bonheur.

Il se retourna.

« Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, il fait un temps admirable. Elle s'en vint tranquillement et s'accouda près de lui.

Alors il murmura, à voix basse :

« Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de ce que je vous parle d'une pareille chose en un semblable moment, mais je vous quitterai après-demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera peut-être trop tard. Voilà… Je ne suis qu'un pauvre diable sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. Mais j'ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en route, en bonne route. Avec un homme arrivé on sait ce qu'on prend ; avec un homme qui commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon rêve le plus cher aurait été d'épouser une femme comme vous. Je vous répète aujourd'hui ce désir. Ne me répondez pas. Laissez-moi continuer. Ce n'est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l'instant la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne point vous laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d'un mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à votre gré, que mon cœur et ma personne sont à vous. Je ne veux pas que vous me répondiez maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. Jusque-là plus un mot, n'est-ce pas ? Il avait débité cela sans la regarder, comme s'il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle semblait n'avoir point entendu, tant elle était demeurée immobile, regardant aussi devant elle, d'un œil fixe et vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune.

Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude contre coude, silencieux et méditant.

Puis elle murmura :

« Il fait un peu froid », et, s'étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.

Lorsqu'il s'approcha, il reconnut que vraiment Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son fauteuil, car il n'aurait pu supporter longtemps cette odeur de pourriture. Il dit :

« Il faudra le mettre en bière dès le matin. Elle répondit :

« Oui, oui, c'est entendu ; le menuisier viendra vers huit heures. Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! » elle poussa à son tour un long soupir de résignation navrée.

Ils le regardaient moins souvent, accoutumés déjà à l'idée de cette mort, commençant à consentir mentalement à cette disparition qui, tout à l'heure encore, les révoltait et les indignait, eux qui étaient mortels aussi.

Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d'une façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit, Duroy s'assoupit le premier. Quand il se réveilla, il vit que Mme Forestier sommeillait également, et ayant pris une posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! on est mieux dans ses draps, tout de même. Un bruit soudain le fit tressauter. La garde entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui. Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.

Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et s'écria : « Oh ! sa barbe ! » Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décomposait, comme elle poussait en quelques jours sur la face d'un vivant. Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, devant une des choses anormales, effrayantes qui bouleversent et confondent l'intelligence.

Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer jusqu'à onze heures. Puis ils mirent Charles au cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés, rassérénés. Ils s'assirent en face l'un de l'autre pour déjeuner avec une envie éveillée de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans la vie, puisqu'ils en avaient fini avec la mort.

Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la corbeille d'œillets fleurie devant la porte.

Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour du petit gazon en respirant avec délices l'air tiède plein de l'odeur des sapins et des eucalyptus.

Et tout à coup, elle lui parla, sans tourner la tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit, là-haut. Elle prononçait les mots lentement, d'une voix basse et sérieuse :

« Écoutez, mon cher ami, j'ai bien réfléchi… déjà… à ce que vous m'avez proposé, et je ne veux pas vous laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous dirai, d'ailleurs, ni oui ni non. Nous attendrons, nous verrons, nous nous connaîtrons mieux. Réfléchissez beaucoup de votre côté. N'obéissez pas à un entraînement trop facile. Mais, si je vous parle de cela, avant même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa tombe, c'est qu'il importe, après ce que vous m'avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que vous m'avez exprimée, si vous n'êtes pas d'un… d'un… caractère à me comprendre et à me supporter.

« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n'est pas une chaîne, mais une association. J'entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m'engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l'homme que j'aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s'engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n'en changerai point. Voilà.

« J'ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce serait inutile et inconvenant. Nous nous reverrons et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus tard.

« Maintenant, allez faire un tour. Moi je retourne près de lui. À ce soir. Il lui baisa longuement la main et s'en alla sans prononcer un mot.

Le soir, ils ne se virent qu'à l'heure du dîner. Puis ils montèrent à leurs chambres, étant tous deux brisés de fatigue.

Charles Forestier fut enterré le lendemain, sans aucune pompe, dans le cimetière de Cannes. Et Georges Duroy voulut prendre le rapide de Paris qui passe à une heure et demie.

Mme Forestier l'avait conduit à la gare. Ils se promenaient tranquillement sur le quai, en attendant l'heure du départ, et parlaient de choses indifférentes.

Le train arriva, très court, un vrai rapide, n'ayant que cinq wagons.

Le journaliste choisit sa place, puis redescendit pour causer encore quelques instants avec elle, saisi soudain d'une tristesse, d'un chagrin, d'un regret violent de la quitter, comme s'il allait la perdre pour toujours.

Un employé criait : « Marseille, Lyon, Paris, en voiture ! » Duroy monta, puis s'accouda à la portière pour lui dire encore quelques mots. La locomotive siffla et le convoi doucement se mit en marche.

Le jeune homme, penché hors du wagon, regardait la jeune femme immobile sur le quai et dont le regard le suivait. Et soudain, comme il allait la perdre de vue, il prit avec ses deux mains un baiser sur sa bouche pour le jeter vers elle.

Elle le lui renvoya d'un geste plus discret, hésitant, ébauché seulement.


Bel Ami - Partie 1 Chapitre 8 Bel Ami - Part 1 Chapter 8 ベルアミ - 第1部 第8章 Bel Ami - Parte 1 Capítulo 8

– VIII –

Son duel avait fait passer Duroy au nombre des chroniqueurs de tête de  La Vie Française  ; mais, comme il éprouvait une peine infinie à découvrir des idées, il prit la spécialité des déclamations sur la décadence des mœurs, sur l’abaissement des caractères, l’affaissement du patriotisme et l’anémie de l’honneur français. His duel had made Duroy one of the leading chroniclers of La Vie Francaise; but, as he felt an infinite pain in discovering ideas, he took the specialty of declamations on the decadence of morals, on the lowering of characters, the depression of patriotism, and the anemia of French honor. (Il avait trouvé le mot « anémie « dont il était fier.) (He found the word "anemia" he was proud of.)

Et quand Mme de Marelle, pleine de cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu’on appelle l’esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu’elle crevait d’une épigramme, il répondait en souriant : « Bah ! And when Madame de Marelle, full of that sarcastic, skeptical, and gobbling spirit called the Parisian spirit, made fun of her tirades, which she was bursting with an epigram, he answered with a smile: "Bah! ça me fait une bonne réputation pour plus tard. it makes me a good name for later. Il habitait maintenant rue de Constantinople, où il avait transporté sa malle, sa brosse, son rasoir et son savon, ce qui constituait son déménagement. He was now living in Constantinople Street, where he had carried his trunk, his brush, his razor and his soap, which was his move. Deux ou trois fois par semaine, la jeune femme arrivait avant qu’il fût levé, se déshabillait en une minute et se glissait dans le lit, toute frémissante du froid du dehors. Two or three times a week, the young woman arrived before he was up, undressed in a minute and crept into the bed, all quivering with the cold outside.

Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant agriculture ; et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s’intéressaient parfois tellement tous les deux à la causerie qu’ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé. Duroy, on the other hand, dined every Thursday in the household and courted the husband by talking to him about agriculture; and as he loved the things of the earth himself, they were sometimes so interested in chatting that they completely forgot about their wife sleeping on the couch.

Laurine aussi s’endormait, tantôt sur les genoux de son père, tantôt sur les genoux de Bel-Ami.

Et quand le journaliste était parti, M. de Marelle ne manquait point de déclarer avec ce ton doctrinaire dont il disait les moindres choses : « Ce garçon est vraiment fort agréable. Il a l’esprit très cultivé. He has a very cultivated mind. Février touchait à sa fin. February was coming to an end. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs. We began to smell the violets in the streets as we passed the cars pulled by the flower sellers in the morning.

Duroy vivait sans un nuage dans son ciel. Duroy lived without a cloud in his sky.

Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre glissée sous sa porte. One night, as he was returning, he found a letter slipped under his door. Il regarda le timbre et il vit « Cannes ». He looked at the stamp and he saw "Cannes". L’ayant ouverte, il lut : Having opened it, he read:

Cannes, villa Jolie. Cannes, villa Jolie.

« Cher monsieur et ami, vous m’avez dit, n’est-ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ? "Dear sir and friend, you told me, did you not, that I could count on you in everything? Eh bien, j’ai à vous demander un cruel service, c’est de venir m’assister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de Charles qui va mourir. Well, I have to ask you a cruel service, it is to come to assist me, not to leave me alone in the last moments of Charles who will die. Il ne passera peut-être pas la semaine, bien qu’il se lève encore, mais le médecin m’a prévenue. He may not spend the week, although he gets up again, but the doctor has warned me.

« Je n’ai plus la force ni le courage de voir cette agonie jour et nuit. "I no longer have the strength or the courage to see this agony day and night. Et je songe avec terreur aux derniers moments qui approchent. And I think with terror of the last moments that are approaching. Je ne puis demander une pareille chose qu’à vous, car mon mari n’a plus de famille. I can not ask for anything like you because my husband has no family left. Vous étiez son camarade ; il vous a ouvert la porte du journal. You were his comrade; he opened the door of the newspaper. Venez, je vous en supplie. Je n’ai personne à appeler.

« Croyez-moi votre camarade toute dévouée. "Believe me, your devoted comrade.

« MADELEINE FORESTIER. Un singulier sentiment entra comme un souffle d’air au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d’espace qui s’ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, j’irai. A singular feeling entered George's heart like a breath of air, a feeling of deliverance, of space opening before him, and he murmured: "I will certainly go. Ce pauvre Charles ! Ce que c’est que de nous, tout de même ! What is it about us, all the same! Le patron, à qui il communiqua la lettre de la jeune femme, donna en grognant son autorisation. The boss, to whom he communicated the letter of the young woman, grumbled his permission. Il répétait : He repeated:

« Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. "But come back soon, you are indispensable to us. Georges Duroy partit pour Cannes le lendemain par le rapide de sept heures, après avoir prévenu le ménage de Marelle par un télégramme. Georges Duroy left for Cannes the next day by the seven o'clock rapid, after having informed Marelle's household by a telegram.

Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du soir. He arrived the next day at about four o'clock in the evening.

Un commissionnaire le guida vers la villa Jolie, bâtie à mi-côte, dans cette forêt de sapins peuplée de maisons blanches, qui va du Cannet au golfe Juan. A commissioner guided him to Villa Jolie, built half-way up the pine forest with white houses, stretching from Cannet to the Gulf of Juan.

La maison était petite, basse, de style italien, au bord de la route qui monte en zigzag à travers les arbres, montrant à chaque détour d’admirables points de vue. The house was small, low, Italian-style, at the edge of the road that climbs zigzag through the trees, showing at every turn admirable points of view.

Le domestique ouvrit la porte et s’écria :

« Oh ! monsieur, madame vous attend avec bien de l’impatience. Duroy demanda :

« Comment va votre maître ?

– Oh ! pas bien, monsieur. Il n’en a pas pour longtemps. It won't be long now. Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse rose à dessins bleus. The living room where the young man entered was tense with pink persian with blue drawings. La fenêtre, large et haute, donnait sur la ville et sur la mer.

Duroy murmurait : « Bigre, c’est chic ici comme maison de campagne. Duroy murmured: "Bigre, it's chic here as a country house. Où diable prennent-ils tout cet argent-là ? Where on earth do they get all that money? Un bruit de robe le fit se retourner.

Mme Forestier lui tendait les deux mains : « Comme vous êtes gentil, comme c’est gentil d’être venu ! Mme Forestier held out both her hands to him: "How nice you are, how nice of you to come! » Et brusquement elle l’embrassa. Puis ils se regardèrent. Then they looked at each other.

Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours fraîche, et peut-être plus jolie encore avec son air plus délicat. Elle murmura :

« Il est terrible, voyez-vous, il se sait perdu et il me tyrannise atrocement. "He is terrible, you see, he knows he is lost and he tyrannizes me atrociously. Je lui ai annoncé votre arrivée. I announced him your arrival. Mais où est votre malle ? But where is your trunk? Duroy répondit :

« Je l’ai laissée au chemin de fer, ne sachant pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de descendre pour être près de vous. "I left it at the railway, not knowing which hotel you'd advise me to stay in to be near you. Elle hésita, puis reprit : She hesitated, then went on:

« Vous descendrez ici, dans la villa. "You'll get off here, in the villa. Votre chambre est prête, du reste. Your room is ready, by the way. Il peut mourir d’un moment à l’autre, et si cela arrivait la nuit, je serais seule. J’enverrai chercher votre bagage. I'll send for your luggage. Il s’inclina : He bowed:

« Comme vous voudrez. "As you wish.

– Maintenant, montons », dit-elle, - Now, let's get on, "she says,

Il la suivit.

Elle ouvrit une porte au premier étage, et Duroy aperçut auprès d’une fenêtre, assis dans un fauteuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil couchant, une espèce de cadavre qui le regardait. She opened a door on the second floor, and Duroy saw a sort of corpse staring out at him from a window, seated in an armchair and wrapped in blankets, livid under the red glare of the setting sun. Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que c’était son ami.

On sentait dans cette chambre la fièvre, la tisane, l’éther, le goudron, cette odeur innommable et lourde des appartements où respire un poitrinaire. Fever, herbal tea, ether, tar, that unnamable and heavy smell of the apartments where a breasts breathes were felt in this room.

Forestier souleva sa main d’un geste pénible et lent. Forestier raised his hand with a painful and slow gesture.

« Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te remercie. Duroy affecta de rire : « Te voir mourir ! ce ne serait pas un spectacle amusant, et je ne choisirais point cette occasion-là pour visiter Cannes. Je viens te dire bonjour et me reposer un peu. I come to say hello and rest a little. L’autre murmura : « Assieds-toi », et il baissa la tête comme enfoncé en des méditations désespérées. The other whispered, "Sit down," and he bowed his head as if depressed in desperate meditations.

Il respirait d’une façon rapide, essoufflée, et parfois poussait une sorte de gémissement, comme s’il eût voulu rappeler aux autres combien il était malade. He was breathing quickly, panting, and sometimes groaning, as if he wanted to remind others how sick he was.

Voyant qu’il ne parlait point, sa femme vint s’appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant l’horizon d’un coup de tête : « Regardez cela ! Seeing that he did not speak, his wife came to lean on the window, and she said, pointing to the horizon, "Look at this! Est-ce beau ? En face d’eux, la côte semée de villas descendait jusqu’à la ville qui était couchée le long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait la vieille cité surmontée d’un vieux beffroi, et ses pieds à gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles de Lérins. In front of them, the coast strewn with villas went down to the city which was lying along the semicircular shore, with its head to the right towards the jetty which dominated the old city surmounted by an old belfry, and his feet left at the tip of the Croisette, opposite the Lérins Islands. Elles avaient l’air, ces îles, de deux taches vertes, dans l’eau toute bleue. These islands looked like two green spots in the blue water. On eût dit qu’elles flottaient comme deux feuilles immenses, tant elles semblaient plates de là-haut. It seemed as if they floated like two huge leaves, so flat were they from above.

Et, tout au loin, fermant l’horizon de l’autre côté du golfe, au-dessus de la jetée et du beffroi, une longue suite de montagnes bleuâtres dessinait sur un ciel éclatant une ligne bizarre et charmante de sommets tantôt arrondis, tantôt crochus, tantôt pointus, et qui finissait par un grand mont en pyramide plongeant son pied dans la pleine mer.

Mme Forestier l’indiqua : « C’est l’Estérel. L’espace derrière les cimes sombres était rouge, d’un rouge sanglant et doré que l’œil ne pouvait soutenir. The space behind the dark peaks was red, bloody and gilded red that the eye could not sustain.

Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du jour. Duroy suffered in spite of himself the majesty of this end of the day.

Il murmura, ne trouvant point d’autre terme assez imagé pour exprimer son admiration : He murmured, finding no other image-like term to express his admiration:

« Oh ! oui, c’est épatant, ça ! yes, it's amazing, that! Forestier releva la tête vers sa femme et demanda : Forestier raised his head to his wife and asked:

« Donne-moi un peu d’air. Elle répondit :

« Prends garde, il est tard, le soleil se couche, tu vas encore attraper froid, et tu sais que ça ne te vaut rien dans ton état de santé. "Take care, it's late, the sun goes down, you're still going to catch cold, and you know it's not worth your health. Il fit de la main droite un geste fébrile et faible qui aurait voulu être un coup de poing et il murmura avec une grimace de colère, une grimace de mourant qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os : He made with his right hand a feverish and weak gesture that would have been a punch and he murmured with a grimace of anger, a dying grimace that showed the thinness of the lips, the thinness of the cheeks and the projection of all the bones :

« Je te dis que j’étouffe. "I tell you that I'm suffocating. Qu’est-ce que ça te fait que je meure un jour plus tôt ou un jour plus tard, puisque je suis foutu… » What does it matter if I die a day early or a day later, since I'm screwed up ... "

Elle ouvrit toute grande la fenêtre. She opened the window wide.

Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme une caresse. The breath that entered surprised all three like a caress. C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps nourrie déjà par les parfums des arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette côte. It was a soft breeze, warm, peaceful, a spring breeze already nourished by the scents of shrubs and heady flowers that grow on this coast. On y distinguait un goût puissant de résine et l’âcre saveur des eucalyptus. There was a strong taste of resin and the pungent taste of eucalyptus.

Forestier la buvait d’une haleine courte et fiévreuse. Forestier drank it with a short, feverish breath. Il crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fauteuil, et dit d’une voix basse, sifflante, rageuse : He clenched the fingernails of his hands on the arms of his chair, and said in a low, hissing, angry voice:

« Ferme la fenêtre. " Close the window. Cela me fait mal. It hurts me. J’aimerais mieux crever dans une cave. I would rather die in a cellar. Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis elle regarda au loin, le front contre la vitre. And his wife closed the window slowly, then she looked away, her forehead against the window.

Duroy, mal à l’aise, aurait voulu causer avec le malade, le rassurer. Duroy, ill at ease, would have liked to talk with the patient, to reassure him.

Mais il n’imaginait rien de propre à le réconforter. But he could not think of anything to comfort him.

Il balbutia : He stammered:

« Alors ça ne va pas mieux depuis que tu es ici ? "So it's not better since you've been here? L’autre haussa les épaules avec une impatience accablée : « Tu le vois bien. The other shrugged with impatient impatience: "You see it well. » Et il baissa de nouveau la tête. And he lowered his head again.

Duroy reprit :

« Sacristi, il fait rudement bon ici, comparativement à Paris. "Sacristi, he's pretty good here, compared to Paris. Là-bas on est encore en plein hiver. There we are still in the middle of winter. Il neige, il grêle, il pleut, et il fait sombre à allumer les lampes dès trois heures de l’après-midi. It snows, it hails, it rains, and it is dark to light the lamps as early as three o'clock in the afternoon. Forestier demanda : Forestier asked:

« Rien de nouveau au journal ? "Nothing new to the newspaper?

– Rien de nouveau. - Nothing new. On a pris pour te remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ; mais il n’est pas mûr. We have taken to replace you the little Lacrin who leaves the Voltaire; but he is not ripe. Il est temps que tu reviennes ! It's time for you to come back! Le malade balbutia : The patient stammered:

« Moi ? " Me ? J’irai faire de la chronique à six pieds sous terre maintenant. I'll go to the chronicle six feet underground now. L’idée fixe revenait comme un coup de cloche à propos de tout, reparaissait sans cesse dans chaque pensée, dans chaque phrase. The fixed idea came back like a bell about everything, reappeared constantly in every thought, in every sentence.

Il y eut un long silence ; un silence douloureux et profond. There was a long silence; a painful and profound silence. L’ardeur du couchant se calmait lentement ; et les montagnes devenaient noires sur le ciel rouge qui s’assombrissait. The ardor of the sunset slowly calmed down; and the mountains became black against the darkening red sky. Une ombre colorée, un commencement de nuit qui gardait des lueurs de brasier mourant, entrait dans la chambre, semblait teindre les meubles, les murs, les tentures, les coins avec des tons mêlés d’encre et de pourpre. A colored shadow, a beginning of night, which kept the glow of dying inferno, entered the room, seemed to dye the furniture, the walls, the hangings, the corners with tones mingled with ink and purple. La glace de la cheminée, reflétant l’horizon, avait l’air d’une plaque de sang. The mirror of the fireplace, reflecting the horizon, looked like a plate of blood.

Mme Forestier ne remuait point, toujours debout, le dos à l’appartement, le visage contre le carreau. Madame Forestier did not move, still standing, her back to the apartment, her face against the floor.

Et Forestier se mit à parler d’une voix saccadée, essoufflée, déchirante à entendre : And Forestier began to speak in a jerky voice, breathless, heartrending to hear:

« Combien est-ce que j’en verrai encore, de couchers de soleil ?… huit… dix… quinze ou vingt… peut-être trente, pas plus… Vous avez du temps, vous autres… moi, c’est fini… Et ça continuera… après moi, comme si j’étais là… » "How much will I see again, sunsets? ... eight ... ten ... fifteen or twenty ... maybe thirty, not more ... You have time, you ... me, it's over ... And it will continue ... after me, as if I were there ... "

Il demeura muet quelques minutes, puis reprit : He remained silent for a few minutes, then continued:

« Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours… C’est horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu’on manie… les verres… les assiettes… les lits où l’on se repose si bien… les voitures. "Everything I see reminds me that I will not see it in a few days ... It's horrible ... I will not see anything ... nothing that exists ... the smallest things we handle ... the glasses ... the plates ... the beds where you rest so well ... the cars. C’est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j’aimais tout çà. It's good to drive in the evening ... As I loved everything here. Il faisait avec les doigts de chaque main un mouvement nerveux et léger, comme s’il eût joué du piano sur les deux bras de son siège. He made with the fingers of each hand a nervous and light movement, as if he had played the piano on the two arms of his seat. Et chacun de ses silences était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu’il devait penser à d’épouvantables choses. And each of his silences was more painful than his words, so much did one feel that he had to think of terrible things.

Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant : And suddenly Duroy remembered what Norbert de Varenne said to him a few weeks before:

« Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser… Je la découvre partout. "Now, I see death so close that I often want to extend my arm to push it away ... I find it everywhere. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! The little beasts crushed on the roads, the falling leaves, the white hair seen in the beard of a friend, ravage my heart and cry to me: Here it is! Il n’avait pas compris, ce jour-là, maintenant il comprenait en regardant Forestier. He did not understand that day, now he understood by looking at Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. And an unknown, excruciating anguish entered him, as if he'd felt hideous death close at hand, on that armchair where that man was panting. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! He wanted to get up, leave, run away, go back to Paris right away! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu. if he had known, he would not have come.

La nuit maintenant s’était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. The night had now spread in the room like an early mourning that would have fallen on this moribund. Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.

Et Forestier demanda avec irritation :

« Eh bien, on n’apporte pas la lampe aujourd’hui ? "Well, do not we bring the lamp today? Voilà ce qu’on appelle soigner un malade. This is what is called treating a sick person. L’ombre du corps qui se découpait sur les carreaux disparut, et on entendit tinter un timbre électrique dans la maison sonore. The shadow of the body on the tiles disappeared, and an electric bell was heard clinking in the sound house.

Un domestique entra bientôt qui posa une lampe sur la cheminée. A servant soon entered and placed a lamp on the mantelpiece. Mme Forestier dit à son mari :

« Veux-tu te coucher, ou descendras-tu pour dîner ? Il murmura :

« Je descendrai. Et l’attente du repas les fit demeurer encore près d’une heure immobiles, tous les trois, prononçant seulement parfois un mot, un mot quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût du danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où rôdait la mort. And as they waited for their meal, the three of them remained motionless for almost another hour, uttering only the occasional word, a random, useless, banal word, as if there were some danger, some mysterious danger, in letting this silence last too long, in letting the mute air of this room, this room where death lurked, freeze.

Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. They did not speak, they ate noiselessly, then crumbled bread with their fingertips. Et le domestique faisait le service, marchait, allait et venait sans qu’on entendit ses pieds, car le bruit des semelles irritant Charles, l’homme était chaussé de savates. And the servant was doing the service, walking, walking, and coming without hearing his feet, for the sound of the soles irritating Charles, the man was wearing shoes. Seul le tic-tac dur d’une horloge de bois troublait le calme des murs de son mouvement mécanique et régulier.

Dès qu’on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une sorte d’écaille de lumière mouvante et douce. As soon as we'd finished eating, Duroy retired to his room, pretending to be tired, and, leaning against his window, he watched the full moon in the middle of the sky, like a huge lamp globe, casting its dry, veiled light on the white walls of the villas, and sowing a kind of soft, moving scale of light on the sea. Et il cherchait une raison pour s’en aller bien vite, inventant des ruses, des télégrammes qu’il allait recevoir, un appel de M. Walter. And he was looking for a reason to go very quickly, inventing ruses, telegrams he would receive, a call from Mr. Walter.

Mais ses résolutions de fuite lui parurent plus difficiles à réaliser, en s’éveillant le lendemain. But his flight resolutions seemed more difficult to achieve, waking up the next day. Mme Forestier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévouement. Madame Forestier would not allow herself to be taken to her addresses, and he would lose by his cowardice all the benefit of his devotion. Il se dit : « Bah ! c’est embêtant ; eh bien, tant pis, il y a des passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne sera peut-être pas long. it's annoying; well, never mind, there are unpleasant moments in life; and besides, it may not be for long. Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit jusqu’à la mer, trouvant qu’il serait assez tôt de voir Forestier dans la journée. It was a blue weather, that blue of the South that fills your heart with joy; and Duroy went down to the sea, finding that it would be early enough to see Forestier during the day.

Quand il rentra pour déjeuner, le domestique lui dit : When he returned for lunch, the servant said to him:

« Monsieur a déjà demandé monsieur deux ou trois fois. "Monsieur has already asked for Monsieur two or three times. Si monsieur veut monter chez monsieur. » Il monta. Forestier semblait dormir dans un fauteuil. Sa femme lisait, allongée sur le canapé.

Le malade releva la tête. Duroy demanda :

« Eh bien, comment vas-tu ? Tu m’as l’air gaillard ce matin. You look good this morning. L’autre murmura :

« Oui, ça va mieux, j’ai repris des forces. "Yes, I'm feeling better, I've regained my strength. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture. La jeune femme, dès qu’elle fut seule avec Duroy, lui dit :

« Voilà ! aujourd’hui il se croit sauvé. today he thinks he is saved. Il fait des projets depuis le matin. He has been doing projects since the morning. Nous allons tout à l’heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. We are going to the gulf Juan to buy faience for our Paris apartment. Il veut sortir à toute force, mais j’ai horriblement peur d’un accident. He wants to go out, but I'm horribly afraid of an accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route. It won't be able to withstand the jolts of the road. Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l’escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu’il aperçut la voiture, il voulut qu’on la découvrît. But as soon as he saw the car, he wanted to be discovered.

Sa femme résistait : His wife resisted:

« Tu vas prendre froid. "You'll catch cold. C’est de la folie. This is madness. Il s’obstina : He persisted:

« Non, je vais beaucoup mieux. "No, I'm much better. Je le sens bien. I feel it well. On passa d’abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d’Antibes, le long de la mer. We first passed through those shady paths which always go between two gardens, which make Cannes a kind of English park, then we reached the road to Antibes, along the sea.

Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué d’abord la villa du comte de Paris. Il en nommait d’autres. Il était gai, d’une gaieté voulue, factice et débile de condamné. He was gay, with a deliberate gaiety, dummy and moronic. Il levait le doigt, n’ayant point la force de tendre le bras. He raised his finger, not having the strength to stretch out his arm.

« Tiens, voici l’île Sainte-Marguerite et le château dont Bazaine s’est évadé. "Here, here is Sainte-Marguerite Island and the castle from which Bazaine escaped. Nous en a-t-on donné à garder avec cette affaire-là ! We have been given to keep with this case! Puis il eut des souvenirs de régiment ; il nomma des officiers qui leur rappelaient des histoires. Then he had regimental memories; he appointed officers who reminded them of stories. Mais, tout à coup, la route ayant tourné, on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village blanc dans le fond et la pointe d’Antibes à l’autre bout. But, suddenly, the road having turned, we discovered the entire Gulf of Juan with its white village in the background and the tip of Antibes at the other end.

Et Forestier, saisi soudain d’une joie enfantine, balbutia : And Forestier, suddenly seized with childlike joy, stammered:

« Ah ! "Ah! l’escadre, tu vas voir l’escadre ! the squadron, you will see the squadron! Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en effet, une demi-douzaine de gros navires qui ressemblaient à des rochers couverts de ramures. In the middle of the vast bay there were, in fact, half a dozen large ships resembling rocks covered with antlers. Ils étaient bizarres, difformes, énormes, avec des excroissances, des tours, des éperons s’enfonçant dans l’eau comme pour aller prendre racine sous la mer. They were bizarre, misshapen, huge, with growths, towers, spurs sinking into the water as if to take root under the sea.

On ne comprenait pas que cela pût se déplacer, remuer, tant ils semblaient lourds et attachés au fond. We did not understand that it could move, move, as they seemed heavy and attached to the bottom. Une batterie flottante, ronde, haute, en forme d’observatoire, ressemblait à ces phares qu’on bâtit sur des. A floating battery, round, high, in the form of an observatory, resembled those lighthouses that one builds on. écueils. pitfalls.

Et un grand trois-mâts passait auprès d’eux pour gagner le large, toutes ses voiles déployées, blanches et joyeuses. And a great three-master passed by them to reach the open sea, all his sails spread, white and joyful. Il était gracieux et joli auprès des monstres de guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accroupis sur l’eau. He was graceful and pretty with war monsters, iron monsters, nasty monsters squatting on the water.

Forestier s’efforçait de les reconnaître. Forestier strove to recognize them. Il nommait : «  Le Colbert ,  Le Suffren ,  L’Amiral-Duperré ,  Le Redoutable ,  La Dévastation  », puis il reprenait : « Non, je me trompe, c’est celui-là  La Dévastation . He named: "The Colbert, The Suffren, The Admiral Duperré, The Redoutable, The Devastation", then he continued: "No, I'm wrong, this is the Devastation. Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait : « Faïences d’art du golfe Juan », et la voiture ayant tourné autour d’un gazon s’arrêta devant la porte. They arrived in front of a kind of big pavilion, where they read: "Artillery of the Gulf of Juan," and the car turned around a lawn stopped at the door.

Forestier voulait acheter deux vases pour les poser sur sa bibliothèque. Forestier wanted to buy two vases to put on his library. Comme il ne pouvait guère descendre de voiture, on lui apportait les modèles l’un après l’autre. As he could hardly get out of the car, the models were brought to him one after the other. Il fut longtemps à choisir, consultant sa femme et Duroy : He had long to choose, consulting his wife and Duroy:

« Tu sais, c’est pour le meuble au fond de mon cabinet. "You know, it's for the furniture in the back of my closet. De mon fauteuil, j’ai cela sous les yeux tout le temps. From my chair, I have this in front of me all the time. Je tiens à une forme ancienne, à une forme grecque. I want an old form, a Greek form. Il examinait les échantillons, s’en faisait apporter d’autres, reprenait les premiers. He examined the samples, had others brought, and took the first ones. Enfin, il se décida ; et ayant payé, il exigea que l’expédition fût faite tout de suite. Finally, he decided; and having paid, he demanded that the expedition be made immediately.

« Je retourne à Paris dans quelques jours », disait-il. "I'm going back to Paris in a few days," he said.

Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d’air froid les frappa soudain glissé dans le pli d’un vallon, et le malade se mit à tousser. They returned, but along the gulf a current of cold air suddenly struck them into the fold of a valley, and the sick man began to cough.

Ce ne fut rien d’abord, une petite crise ; mais elle grandit, devint une quinte ininterrompue, puis une sorte de hoquet, un râle. It was nothing at first, a little crisis; but she grew up, became an uninterrupted quint, then a sort of hiccup, a rattle.

Forestier suffoquait, et chaque fois qu’il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Forestier was suffocating, and every time he tried to breathe, his throat was torn from his chest. Rien ne la calmait, rien ne l’apaisait. Nothing calmed her, nothing calmed her. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons. He had to carry the pram to his room, and Duroy, who was holding his legs, felt the jerking of his feet, at each convulsion of his lungs.

La chaleur du lit n’arrêta point l’accès qui dura jusqu’à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux. The heat of the bed did not stop the access, which lasted until midnight; then the narcotics finally numbed the dead spasms of the cough. Et le malade demeura jusqu’au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts. And the patient remained until day, sitting in bed, his eyes open.

Les premières paroles qu’il prononça furent pour demander le barbier, car il tenait à être rasé chaque matin. The first words he uttered were to ask the barber, because he wanted to be shaved every morning. Il se leva pour cette opération de toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d’une façon si courte, si dure, si pénible, que Mme Forestier, épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le prier d’aller chercher le médecin. He got up for this toilet operation; but he had to go back to bed at once, and he began to breathe so short, so hard, so painful, that Madame Forestier, terrified, had Duroy, who had just gone to bed, awake, to beg him to go and fetch him. doctor.

Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; mais comme le journaliste le reconduisait pour lui demander son avis : He brought back almost immediately Dr. Gavaut, who prescribed a beverage and gave some advice; but as the journalist brought him back to ask his opinion:

« C’est l’agonie, dit-il. "It's agony," he says. Il sera mort demain matin. He will be dead tomorrow morning. Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez chercher un prêtre. Warn this poor young woman and send for a priest. Moi, je n’ai plus rien à faire. I do not have anything to do anymore. Je me tiens cependant entièrement à votre disposition. I am, however, entirely at your disposal. Duroy fit appeler Mme Forestier : Duroy sent for Madame Forestier:

« Il va mourir. " He will die. Le docteur conseille d’envoyer chercher un prêtre. The doctor advises to send for a priest. Que voulez-vous faire ? What do you want to do ? Elle hésita longtemps, puis, d’une voix lente, ayant tout calculé : She hesitated a long time, then, in a slow voice, having calculated everything:

« Oui, ça vaut mieux… sous bien des rapports… Je vais le préparer, lui dire que le curé désire le voir… Je ne sais quoi, enfin. "Yes, it's better ... in many ways ... I'll prepare, tell him that the priest wants to see ... I do not know what, finally. Vous seriez bien gentil, vous, d’aller m’en chercher un, un curé, et de le choisir. You would be very nice, you, to go and get me one, a priest, and choose it. Prenez-en un qui ne nous fasse pas trop de simagrées. Take one that does not make us too fussed. Tâchez qu’il se contente de la confession, et nous tienne quittes du reste. Try to be satisfied with the confession, and take care of the rest. Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la situation. The young man brought back an old complacent ecclesiastic who was ready for the situation. Dès qu’il fut entré chez l’agonisant, Mme Forestier sortit, et s’assit, avec Duroy, dans la pièce voisine. As soon as he entered the dying woman, Madame Forestier went out, and sat down with Duroy in the next room.

« Ça l’a bouleversé, dit-elle. "It upset him," she said. Quand j’ai parlé d’un prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable comme… comme s’il avait senti… senti… un souffle… vous savez… Il a compris que c’était fini, enfin, et qu’il fallait compter les heures… » When I spoke of a priest, his face took a terrible expression like ... as if he felt ... felt ... a breath ... you know ... He understood that it was over, finally, and that it was necessary count the hours ... "

Elle était fort pâle. Elle reprit :

« Je n’oublierai jamais l’expression de son visage. "I will never forget the expression on his face. Certes, il a vu la mort à ce moment-là. Surely, he saw death at that time. Il l’a vue… »

Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu haut, étant un peu sourd, et qui disait : They heard the priest, who spoke a little loudly, being a little deaf, and said:

« Mais non, mais non, vous n’êtes pas si bas que ça. Vous êtes malade, mais nullement en danger. Et la preuve c’est que je viens en ami, en voisin. And the proof is that I come as a friend, as a neighbor. Ils ne distinguèrent pas ce que répondit Forestier. They did not distinguish what Forestier said. Le vieillard reprit :

« Non, je ne vous ferai pas communier. "No, I will not let you communicate. Nous causerons de ça quand vous irez bien. We'll talk about that when you're fine. Si vous voulez profiter de ma visite pour vous confesser par exemple, je ne demande pas mieux. If you want to enjoy my visit to confess for example, I do not ask for better. Je suis un pasteur, moi, je saisis toutes les occasions pour ramener mes brebis. I am a pastor, I take every opportunity to bring back my sheep. Un long silence suivit. A long silence followed. Forestier devait parler de sa voix haletante et sans timbre. Forestier had to speak in his breathless, timeless voice.

Puis tout d’un coup, le prêtre prononça, d’un ton différent, d’un ton d’officiant à l’autel : Then all of a sudden, the priest pronounced, in a different tone, an officiating tone at the altar:

« La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor, mon enfant. "The mercy of God is infinite, recite the Confiteor, my child. – Vous l’avez peut-être oublié, je vais vous aider. - You may have forgotten, I'll help you. – Répétez avec moi :  Confiteor Deo omnipotenti… Beatae Mariae semper virgini … » - Repeat with me: Confiteor Deo omnipotenti ... Beatae Mariae semper virgini ... »

Il s’arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. He stopped from time to time to allow the moribund to catch up with him. Puis il dit : Then he says:

« Maintenant, confessez-vous… » "Now, confess ..."

La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis par un trouble singulier, émus d’une attente anxieuse. The young woman and Duroy no longer stirred, seized by a singular disturbance, moved by anxious expectation.

Le malade avait murmuré quelque chose. The patient had murmured something. Le prêtre répéta : The priest repeated:

« Vous avez eu des complaisances coupables… de quelle nature, mon enfant ? "You had guilty complacency ... what kind of child? La jeune femme se leva, et dit simplement : The young woman stood up, and simply said:

« Descendons un peu au jardin. "Let's go down a bit to the garden. Il ne faut pas écouter ses secrets. Do not listen to his secrets. Et ils allèrent s’asseoir sur un banc, devant la porte, au-dessous d’un rosier fleuri, et derrière une corbeille d’œillets qui répandait dans l’air pur son parfum puissant et doux. And they went and sat down on a bench, in front of the door, under a blooming rosebush, and behind a basket of carnations, which poured its sweet and powerful perfume into the pure air.

Duroy après quelques minutes de silence, demanda : Duroy after a few minutes of silence, asked:

« Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris ? "Will you be slow to return to Paris? Elle répondit :

« Oh ! non. Dès que tout sera fini je reviendrai. As soon as everything is finished I will come back.

– Dans une dizaine de jours ? - In ten days?

– Oui, au plus. - Yes, at most. Il reprit : He continued:

« Il n’a donc aucun parent ? "So he has no parents?

– Aucun, sauf des cousins. - None, except cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune. His father and mother died as he was very young. Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie sur les œillets, allant de l’un à l’autre avec une rapide palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement quand il s’était posé sur la fleur. They both looked at a butterfly picking its life out of the carnations, going from one to the other with a quick palpitation of the wings that continued to beat slowly as it landed on the flower. Et ils restèrent longtemps silencieux. And they remained silent for a long time.

Le domestique vint les prévenir que « M. le curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.

Forestier semblait avoir encore maigri depuis la veille. Forestier seemed to have lost even more weight since the day before.

Le prêtre lui tenait la main.

« Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin. Et il s’en alla.

Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya :

« Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas… » save me ... Say what to do, go get the doctor ... I'll take whatever you want ... I do not want ... I do not want ... "

Il pleurait. He was crying. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.

Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps. Then his hands fell back on the bed and began a steady, slow and steady movement, as if to collect something on the sheets.

Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait : His wife, who also began to cry, stammered:

« Mais non, ce n’est rien. C’est une crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier avec cette promenade. L’haleine de Forestier était plus rapide que celle d’un chien qui vient de courir, si pressée qu’on ne la pouvait point compter, et si faible qu’on l’entendait à peine. Forestier's breath was quicker than a dog's when it's running, so hurried you couldn't count it, and so weak you could hardly hear it.

Il répétait toujours :

« Je ne veux pas mourir !… Oh ! mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu… qu’est-ce qui va m’arriver ? Je ne verrai plus rien… plus rien… jamais… Oh ! I will not see anything ... nothing ... ever ... Oh! mon Dieu ! Il regardait devant lui quelque chose d’invisible pour les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient l’épouvante. He looked before him something invisible to the others and hideous, whose fixed eyes reflected terror. Ses deux mains continuaient ensemble leur geste horrible et fatigant.

Soudain il tressaillit d’un frisson brusque qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps et il balbutia :

« Le cimetière… moi… mon Dieu !… » "The graveyard ... me ... my God! ..."

Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.

Le temps passait ; midi sonna à l’horloge d’un couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour aller manger un peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier refusa de rien prendre. Mme Forestier refused to take anything. Le malade n’avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme pour le ramener vers sa face. He was still dragging his thin fingers on the sheet as if to bring it back to his face.

La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied du lit. The young woman was sitting in an armchair at the foot of the bed. Duroy en prit un autre à côté d’elle, et ils attendirent en silence.

Une garde était venue, envoyée par le médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre. A guard had come, sent by the doctor; she was dozing by the window.

Duroy lui-même commençait à s’assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Duroy himself was getting drowsy when he felt like something was happening. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s’éteignent. He opened his eyes just in time to see Forestier close his eyes like two lights going out. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. A small hiccup waved the dying man's throat, and two streams of blood appeared at the corners of his mouth, then ran down his shirt. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. His hands stopped their hideous walk. Il avait fini de respirer. He had finished breathing.

Sa femme comprit, et, poussant une sorte de cri, elle s’abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. His wife understood, and, uttering a sort of cry, she fell on her knees, sobbing in the sheet. Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de la croix. George, startled and bewildered, mechanically made the sign of the cross. La garde, s’étant réveillée, s’approcha du lit : « Ça y est », dit-elle. The guard, having woken up, approached the bed, "That's it," she said. Et Duroy qui reprenait son sang-froid murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a été moins long que je n’aurais cru. And Duroy, recovering his composure, murmured, with a sigh of deliverance, "It has been less long than I thought. Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les premières larmes versées, on s’occupa de tous les soins et de toutes les démarches que réclame un mort. When the first astonishment was dispelled, after the first tears shed, all the care and all the steps required by a dead man were taken care of. Duroy courut jusqu’à la nuit. Duroy ran to the night.

Il avait grand-faim en rentrant. Mme Forestier mangea quelque peu, puis ils s’installèrent tous deux dans la chambre funèbre pour veiller le corps. Madame Forestier ate a little, then they both settled in the funeral chamber to watch over the body.

Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à côté d’une assiette où trempait une branche de mimosa dans un peu d’eau, car on n’avait point trouvé le rameau de buis nécessaire. Two candles were burning on the bedside table beside a plate in which a branch of mimosa dipped in a little water, for no one had found the twig of boxwood necessary.

Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune femme, auprès de lui, qui n’était plus. Ils demeuraient sans parler, pensant et le regardant. They remained without speaking, thinking and looking at him.

Mais Georges, que l’ombre inquiétait auprès de ce cadavre, le contemplait obstinément. But Georges, who was troubled by the shadow near the corpse, gazed at him stubbornly. Son œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lumière vacillante faisait paraître encore plus creux, restaient fixes sur lui. His eye and mind, fascinated by that emaciated face that the flickering light made even more hollow, remained fixed on him. C’était là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier encore ! Quelle chose étrange et épouvantable que cette fin complète d’un être ! What a strange and dreadful thing is this complete end of a being! Oh ! il se les rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne hanté par la peur de la mort. he remembered them now the words of Norbert de Varenne haunted by the fear of death. – « Jamais un être ne revient. - "Never a being comes back. » Il en naîtrait des millions et des milliards, à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-ci reparût, qui était couché dans ce lit. There would be millions and billions of them, almost the same, with eyes, a nose, a mouth, a skull, and within a thought, without this one ever reappearing, who was lying in that bed.

Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie ! quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun s’anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. And yet each one carries in itself the feverish and unrealizable desire of eternity, each one is a kind of universe in the universe, and each one is soon completely annihilated in the manure of the new germs. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime, puis meurt pour se transformer. Plants, animals, men, stars, worlds, everything comes alive, then dies to transform itself. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète !

Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l’âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. A confused, overwhelming, overwhelming terror weighed on Duroy's soul, the terror of that unlimited, inevitable nothingness, indefinitely destroying all the lives so quick and so miserable. Il courbait déjà le front sous sa menace. He was already bending his forehead under his threat. Il pensait aux mouches qui vivent quelques heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques siècles. He thought of flies that live a few hours, animals that live a few days, men who live a few years, land that live a few centuries. Quelle différence donc entre les uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà tout. A few more auroras, that's all.

Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre. He turned his eyes away from looking at the corpse.

Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu’une sensation douce comme le toucher d’une espérance passa dans le cœur du jeune homme. Her fair hair was so pretty on her sad face that a sensation as soft as the touch of hope passed through the young man's heart. Pourquoi se désoler quand il avait encore tant d’années devant lui ? Why grieve when he still had so many years ahead of him?

Et il se mit à la contempler. And he began to contemplate it. Elle ne le voyait point, perdue dans sa méditation. Il se disait : « Voilà pourtant la seule chose de la vie : l’amour ! tenir dans ses bras une femme aimée ! Là est la limite du bonheur humain. Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette compagne intelligente et charmante. How lucky he had been, this dead man, to meet this intelligent and charming companion. Comment s’étaient-ils connus ? How did they know each other? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce garçon médiocre et pauvre ? How had she consented to marry this mediocre and poor boy? Comment avait-elle fini par en faire quelqu’un ? How did she end up making someone?

Alors il songea à tous les mystères cachés dans les existences. Then he thought of all the mysteries hidden in existence. Il se rappela ce qu’on chuchotait du comte de Vaudrec qui l’avait dotée et mariée, disait-on. He remembered what was whispered about the Count de Vaudrec, who had endowed and married him, it was said.

Qu’allait-elle faire maintenant ? What would she do now? Qui épouserait-elle ? Who would she marry? Un député, comme le pensait Mme de Marelle, ou quelque gaillard d’avenir, un Forestier supérieur ? A deputy, as Madame de Marelle thought, or some future fellow, a superior Forester? Avait-elle des projets, des plans, des idées arrêtées ? Did she have any projects, any plans, any definite ideas? Comme il eût désiré savoir cela ! How he wished he'd known that! Mais pourquoi ce souci de ce qu’elle ferait ? But why worry about what she would do? Il se le demanda, et s’aperçut que son inquiétude venait d’une de ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et qu’on ne découvre qu’en allant fouiller au fond de soi. He asked, and realized that his anxiety came from one of those confused, secret ulterior motives, that one hides to oneself and that one discovers only by going to delve deep inside oneself.

Oui, pourquoi n’essaierait-il pas lui-même cette conquête ? Yes, why would not he try this conquest himself? Comme il serait fort avec elle, et redoutable ! How strong he would be with her, and how formidable! Comme il pourrait aller vite et loin, et sûrement ! How he could go fast and far, and surely!

Et pourquoi ne réussirait-il pas ? And why would not he succeed? Il sentait bien qu’il lui plaisait, qu’elle avait pour lui plus que de la sympathie, une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d’une séduction réciproque que d’une sorte de complicité muette. He felt that he liked her, that for him he had more than sympathy, one of those affections which spring up between two similar natures, and which are as much a mutual seduction as a sort of mute complicity.

Elle le savait intelligent, résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en lui. She knew it to be intelligent, resolute, tenacious; she could trust him.

Ne l’avait-elle pas fait venir en cette circonstance si grave ? Had she not brought her on this serious occasion? Et pourquoi l’avait-elle appelé ? And why did she call him? Ne devait-il pas voir là une sorte de choix, une sorte d’aveu, une sorte de désignation ? Should not he see there a sort of choice, a kind of confession, a kind of designation? Si elle avait pensé à lui, juste à ce moment où elle allait devenir veuve, c’est que, peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son compagnon, son allié ? If she had thought of him, just at that moment when she was going to become a widow, it was because, perhaps, she had thought of him who would become again her companion, her ally?

Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l’interroger, de connaître ses intentions. And an impatient desire seized him to know, to interrogate him, to know his intentions. Il devait repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette jeune femme dans cette maison. He was to leave the day after tomorrow, unable to remain alone with this young woman in this house. Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser revenir, céder aux sollicitations d’un autre peut-être, et s’engager sans retour. So it was necessary to hasten, it was necessary, before returning to Paris, to surprise with address, with delicacy, its projects, and not to let it return, yield to the solicitations of another perhaps, and engage without return.

Le silence de la chambre était profond ; on n’entendait que le balancier de la pendule qui battait sur la cheminée son tic-tac métallique et régulier.

Il murmura :

« Vous devez être bien fatiguée ? "You must be very tired? Elle répondit :

« Oui, mais je suis surtout accablée. "Yes, but I'm mostly overwhelmed. Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement dans cet appartement sinistre. The sound of their voices astonished them, ringing strangely in this sinister apartment. Et ils regardèrent soudain le visage du mort, comme s’ils se fussent attendus à le voir remuer, à l’entendre leur parler, ainsi qu’il faisait, quelques heures plus tôt. And suddenly they looked at the dead man's face, as if they had expected him to move, to hear him speak to them, as he had done a few hours earlier.

Duroy reprit :

« Oh ! c’est un gros coup pour vous, et un changement si complet dans votre vie, un vrai bouleversement du cœur et de l’existence entière. it's a big blow for you, and such a complete change in your life, a real upheaval of the heart and of your whole existence. Elle soupira longuement sans répondre.

Il continua :

« C’est si triste pour une jeune femme de se trouver seule comme vous allez l’être. Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia : He stammered:

« Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu entre nous. "In any case, you know the pact between us. Vous pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous appartiens. I belong to you Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de ces regards mélancoliques et doux qui remuent en nous jusqu’aux moelles des os. She held out her hand, casting on him one of those melancholy and sweet glances that move us to the marrow of the bones.

« Merci, vous êtes bon, excellent. Si j’osais et si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais aussi : Comptez sur moi. If I dared and if I could do anything for you, I would say: Count on me. Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, avec une envie ardente de la baiser. He had taken the offered hand and he kept it, squeezing it, with a burning desire to kiss it. Il s’y décida enfin, et l’approchant lentement de sa bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres. At last he decided to do so, and slowly bringing it up to his mouth, he held the thin, slightly warm, feverish, fragrant skin against his lips for a long time.

Puis quand il sentit que cette caresse d’ami allait devenir trop prolongée, il sut laisser retomber la petite main. Then, when he sensed that this friendly caress was about to become too prolonged, he knew to let the little hand drop. Elle s’en revint mollement sur le genou de la jeune femme qui prononça gravement : She came back limply on the knee of the young woman who spoke gravely:

« Oui, je vais être bien seule, mais je m’efforcerai d’être courageuse. "Yes, I will be very lonely, but I will strive to be brave. Il ne savait comment lui laisser comprendre qu’il serait heureux, bien heureux, de l’avoir pour femme à son tour. He did not know how to let him understand that he would be happy, very happy, to have her as a wife in his turn. Certes il ne pouvait pas le lui dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps ; cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une de ces phrases ambiguës, convenables et compliquées, qui ont des sens cachés sous les mots, et qui expriment tout ce qu’on veut par leurs réticences calculées. Certainly he couldn't tell her, at that hour, in that place, in front of that body; however, he could, it seemed to him, come up with one of those ambiguous phrases, suitable and complicated, which have meanings hidden beneath the words, and which express everything one wants through their calculated reticence.

Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide, étendu devant eux, et qu’il sentait entre eux. But the corpse bothered him, the rigid corpse, stretched out in front of them, and which he felt between them. Depuis quelque temps d’ailleurs il croyait saisir dans l’air enfermé de la pièce une odeur suspecte, une haleine pourrie, venue de cette poitrine décomposée, le premier souffle de charogne que les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux parents qui les veillent, souffle horrible dont ils emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil. For some time, moreover, he had thought to seize in the closed air of the room a suspicious smell, a rotten breath, coming from this decomposed chest, the first breath of carrion that the dead dead lying in their bed throw at the parents who watch them. a horrible breath of which they soon fill the hollow box of their coffin.

Duroy demanda : Duroy asked:

« Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre ? "Could not we open the window a little? Il me semble que l’air est corrompu. It seems to me that the air is corrupt. Elle répondit : She replied:

« Mais oui. Je venais aussi de m’en apercevoir. I had just noticed it. Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit. He went to the window and opened it. Toute la fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la flamme des deux bougies allumées auprès du lit. All the fragrant freshness of the night entered, disturbing the flame of the two candles lit by the bed. La lune répandait, comme l’autre soir, sa lumière abondante et calme sur les murs blancs des villas et sur la grande nappe luisante de la mer. The moon, like the other evening, shed its abundant and calm light on the white walls of the villas and on the great shining sheet of the sea. Duroy, respirant à pleins poumons, se sentit brusquement assailli d’espérances, comme soulevé par l’approche frémissante du bonheur. Duroy, breathing deeply, suddenly felt assailed with hopes, as if lifted by the simmering approach of happiness.

Il se retourna.

« Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, il fait un temps admirable. Come and get some fresh air," he says, "the weather is wonderful. Elle s’en vint tranquillement et s’accouda près de lui. She came quietly and leaned close to him.

Alors il murmura, à voix basse : Then he whispered, in a low voice:

« Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je veux vous dire. "Listen to me, and understand what I want to say to you. Ne vous indignez pas, surtout, de ce que je vous parle d’une pareille chose en un semblable moment, mais je vous quitterai après-demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera peut-être trop tard. Do not be angry, especially, for what I tell you of such a thing at such a moment, but I will leave you the day after tomorrow, and when you return to Paris it may be too late. Voilà… Je ne suis qu’un pauvre diable sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. Well... I'm just a poor devil with no fortune and a position to make, as you know. Mais j’ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en route, en bonne route. But I have the will, some intelligence to what I believe, and I'm on my way, on the road. Avec un homme arrivé on sait ce qu’on prend ; avec un homme qui commence on ne sait pas où il ira. With a man arrived we know what we are taking; with a man who starts we do not know where he will go. Tant pis, ou tant mieux. Too bad, or all the better. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon rêve le plus cher aurait été d’épouser une femme comme vous. Finally, I told you one day, in your home, that my dearest dream would have been to marry a woman like you. Je vous répète aujourd’hui ce désir. Ne me répondez pas. Laissez-moi continuer. Ce n’est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant la rendraient odieuse. The place and the moment would make it odious. Je tiens seulement à ne point vous laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d’un mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à votre gré, que mon cœur et ma personne sont à vous. I just do not want to let you know that you can make me happy with a word, that you can make me a fraternal friend, or even a husband, at your pleasure, that my heart and my person are yours. Je ne veux pas que vous me répondiez maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de cela, ici. I do not want you to answer me now; I do not want us to talk about that here anymore. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. When we meet again in Paris, you will make me understand what you have resolved. Jusque-là plus un mot, n’est-ce pas ? Until then, not a word, right? Il avait débité cela sans la regarder, comme s’il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle semblait n’avoir point entendu, tant elle était demeurée immobile, regardant aussi devant elle, d’un œil fixe et vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune. And she seemed not to have heard, so still had she remained motionless, looking also in front of her, with a fixed and vague eye, the great pale landscape illuminated by the moon.

Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude contre coude, silencieux et méditant. They remained side by side for a long time, elbow to elbow, silent and meditative.

Puis elle murmura :

« Il fait un peu froid », et, s’étant retournée, elle revint vers le lit. "It's a bit cold," and, having turned around, she returned to the bed. Il la suivit.

Lorsqu’il s’approcha, il reconnut que vraiment Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son fauteuil, car il n’aurait pu supporter longtemps cette odeur de pourriture. When he approached, he recognized that Forestier was really beginning to smell, and he moved his armchair away, for he couldn't have borne the rotten smell for long. Il dit :

« Il faudra le mettre en bière dès le matin. "It will be necessary to put it in beer in the morning. Elle répondit :

« Oui, oui, c’est entendu ; le menuisier viendra vers huit heures. "Yes, yes, that's understood; the carpenter will come around eight o'clock. Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! And Duroy sighing: "Poor boy! » elle poussa à son tour un long soupir de résignation navrée. She, in her turn, uttered a long sigh of broken resignation.

Ils le regardaient moins souvent, accoutumés déjà à l’idée de cette mort, commençant à consentir mentalement à cette disparition qui, tout à l’heure encore, les révoltait et les indignait, eux qui étaient mortels aussi. They looked at him less often, already accustomed to the idea of this death, beginning to mentally consent to this disappearance which, just now, revolted and outraged them, they who were mortal too.

Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d’une façon convenable, sans dormir. They no longer spoke, continuing to watch in a proper way, without sleeping. Mais, vers minuit, Duroy s’assoupit le premier. But around midnight, Duroy fell asleep first. Quand il se réveilla, il vit que Mme Forestier sommeillait également, et ayant pris une posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! When he woke up, he saw that Madame Forestier was also sleeping, and having taken a more comfortable stance, he closed his eyes again, grumbling: "Sacristi! on est mieux dans ses draps, tout de même. we are better off in our sheets, all the same. Un bruit soudain le fit tressauter. A sudden noise made him jump. La garde entrait. The guard entered. Il faisait grand jour. It was broad daylight. La jeune femme, sur le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui. The young woman on the armchair opposite, seemed as surprised as him. Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette nuit passée sur un siège. She was a little pale, but still pretty, cool, kind, despite that night spent on a seat.

Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et s’écria : « Oh ! Then, having looked at the corpse, Duroy shuddered and exclaimed, "Oh! sa barbe ! his beard ! » Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décomposait, comme elle poussait en quelques jours sur la face d’un vivant. She had pushed this beard in a few hours on this decomposing flesh, as it grew in a few days on the face of a living being. Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, devant une des choses anormales, effrayantes qui bouleversent et confondent l’intelligence. And they remained aghast at this life that continued on this dead man, as if faced with a dreadful prodigy, a supernatural threat of resurrection, one of those abnormal, frightening things that overwhelm and confound the intellect.

Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer jusqu’à onze heures. Puis ils mirent Charles au cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés, rassérénés. Then they put Charles in the coffin, and they immediately felt lightened and refreshed. Ils s’assirent en face l’un de l’autre pour déjeuner avec une envie éveillée de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans la vie, puisqu’ils en avaient fini avec la mort. They sat facing each other for lunch with a waking desire to speak of consoling things, more gay, to return to life, since they had finished with death.

Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la corbeille d’œillets fleurie devant la porte. Through the window, wide open, the soft warmth of spring entered, bringing the perfumed breath of the basket of carnation flowers in front of the door.

Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour du petit gazon en respirant avec délices l’air tiède plein de l’odeur des sapins et des eucalyptus. Madame Forestier proposed to Duroy to take a walk in the garden, and they began to walk slowly around the little turf, breathing with delight the tepid air full of the smell of fir and eucalyptus.

Et tout à coup, elle lui parla, sans tourner la tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit, là-haut. And suddenly, she spoke to him, without turning her head towards him, as he had done during the night, up there. Elle prononçait les mots lentement, d’une voix basse et sérieuse :

« Écoutez, mon cher ami, j’ai bien réfléchi… déjà… à ce que vous m’avez proposé, et je ne veux pas vous laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous dirai, d’ailleurs, ni oui ni non. I will not tell you, by the way, neither yes nor no. Nous attendrons, nous verrons, nous nous connaîtrons mieux. We will wait, we will see, we will know each other better. Réfléchissez beaucoup de votre côté. Think a lot on your side. N’obéissez pas à un entraînement trop facile. Do not obey a training too easy. Mais, si je vous parle de cela, avant même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa tombe, c’est qu’il importe, après ce que vous m’avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que vous m’avez exprimée, si vous n’êtes pas d’un… d’un… caractère à me comprendre et à me supporter. But if I speak to you about this, even before poor Charles has descended into his grave, it is important that, after what you have told me, you should know who I am, so as not to to feed the thought that you have expressed to me longer, if you are not of a ... character ... to understand me and to support me.

« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. Marriage for me is not a chain, but an association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. I mean to be free, completely free from my actions, my steps, my outings, always. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. I could not tolerate control, jealousy, or discussion of my behavior. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. I would undertake, of course, never to compromise the name of the man I would have married, never to render him hateful or ridiculous. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. But it would also be necessary for this man to commit himself to seeing me as an equal, an ally, and not a subordinate nor an obedient and submissive wife. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà.

« J’ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce serait inutile et inconvenant. "I also add: Do not answer me, it would be useless and unbecoming. Nous nous reverrons et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus tard. We'll see each other again, and maybe we'll talk about it later.

« Maintenant, allez faire un tour. Moi je retourne près de lui. À ce soir. Il lui baisa longuement la main et s’en alla sans prononcer un mot. He kissed her hand for a long time and left without saying a word.

Le soir, ils ne se virent qu’à l’heure du dîner. In the evening, they saw each other only at dinnertime. Puis ils montèrent à leurs chambres, étant tous deux brisés de fatigue. Then they went up to their rooms, both of them tired.

Charles Forestier fut enterré le lendemain, sans aucune pompe, dans le cimetière de Cannes. Charles Forestier was buried the next day, without any pomp, in the cemetery of Cannes. Et Georges Duroy voulut prendre le rapide de Paris qui passe à une heure et demie.

Mme Forestier l’avait conduit à la gare. Ils se promenaient tranquillement sur le quai, en attendant l’heure du départ, et parlaient de choses indifférentes.

Le train arriva, très court, un vrai rapide, n’ayant que cinq wagons.

Le journaliste choisit sa place, puis redescendit pour causer encore quelques instants avec elle, saisi soudain d’une tristesse, d’un chagrin, d’un regret violent de la quitter, comme s’il allait la perdre pour toujours. The journalist chose his seat, then went back down to chat with her for a few more moments, suddenly seized by a sadness, a sorrow, a violent regret at leaving her, as if he were going to lose her forever.

Un employé criait : « Marseille, Lyon, Paris, en voiture ! » Duroy monta, puis s’accouda à la portière pour lui dire encore quelques mots. "Duroy climbed in, then leaned against the door to say a few more words. La locomotive siffla et le convoi doucement se mit en marche. The locomotive whistled and the convoy slowly began to move.

Le jeune homme, penché hors du wagon, regardait la jeune femme immobile sur le quai et dont le regard le suivait. The young man, leaning out of the carriage, looked at the young woman motionless on the platform, whose gaze followed him. Et soudain, comme il allait la perdre de vue, il prit avec ses deux mains un baiser sur sa bouche pour le jeter vers elle.

Elle le lui renvoya d’un geste plus discret, hésitant, ébauché seulement. She returned it to him with a gesture more discreet, hesitating, sketched only.