Bel Ami - Partie 1 Chapitre 5.2
5.2
Elle, tremblante, apeurée et ravie, se mettait à boire le jus rouge des fruits, à petits coups, en regardant autour d'elle d'un œil inquiet et allumé. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque goutte du liquide brûlant et poivré descendant en sa gorge lui procurait un plaisir âcre, la joie d'une jouissance scélérate et défendue.
Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et ils partaient. Elle filait vivement, la tête basse, d'un pas menu, d'un pas d'actrice qui quitte la scène, entre les buveurs accoudés aux tables qui la regardaient passer d'un air soupçonneux et mécontent ; et quand elle avait franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme si elle venait d'échapper à quelque danger terrible.
Quelquefois elle demandait à Duroy, en frissonnant :
« Si on m'injuriait dans ces endroits-là, qu'est-ce que tu ferais ? Il répondait d'un ton crâne :
« Je te défendrais, parbleu ! Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus peut-être d'être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre pour elle, même ces hommes-là, avec son bien-aimé.
Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois par semaine, commençaient à fatiguer Duroy, qui avait grand mal d'ailleurs, depuis quelque temps, à se procurer le demi-louis qu'il lui fallait pour payer la voiture et les consommations.
Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus de peine qu'aux jours où il était employé du Nord, car, ayant dépensé largement, sans compter, pendant ses premiers mois de journalisme, avec l'espoir constant de gagner de grosses sommes le lendemain, il avait épuisé toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer de l'argent.
Un procédé fort simple, celui d'emprunter à la caisse, s'était trouvé bien vite usé, et il devait déjà au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs à Forestier, trois cents francs à Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il était rongé par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.
Saint-Potin, consulté sur les méthodes à employer pour trouver encore cent francs, n'avait découvert aucun expédient, bien qu'il fût un homme d'invention ; et Duroy s'exaspérait de cette misère, plus sensible maintenant qu'autrefois, parce qu'il avait plus de besoins. Une colère sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait à tout propos, à tout moment, pour les causes les plus futiles.
Il se demandait parfois comment il avait fait pour dépenser une moyenne de mille livres par mois, sans aucun excès ni aucune fantaisie ; et il constatait qu'en additionnant un déjeuner de huit francs avec un dîner de douze pris dans un grand café quelconque du boulevard, il arrivait tout de suite à un louis, qui, joint à une dizaine de francs d'argent de poche, de cet argent qui coule sans qu'on sache comment, formait un total de trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf cents francs à la fin du mois. Et il ne comptait pas là-dedans tous les frais d'habillement, de chaussure, de linge, de blanchissage, etc.
Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l'esprit pour obtenir quelque monnaie.
Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne déjeuna point et il passa l'après-midi au journal à travailler, rageant et préoccupé.
Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa maîtresse, qui lui disait : « Veux-tu que nous dînions ensemble ? nous ferons ensuite une escapade. Il répondit aussitôt : « Impossible dîner. » Puis il réfléchit qu'il serait bien bête de se priver des moments agréables qu'elle pourrait lui donner, et il ajouta : « Mais je t'attendrai, à neuf heures, dans notre logis. Et ayant envoyé un des garçons porter ce mot, afin d'économiser le prix du télégramme, il réfléchit à la façon dont il s'y prendrait pour se procurer le repas du soir.
À sept heures, il n'avait encore rien inventé ; et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours à un stratagème de désespéré. Il laissa partir tous ses confrères, l'un après l'autre, et, quand il fut seul, il sonna vivement. L'huissier du patron, resté pour garder les bureaux, se présenta.
Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d'une voix brusque :
« Dites donc, Foucart, j'ai oublié mon portefeuille chez moi, et il faut que j'aille dîner au Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour payer ma voiture. L'homme tira trois francs de son gilet, en demandant :
« Monsieur Duroy ne veut pas davantage ?
– Non, non, cela me suffit. Merci bien. Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy descendit en courant l'escalier, puis alla dîner dans une gargote où il échouait aux jours de misère.
À neuf heures, il attendait sa maîtresse, les pieds au feu dans le petit salon.
Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par l'air froid de la rue :
« Si tu veux, dit-elle, nous ferons d'abord un tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. Le temps est admirable pour se promener. Il répondit d'un ton grognon :
« Pourquoi sortir ? On est très bien ici. Elle reprit, sans ôter son chapeau :
« Si tu savais, il fait un clair de lune merveilleux. C'est un vrai bonheur de se promener, ce soir.
– C'est possible, mais moi je ne tiens pas à me promener. Il avait dit cela d'un air furieux. Elle en fut saisie, blessée, et demanda :
« Qu'est-ce que tu as ? pourquoi prends-tu ces manières-là ? J'ai le désir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te fâcher. Il se souleva, exaspéré.
« Cela ne me fâche pas. Cela m'embête. Voilà. Elle était de celles que la résistance irrite et que l'impolitesse exaspère.
Elle prononça, avec dédain, avec une colère froide :
« Je n'ai pas l'habitude qu'on me parle ainsi. Je m'en irai seule, alors ; adieu ! Il comprit que c'était grave, et s'élançant vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbutiant :
« Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, je suis très nerveux, ce soir, très irritable. C'est que j'ai des contrariétés, des ennuis, tu sais, des affaires de métier. Elle répondit, un peu adoucie, mais non calmée :
« Cela ne me regarde pas, moi ; et je ne veux point supporter le contrecoup de votre mauvaise humeur. Il la prit dans ses bras, l'attira vers le canapé :
« Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te blesser ; je n'ai point songé à ce que je disais. Il l'avait forcée à s'asseoir, et s'agenouillant devant elle :
« M'as-tu pardonné ? Dis-moi que tu m'as pardonné. Elle murmura, d'une voix froide : « Soit, mais ne recommence pas. » Et, s'étant relevée, elle ajouta :
« Maintenant, allons faire un tour. Il était demeuré à genoux, entourant les hanches de ses deux bras ; il balbutia :
« Je t'en prie, restons ici. Je t'en supplie. Accorde-moi cela. J'aimerais tant à te garder ce soir, pour moi tout seul, là, près du feu. Dis « oui », je t'en supplie, dis « oui ». Elle répliqua nettement, durement :
« Non, je tiens à sortir, et je ne céderai pas à tes caprices. Il insista :
« Je t'en supplie, j'ai une raison, une raison très sérieuse… »
Elle dit de nouveau :
« Non. Et si tu ne veux pas sortir avec moi, je m'en vais. Adieu. Elle s'était dégagée d'une secousse, et gagnait la porte. Il courut vers elle, l'enveloppa dans ses bras :
« Écoute, Clo, ma petite Clo, écoute, accorde-moi cela… » Elle faisait non, de la tête, sans répondre, évitant ses baisers et cherchant à sortir de son étreinte pour s'en aller.
Il bégayait :
« Clo, ma petite Clo, j'ai une raison. Elle s'arrêta en le regardant en face :
« Tu mens… laquelle ? Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit, indignée :
« Tu vois bien que tu mens… sale bête… » Et avec un geste rageur, les larmes aux yeux, elle lui échappa.
Il la prit encore une fois par les épaules, et désolé, prêt à tout avouer pour éviter cette rupture, il déclara avec un accent désespéré :
« Il y a que je n'ai pas le sou… Voilà. Elle s'arrêta net, et le regardant au fond des yeux pour y lire la vérité :
« Tu dis ? Il avait rougi jusqu'aux cheveux : « Je dis que je n'ai pas le sou. Comprends-tu ? Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi payer un verre de cassis dans le café où nous entrerons. Tu me forces à confesser des choses honteuses. Il ne m'était pourtant pas possible de sortir avec toi, et quand nous aurions été attablés devant deux consommations, de te raconter tranquillement que je ne pouvais pas les payer… »
Elle le regarda toujours en face :
« Alors… c'est bien vrai… ça ? En une seconde, il retourna toutes ses poches, celles du pantalon, celles du gilet, celles de la jaquette, et il murmura :
« Tiens… es-tu contente… maintenant ? Brusquement, ouvrant ses deux bras avec un élan passionné, elle lui sauta au cou, en bégayant :
« Oh ! mon pauvre chéri… mon pauvre chéri… si j'avais su ! Comment cela t'est-il arrivé ? Elle le fit asseoir, et s'assit elle-même sur ses genoux, puis le tenant par le cou, le baisant à tout instant, baisant sa moustache, sa bouche, ses yeux, elle le força à raconter d'où lui venait cette infortune.
Il inventa une histoire attendrissante. Il avait été obligé de venir en aide à son père qui se trouvait dans l'embarras. Il lui avait donné non seulement toutes ses économies, mais il s'était endetté gravement.
Il ajouta :
« J'en ai pour six mois au moins à crever de faim, car j'ai épuisé toutes mes ressources. Tant pis, il y a des moments de crise dans la vie. L'argent, après tout, ne vaut pas qu'on s'en préoccupe. Elle lui souffla dans l'oreille :
« Je t'en prêterai, veux-tu ? Il répondit avec dignité :
« Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne parlons plus de ça, je te prie. Tu me blesserais. Elle se tut ; puis, le serrant dans ses bras, elle murmura :
« Tu ne sauras jamais comme je t'aime. Ce fut une de leurs meilleures soirées d'amour.
Comme elle allait partir, elle reprit en souriant :
« Hein ! quand on est dans ta situation, comme c'est amusant de retrouver de l'argent oublié dans une poche, une pièce qui avait glissé dans la doublure. Il répondit avec conviction :
« Ah ! ça oui, par exemple. Elle voulut rentrer à pied sous prétexte que la lune était admirable, et elle s'extasiait en le regardant.
C'était une nuit froide et sereine du commencement de l'hiver. Les passants et les chevaux allaient vite, piqués par une claire gelée. Les talons sonnaient sur les trottoirs.
En le quittant, elle demanda :
« Veux-tu nous revoir après-demain ?
– Mais oui, certainement.
– À la même heure ?
– À la même heure.
– Adieu, mon chéri. Et ils s'embrassèrent tendrement.
Puis il revint à grands pas, se demandant ce qu'il inventerait le lendemain, afin de se tirer d'affaire. Mais comme il ouvrit la porte de sa chambre, il fouilla dans la poche de son gilet pour y trouver des allumettes, et il demeura stupéfait de rencontrer une pièce de monnaie qui roulait sous son doigt.
Dès qu'il eut de la lumière, il saisit cette pièce pour l'examiner. C'était un louis de vingt francs !
Il se pensa devenu fou.
Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle cet argent se trouvait là. Il n'avait pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.
Puis, tout à coup, il devina, et une colère indignée le saisit. Sa maîtresse avait parlé, en effet, de monnaie glissée dans la doublure et qu'on retrouvait aux heures de pauvreté. C'était elle qui lui avait fait cette aumône.
Quelle honte !
Il jura : « Ah bien ! je vais la recevoir après-demain !
Elle en passera un joli quart d'heure ! Et il se mit au lit, le cœur agité de fureur et d'humiliation.
Il s'éveilla tard. Il avait faim. Il essaya de se rendormir pour ne se lever qu'à deux heures ; puis il se dit :
« Cela ne m'avance à rien, il faut toujours que je finisse par découvrir de l'argent. » Puis il sortit, espérant qu'une idée lui viendrait dans la rue.
Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant, on désir ardent de manger lui mouillait la bouche de salive. À midi, comme il n'avait rien imaginé, il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'empêchera pas de les lui rendre demain. Il déjeuna donc dans une brasserie pour deux francs cinquante. En entrant au journal il remit encore trois francs à l'huissier. »Tenez, Foucart, voici ce que vous m'avez prêté hier soir pour ma voiture. Et il travailla jusqu'à sept heures. Puis il alla dîner et prit de nouveau trois francs sur le même argent. Les deux bocks de la soirée portèrent à neuf francs trente centimes sa dépense du jour.
Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se recréer des ressources en vingt-quatre heures, il emprunta encore six francs cinquante le lendemain sur les vingt francs qu'il devait rendre le soir même, de sorte qu'il vint au rendez-vous convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.
Il était d'une humeur de chien enragé et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à sa maîtresse : « Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changé, et que je n'ai pas eu te temps de m'occuper de la question d'argent. Mais je te les remettrai la première fois que nous nous verrons. Elle arriva, tendre, empressée, pleine de craintes. Comment allait-il la recevoir ? Et elle l'embrassa avec persistance pour éviter une explication dans les premiers moments.
Il se disait, de son côté : « II sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint. Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant les premiers mots à prononcer sur ce sujet délicat.
Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toute façon.
Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez-vous seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car Mme de Marelle avait plusieurs dîners en ville de suite.
Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester, il s'aperçut qu'elles étaient cinq, dont une en or.
Au premier moment il crut qu'on lui avait rendu, la veille, vingt francs par mégarde, puis il comprit, et il sentit une palpitation de cœur sous l'humiliation de cette aumône persévérante.
Comme il regretta de n'avoir rien dit ! S'il avait parlé avec énergie, cela ne serait point arrivé.
Pendant quatre jours il fit des démarches et des efforts aussi nombreux qu'inutiles pour se procurer cinq louis, et il mangea le second de Clotilde.
Elle trouva moyen – bien qu'il lui eût dit, d'un air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la plaisanterie des autres soirs, parce que je me fâcherais « – de glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon la première fois qu'ils se rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main, car il se trouvait sans un centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n'est en somme que de l'argent prêté. Enfin le caissier du journal, sur ses prières désespérées, consentit à lui donner cent sous par jour. C'était tout juste assez pour manger, mais pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, il finit par ne plus s'irriter outre mesure de trouver un jaunet dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre, après leurs promenades aventureuses. Puisqu'elle avait des envies qu'il ne pouvait satisfaire dans le moment, n'était-il pas naturel qu'elle les payât plutôt que de s'en priver ?
Il tenait compte d'ailleurs de tout ce qu'il recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n'ai jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m'y mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas marié, après tout. Si l'autre me voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. D'ailleurs, nous prendrons une loge. Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette occasion d'offrir à Mme de Marelle une loge au théâtre sans rien payer. C'était là une sorte de compensation.
Il laissa d'abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu'elle ne vît pas qu'on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir. Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin leur case et s'installèrent, enfermés entre l'orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la scène, uniquement préoccupée des filles qui circulaient derrière son dos ; et elle se retournait sans cesse pour les voir, avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c'était fait, ces êtres-là.
Elle dit soudain :
« Il y en a une grosse brune qui nous regarde tout le temps. J'ai cru tout à l'heure qu'elle allait nous parler. L'as-tu vue ? Il répondit : « Non. Tu dois te tromper. » Mais il l'avait aperçue depuis longtemps déjà. C'était Rachel qui rôdait autour d'eux avec une colère dans les yeux et des mots violents sur les lèvres.
Duroy l'avait frôlée tout à l'heure en traversant la foule, et elle lui avait dit : « Bonjour « tout bas avec un clignement d'œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n'avait point répondu à cette gentillesse dans la crainte d'être vu par sa maîtresse, et il avait passé froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, qu'une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d'une voix plus forte : « Bonjour, Georges. Il n'avait encore rien répondu. Alors elle s'était obstinée à être reconnue, saluée, et elle revenait sans cesse derrière la loge, attendant un moment favorable.
Dès qu'elle s'aperçut que Mme de Marelle la regardait, elle toucha du bout du doigt l'épaule de Duroy :
« Bonjour. Tu vas bien ? Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
« Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ? Il ne répondit point, affectant un air de mépris qui l'empêchait de se compromettre, même par un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d'un rire de rage et dit : « Te voilà donc muet ? Madame t'a peut-être mordu la langue ? Il fit un geste furieux, et d'une voix exaspérée :
« Qui est-ce qui vous permet de parler ? Filez ou je vous fais arrêter. Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée, elle gueula :
« Ah ! c'est comme ça ! Va donc, mufle ! Quand on couche avec une femme, on la salue au moins. C'est pas une raison parce que t'es avec une autre pour ne pas me reconnaître aujourd'hui. Si tu m'avais seulement, fait un signe quand j'ai passé contre toi, tout à l'heure, je t'aurais laissé tranquille. Mais t'as voulu faire le fier, attends, va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis seulement pas bonjour quand je te rencontre… »
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument la sortie.
Duroy s'était élancé derrière elle et s'efforçait de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante :
« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m'a volé mon amant. Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l'emmener en cherchant à l'embrasser. Mais Duroy l'ayant rattrapée, la dégagea violemment et l'entraîna dans la rue.
Elle s'élança dans un fiacre vide arrêté devant l'établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : « Où faut-il aller, bourgeois ? » il répondit. » Où vous voudrez. La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait, suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que dire. À la fin, comme il l'entendait pleurer, il bégaya. : « Écoute, Clo, ma petite Clo, laisse-moi t'expliquer ! Ce n'est pas ma faute… J'ai connu cette femme-là autrefois… dans les premiers temps… »
Elle dégagea brusquement son visage, et saisie par une rage de femme amoureuse et trahie, une rage furieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases rapides, hachées, en haletant : « Ah !… misérable… misérable… quel gueux tu fais !… Est-ce possible ?… quelle honte !… Oh ! mon Dieu !… quelle honte !… »
Puis, s'emportant de plus en plus, à mesure que les idées s'éclaircissaient en elle et que les arguments lui venaient : « C'est avec mon argent que tu la payais, n'est-ce pas ? Et je lui donnais de l'argent… pour cette fille… Oh ! le misérable !… »
Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, elle expectora, avec le mouvement qu'on fait pour cracher : « Oh !… cochon… cochon… cochon… Tu la payais avec mon argent… cochon… cochon !… »
Elle ne trouvait plus autre chose et répétait : « Cochon… cochon… »
Tout à coup, elle se pencha dehors, et, saisissant le cocher par sa manche : « Arrêtez ! » puis, ouvrant la portière, elle sauta dans la rue.
Georges voulut la suivre, mais elle cria : « Je te défends de descendre ! » d'une voix si forte que les passants se massèrent autour d'elle ; et Duroy ne bougea point par crainte d'un scandale.
Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d'un ton vibrant : « Tenez… voilà votre heure… C'est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles. Une gaieté s'éleva dans le groupe qui l'entourait. Un monsieur dit : « Bravo, la petite ! » et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : « Bonsoir, Bibi ! Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par des rires.