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DURKHEIM, Émile : Les formes élémentaires de la vie religieuse, DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion)

DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion)

Une notion qui passe généralement pour caractéristique de tout ce qui est religieux est celle de surnaturel. Par là, on entend tout ordre de choses qui dépasse la portée de notre entendement ; le surnaturel, c'est le monde du mystère, de l'inconnaissable, de l'incompréhensible. La religion serait donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science et, plus généralement, à la pensée distincte. « Les religions, dit Spencer, diamétralement opposées par leurs dogmes, s'accordent à reconnaître tacitement que le monde, avec tout ce qu'il contient et tout ce qui l'entoure, est un mystère qui veut une explication »; il les fait donc essentiellement consister dans « la croyance à l'omniprésence de quelque chose qui passe l'intelligence ». De même, Max Müller voyait dans toute religion « un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer l'inexprimable, une aspiration vers l'infini ». Il est certain que le sentiment du mystère n'est pas sans avoir joué un rôle important dans certaines religions, notamment dans le christianisme. Encore faut-il ajouter que l'importance de ce rôle a singulièrement varié aux différents moments de l'histoire chrétienne. Il est des périodes où cette notion passe au second plan et s'efface. Pour les hommes du XVIIe siècle, par exemple, le dogme n'avait rien de troublant pour la raison; la foi se conciliait sans peine avec la science et la philosophie, et les penseurs qui, comme Pascal, sentaient vivement ce qu'il y a de profondément obscur dans les choses, étaient si peu en harmonie avec leur époque qu'ils sont restés incompris de leurs contemporains. Il pourrait donc bien y avoir quelque précipitation à faire, d'une idée sujette à de telles éclipses, l'élément essentiel même de la seule religion chrétienne. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'elle n'apparaît que très tardivement dans l'histoire des religions; elle est totalement étrangère non seulement aux peuples qu'on appelle primitifs, mais encore à tous ceux qui n'ont pas atteint un certain degré de culture intellectuelle. Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des vertus extraordinaires, peupler l'univers de principes singuliers, faits des éléments les plus disparates, doués d'une sorte d'ubiquité difficilement représentable, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. Il nous semble que les hommes n'ont pu se résigner à des idées aussi troublantes pour notre raison moderne que par impuissance à en trouver qui fussent plus rationnelles. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent paraissent au primitif les Plus simples du Monde. Il n'y voit pas une sorte d'ultima ratio à laquelle l'intelligence ne se résigne qu'en désespoir de cause, mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu'il observe autour de lui. Pour lui, il n'y a rien d'étrange à ce que l'on puisse, de la voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter le cours des astres, susciter la pluie ou la suspendre, etc. Les rites qu'il emploie pour assurer la fertilité du sol ou la fécondité des espèces animales dont il se nourrit ne sont pas, à ses yeux, plus irrationnels que ne le sont, aux nôtres, les procédés techniques dont nos agronomes se servent pour le même objet. Les puissances qu'il met en jeu par ces divers moyens ne lui paraissent rien avoir de spécialement mystérieux. Ce sont des forces qui, sans doute, diffèrent de celles que le savant moderne conçoit et dont il nous apprend l'usage ; elles ont une autre manière de se comporter et ne se laissent pas discipliner par les mêmes procédés ; mais, pour celui qui y croit, elles ne sont pas plus inintelligibles que ne le sont la pesanteur ou l'électricité pour le physicien d'aujourd'hui. Nous verrons d'ailleurs, dans le cours même de cet ouvrage, que la notion de forces naturelles est très vraisemblablement dérivée de la notion de forces religieuses ; il ne saurait donc y avoir entre celles-ci et celles-là l'abîme qui sépare le rationnel de l'irrationnel. Même le fait que les forces religieuses sont pensées souvent sous la forme d'entités spirituelles, de volontés conscientes, n'est nullement une preuve de leur irrationalité. La raison ne répugne pas a priori à admettre que les corps dits inanimés soient, comme les corps humains, mus par des intelligences, bien que la science contemporaine s'accommode difficilement de cette hypothèse. Quand Leibniz proposa de concevoir le monde extérieur comme une immense société d'esprits entre lesquels il n'y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire oeuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l'entendement. D'ailleurs, l'idée de surnaturel, telle que nous l'entendons, date d'hier : elle suppose, en effet, l'idée contraire dont elle est la négation et qui n'a rien de primitif. Pour qu'on pût dire de certains faits qu'ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu'il existe un ordre naturel des choses, c'est-à-dire que les phénomènes de l'univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu'exprimer la manière dont les choses s'enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d'origine récente; même les plus grands penseurs de l'antiquité classique n'avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. C'est une conquête des sciences positives ; c'est le postulat sur lequel elles reposent et qu'elles ont démontré par leurs progrès. Or, tant qu'il faisait défaut ou n'était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n'avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Tant qu'on ne savait pas ce que l'ordre des choses a d'immuable et d'inflexible, tant qu'on y voyait l'œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d'autres pussent le modifier arbitrairement. Voilà pour quoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n'étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l'acception moderne du mot. C'étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de sur prise et d'émerveillement mirabilia, miracula) ; mais ils n'y voyaient nullement des sortes d'échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer. Nous pouvons d'autant mieux comprendre cette mentalité qu'elle n'a pas complètement disparu du milieu de nous. Si le principe du déterminisme est aujourd'hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu'il a commencé à s'introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. Il n'y a qu'un petit nombre d'esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. Il s'ensuit qu'on y croit possibles de véritables miracles. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les lin dans les autres. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s'attardent encore à cette conception surannée, ce n'est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s'ils se contentent si facilement de ces explications, s'ils s'obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l'expérience, c'est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde; c'est qu'ils n'en sentent pas l'obscurité réelle; c'est qu'ils n'ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. Le même état d'esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. C'est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre. Mais, répond Jevons, l'esprit humain n'a pas besoin d'une Culture proprement scientifique pour remarquer qu'il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d'autre part, que cet ordre est souvent troublé. Il arrive que le soleil s'éclipse brusquement, que la pluie manque à l'époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, C'est-à-dire, en somme, extra-naturelles. C'est sous cette forme que l'idée de surnaturel serait née dès le début de l'histoire, et c'est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse se serait trouvée munie de son objet propre. Mais, d'abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l'imprévu. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. Si nous constatons qu'en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n'est jamais qu'approché, qu'il n'est pas identique à lui-même d'une fois à l'autre, qu'il comporte toutes sortes d'exceptions. Pour peu que nous ayons d'expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d'attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. Une certaine contingence est une donnée de l'expérience tout comme une certaine uniformité; nous n'avons donc aucune raison de rapporter l'une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l'autre. Ainsi, pour que nous ayons l'idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d'événements inattendus; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c'est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d'un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l'ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure. De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l'expérience, il n'y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d'exprimer et d'expliquer, non ce qu'il y a d'exceptionnel et d'anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu'elles ont de constant et de régulier. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l'univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Il s'en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l'extraordinaire et de l'imprévu. - Jevons répond que cette conception des forces religieuses n'est pas primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c'est seulement ensuite qu'on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. En outre, l'hypothèse d'après laquelle les êtres sacrés auraient été d'abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d'entretenir, d'une manière positive, le cours normal de la vie. Ainsi, l'idée du mystère n'a rien d'originel. Elle n'est pas donnée à l'homme; c'est l'homme qui l'a forgée de ses propres mains en même temps que l'idée contraire. C'est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomènes religieux sans exclure de la définition la majorité des faits à définir.

DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion) DURKHEIM, Émile: Kapitel 1.1 (Und der Religion) DURKHEIM, Émile: Chapter 1.1 (And religion) DURKHEIM, Émile: Capítulo 1.1 (Sobre la religión) دورکیم، امیل: فصل 1.1 (و دین) ダルケム,エミール:第1章1(宗教について) DURKHEIM, Émile: Hoofdstuk 1.1 (Over religie) DURKHEIM, Émile: Capítulo 1.1 (Sobre a religião) DURKHEIM, Émile: Bölüm 1.1 (Din Üzerine) DURKHEIM, Émile: 第 1.1 章(和宗教) 埃米爾·塗爾幹:第 1.1 章(和宗教)

Une notion qui passe généralement pour caractéristique de tout ce qui est religieux est celle de surnaturel. Par là, on entend tout ordre de choses qui dépasse la portée de notre entendement ; le surnaturel, c'est le monde du mystère, de l'inconnaissable, de l'incompréhensible. By this is meant any order of things which goes beyond the scope of our understanding; the supernatural is the world of mystery, of the unknowable, of the incomprehensible. La religion serait donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science et, plus généralement, à la pensée distincte. « Les religions, dit Spencer, diamétralement opposées par leurs dogmes, s'accordent à reconnaître tacitement que le monde, avec tout ce qu'il contient et tout ce qui l'entoure, est un mystère qui veut une explication »; il les fait donc essentiellement consister dans « la croyance à l'omniprésence de quelque chose qui passe l'intelligence ». De même, Max Müller voyait dans toute religion « un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer l'inexprimable, une aspiration vers l'infini ». Il est certain que le sentiment du mystère n'est pas sans avoir joué un rôle important dans certaines religions, notamment dans le christianisme. Encore faut-il ajouter que l'importance de ce rôle a singulièrement varié aux différents moments de l'histoire chrétienne. Il est des périodes où cette notion passe au second plan et s'efface. Pour les hommes du XVIIe siècle, par exemple, le dogme n'avait rien de troublant pour la raison; la foi se conciliait sans peine avec la science et la philosophie, et les penseurs qui, comme Pascal, sentaient vivement ce qu'il y a de profondément obscur dans les choses, étaient si peu en harmonie avec leur époque qu'ils sont restés incompris de leurs contemporains. Il pourrait donc bien y avoir quelque précipitation à faire, d'une idée sujette à de telles éclipses, l'élément essentiel même de la seule religion chrétienne. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'elle n'apparaît que très tardivement dans l'histoire des religions; elle est totalement étrangère non seulement aux peuples qu'on appelle primitifs, mais encore à tous ceux qui n'ont pas atteint un certain degré de culture intellectuelle. Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des vertus extraordinaires, peupler l'univers de principes singuliers, faits des éléments les plus disparates, doués d'une sorte d'ubiquité difficilement représentable, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. Il nous semble que les hommes n'ont pu se résigner à des idées aussi troublantes pour notre raison moderne que par impuissance à en trouver qui fussent plus rationnelles. It seems to us that men have been able to resign themselves to ideas so troubling for our modern reason only through their inability to find more rational ones. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent paraissent au primitif les Plus simples du Monde. Il n'y voit pas une sorte d'ultima ratio à laquelle l'intelligence ne se résigne qu'en désespoir de cause, mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu'il observe autour de lui. He does not see in it a sort of ultima ratio to which intelligence resigns itself only in desperation, but the most immediate way of representing himself and of understanding what he observes around him. Pour lui, il n'y a rien d'étrange à ce que l'on puisse, de la voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter le cours des astres, susciter la pluie ou la suspendre, etc. Les rites qu'il emploie pour assurer la fertilité du sol ou la fécondité des espèces animales dont il se nourrit ne sont pas, à ses yeux, plus irrationnels que ne le sont, aux nôtres, les procédés techniques dont nos agronomes se servent pour le même objet. Les puissances qu'il met en jeu par ces divers moyens ne lui paraissent rien avoir de spécialement mystérieux. Ce sont des forces qui, sans doute, diffèrent de celles que le savant moderne conçoit et dont il nous apprend l'usage ; elles ont une autre manière de se comporter et ne se laissent pas discipliner par les mêmes procédés ; mais, pour celui qui y croit, elles ne sont pas plus inintelligibles que ne le sont la pesanteur ou l'électricité pour le physicien d'aujourd'hui. Nous verrons d'ailleurs, dans le cours même de cet ouvrage, que la notion de forces naturelles est très vraisemblablement dérivée de la notion de forces religieuses ; il ne saurait donc y avoir entre celles-ci et celles-là l'abîme qui sépare le rationnel de l'irrationnel. Même le fait que les forces religieuses sont pensées souvent sous la forme d'entités spirituelles, de volontés conscientes, n'est nullement une preuve de leur irrationalité. Even the fact that religious forces are often thought of in the form of spiritual entities, of conscious wills, is by no means proof of their irrationality. La raison ne répugne pas a priori à admettre que les corps dits inanimés soient, comme les corps humains, mus par des intelligences, bien que la science contemporaine s'accommode difficilement de cette hypothèse. Quand Leibniz proposa de concevoir le monde extérieur comme une immense société d'esprits entre lesquels il n'y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire oeuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l'entendement. When Leibniz proposed to conceive of the external world as an immense society of spirits between which there were and could only be spiritual relations, he intended to do the work of a rationalist and he saw in this universal animism nothing that could offend. understanding. D'ailleurs, l'idée de surnaturel, telle que nous l'entendons, date d'hier : elle suppose, en effet, l'idée contraire dont elle est la négation et qui n'a rien de primitif. Pour qu'on pût dire de certains faits qu'ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu'il existe un ordre naturel des choses, c'est-à-dire que les phénomènes de l'univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu'exprimer la manière dont les choses s'enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d'origine récente; même les plus grands penseurs de l'antiquité classique n'avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. C'est une conquête des sciences positives ; c'est le postulat sur lequel elles reposent et qu'elles ont démontré par leurs progrès. Or, tant qu'il faisait défaut ou n'était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n'avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Tant qu'on ne savait pas ce que l'ordre des choses a d'immuable et d'inflexible, tant qu'on y voyait l'œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d'autres pussent le modifier arbitrairement. As long as we did not know what is immutable and inflexible in the order of things, as long as we saw in it the work of contingent wills, we must have found it natural that these wills or others could modify it. arbitrarily. Voilà pour quoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n'étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l'acception moderne du mot. C'étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de sur prise et d'émerveillement mirabilia, miracula) ; mais ils n'y voyaient nullement des sortes d'échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer. Nous pouvons d'autant mieux comprendre cette mentalité qu'elle n'a pas complètement disparu du milieu de nous. Si le principe du déterminisme est aujourd'hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu'il a commencé à s'introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. Il n'y a qu'un petit nombre d'esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. Il s'ensuit qu'on y croit possibles de véritables miracles. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les lin dans les autres. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s'attardent encore à cette conception surannée, ce n'est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s'ils se contentent si facilement de ces explications, s'ils s'obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l'expérience, c'est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde; c'est qu'ils n'en sentent pas l'obscurité réelle; c'est qu'ils n'ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. Le même état d'esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. C'est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre. Mais, répond Jevons, l'esprit humain n'a pas besoin d'une Culture proprement scientifique pour remarquer qu'il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d'autre part, que cet ordre est souvent troublé. Il arrive que le soleil s'éclipse brusquement, que la pluie manque à l'époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, C'est-à-dire, en somme, extra-naturelles. C'est sous cette forme que l'idée de surnaturel serait née dès le début de l'histoire, et c'est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse se serait trouvée munie de son objet propre. Mais, d'abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l'imprévu. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. Si nous constatons qu'en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n'est jamais qu'approché, qu'il n'est pas identique à lui-même d'une fois à l'autre, qu'il comporte toutes sortes d'exceptions. Pour peu que nous ayons d'expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d'attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. Une certaine contingence est une donnée de l'expérience tout comme une certaine uniformité; nous n'avons donc aucune raison de rapporter l'une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l'autre. Ainsi, pour que nous ayons l'idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d'événements inattendus; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c'est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d'un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l'ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure. De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l'expérience, il n'y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d'exprimer et d'expliquer, non ce qu'il y a d'exceptionnel et d'anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu'elles ont de constant et de régulier. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l'univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Il s'en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l'extraordinaire et de l'imprévu. - Jevons répond que cette conception des forces religieuses n'est pas primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c'est seulement ensuite qu'on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. En outre, l'hypothèse d'après laquelle les êtres sacrés auraient été d'abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d'entretenir, d'une manière positive, le cours normal de la vie. Ainsi, l'idée du mystère n'a rien d'originel. Elle n'est pas donnée à l'homme; c'est l'homme qui l'a forgée de ses propres mains en même temps que l'idée contraire. C'est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomènes religieux sans exclure de la définition la majorité des faits à définir.